« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

 

Cet article reprend des extraits du livre « Tch’an, Zen, racines et floraisons » aux éditions Hermes et de « Acte et instant. Le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde » par Lilian Silburn. 

 

 

Que ce soit avant, que ce soit après l'Eveil, il n'est de réel que dans l'instant.

L’acte qui enchaîne est celui qui est lui-même pris dans la chaîne de production conditionnée ; alimenté par tout le passé conscient et subconscient : fruit de ce qui précède, il devient semence de ce qui suivra.

 

De façon plus immédiate, l’emprise de l’action sur le passé et sur l’avenir peut être vue clairement à tout moment de l’activité quotidienne. Accompli sous l’effet d’un désir, d’une intention, d’un projet issus du passé et tendus vers l’avenir, l’acte soude le « moment actuel, seul réel » à l’avant et à l’après, créant ainsi pour chacun la durée et renforçant le sentiment du moi. Tension, agitation, joie effervescente et anxiété s’ensuivent. Ainsi le flux impur du devenir s’écoule et se renouvelle. C’est donc l’homme par son acte qui forge sa dépendance.

 


« Quant à l’homme qui ne forge pas cette dépendance, il prend conscience  que les expériences (dhamma) qui se succèdent en lui sont purement contiguës et qu’elles ne se conditionnent plus. Il est donc délivré de toute construction temporelle » 
(Acte et instant. Le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde » par Lilian Silburn)

 

Un passage du Samyuttanikaya marque bien le contraste entre l’acte de l’ignorant et celui du sage :

 

« Si un ignorant a l’intention de faire un acte de mérite ou de démérite, sa conscience tend vers le mérite. Le sage, au contraire, n’achève pas l’acte ; il n’approprie rien. Ne s’appropriant pas, il ne se tourmente pas ; ne se tourmentant pas il est de par lui-même, en lui-même, tout à fait apaisé. S’il ressent une sensation agréable il sait qu’elle est passagère, il ne s’y attache pas… et il l’éprouve avec détachement ».

 

Comment peut-on passer de l’un à l’autre de ces actes, de l’enchaînement à la délivrance ? On le peut dans l’instant. On peut à tout moment interrompre la durée et accomplir l’acte libérateur. En effet, l’acte qui nous lie « doit provenir d’une pensée intentionnelle, être volontairement assumé et accompli sciemment […]

 

« Mais ainsi que le Bouddha le révèle, l’acte n’enchaîne pas l’acte. A chaque instant l’agencement peut être désarticulé, la durée brisée par celui qui prenant conscience de l’instant naissant examine le dhamma sans se ployer vers ce qui précède ou ce qui suit. Affranchi de vouloir vivre, en pleine quiétude, il se tient à chaque instant à l’origine de lui-même, la pensée souple, vigilante, dressée hors du temps ». «  Ne laisse pas passer l’instant » conseille le Bienheureux, « car ceux qui l’ont laissé fuir se désolent »
(Acte et instant. Le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde » par Lilian Silburn)

 

"L'instant tel qu'il est vécu par le saint est l'immédiat, l'actuel, en lui réside tout efficace : c'est en effet dans l'instant qu'on élabore une durée, en lui encore qu'on se perfectionne. C'est enfin au cours d'un instant que jaillit l'illumination salvatrice." Chacun "élabore sa durée dans l'instant" en ce sens qu'il choisit d'en faire un pont, un anneau de la chaîne entre le passé et l'avenir ou bien d'en faire une succession de libre instants.

 

"Il est naturel" poursuit L. Silburn "que ceux qui eurent la révélation de l'instant libérateur professent une théorie de l'universelle instantanéité et qu'ils conseillent à leurs disciples de se concentrer avec vigilance sur l'instant présent et de renoncer à toute attache à l'égard du passé et de l'avenir".

 

L'instant de l'Eveil, "l'instant par excellence" totalement sans passé, sans lien, sans cause est aussi sans postérité puisqu'il échappe au temps.

 

Mais il faut bien voir qu'à partir de ce moment là, le délivré vit dans l'instant à tout instant. "Il demeure ferme dans l'éternel présent. Il est toujours en acte, instant réel et acte s'unissant en une parfaite quiétude". En vertu de sa paix, de sa parfaite détente et de son détachement, il peut "à chaque instant se situer dans l'initiative de l'acte sans l'achever ni se l'approprier. Il n'est plus que fulguration d'actes momentanés jaillissant de l'intériorité, leur source cachée".

 

Il n'y a pas plus de passivité dans sa paix souveraine qu'il n'y avait de quiétisme dans le Dhyana du Buddha. Au contraire, "l'acte pur de conscience qui s'identifie à son objet est l'efficience même du fait qu'il est libéré de tout état."

 

"Plutôt que de vivre cent ans d'une vie indolente à l'énergie déficiente,

mieux vaut ne vivre qu'un seul jour d'une énergie en son intensité jaillissante"

(arabhata).

 

Voici donc le paradoxe : la parfaite efficience s'élève de la parfaite absence d'attachement, de regrets, de désir, d'intention, de vouloir propre. Cette "absence" est bien mis en valeur par le wou des expressions chinoises déjà rencontrées dans l'introduction et si souvent utilisées par les maîtres Tch'an, parfois avec une telle dextérité que tout concept est soudain banni de l'esprit du disciple et que celui-ci accède dans l'instant à wou nien.

 

Que ce soit avant, que ce soit après l'Eveil, il n'est de réel que dans l'instant. Pour le délivré, l'efficience surgit dans l'instant et pour celui qui cherche l'Eveil, tout vrai progrès consiste en un saut qui rompt avec les antécédents. Voilà pourquoi les maîtres guident les disciples de façon qu'ils découvrent cet "instant", cette réalisation dans l'instant et c'est tout le secret du "subitisme".

 

Certes, il y a progrès et il peut y avoir progrès pendant longtemps mais ce progrès n'est pas une graduation n'est pas une accumulation graduelle. Il n'y a RIEN à accumuler. Est-il alors une élimination graduelle ? Il est assurément une élimination mais on peut pas la dire linéaire puisqu'elle procède par sauts qui en quelque sorte font changer de plan de conscience. Y-a-t-il même à strictement parler, progrès ? En tout cas, demeurer dans les pratiques graduelles, c'est s'interdire l'instant, c'est une erreur fatale.

 

Le Buddha enseigne détente, pureté, absorption, vigilance, patience, il définit une culture de l'intériorité. Il trace un chemin où l'on avance, où l'on progresse, et l'on peut tirer de là de minuscules applications, ce que n'ont pas manqué de faire maints adeptes. Mais, si on sait voir au cœur de l'Enseignement cet appel pressant et répété au lâcher prise total, ici, dans l'instant, alors non seulement on trouve un parallèle avec le Tch'an mais on découvre le détail des processus en jeu et des explications de fond que le Tch'an s'est toujours refusé à donner soit qu'elles ne répondent pas aux besoins de l'esprit chinois, soit qu'il ait espéré réussir plus vite en rompant les attaches sans fournir des raisons auxquelles le disciple risque de s'agripper.

 

Mais pour être fidèle au bouddhisme il faut effacer les "signes" prêtés au Buddha et rendre le Dharma au silence. 

 

"Celui qui atteint l'apaisement, nulle mesure ne peut le mesurer.

Pour parler de lui il n'y a point de parole.

Ce que la pensée pourrait en savoir s'évanouit.

Ainsi tout chemin est interdit au langage."