Prendre appui sur les mots,
30 coups de bâton.
Prendre appui sur la méditation,
30 coups de bâton.
Prendre appui sur le vide,
10 000 coups de bâton.
25/02/2023
1
"Si je monte sur cette chaire aujourd'hui, c'est que je ne puis faire autrement - c'est par respect humain. Pour prôner notre Grande Affaire, si je m'en tenais à la tradition de notre lignée de patriarches et de disciples, je n'ouvrirais simplement pas la bouche, et vous n'auriez où mettre le pied."
2
Comme le maître s’était rendu un jour au gouvernement du Fleuve, le gouverneur Wang, conseiller ordinaire, l’invita à monter en chaire. Alors Ma-yu sortit de l’assemblée et posa la question suivante : « Du Grand Compatissant aux mille mains et aux mille yeux, lequel des yeux est le vrai ? » Le maître dit : « Du Grand Compatissant aux mille mains et aux mille yeux, lequel des yeux est le vrai ? Dis vite, dis vite ! » Ma-yu tira le maître à bas de la chaire et y prit place lui-même. Le maître s’avança et lui dit : « Bonjour ! Comment ça va ? » Ma-yu hésita. Le maître le tira à son tour à bas de la chaire sur laquelle il reprit place. Alors Ma-yu sortit de la salle ; et le maître descendit de la chaire.
3
Montant en salle, il dit : « Sur votre conglomérat de chair rouge, il y a un homme vrai sans situation, qui sans cesse sort et entre par les portes de votre visage. Voyons un peu, ceux qui n’ont pas encore témoigné ! » Alors un moine sortit de l’assemblée et demanda comment était l’homme vrai sans situation. Le maître descendit de sa banquette de Dhyâna et, empoignant le moine qu’il tint immobile, lui dit : « Dis-le toi-même ! Dis ! » Le moine hésita. Le maître le lâcha et dit : « L’homme vrai sans situation, c’est je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran. » Et il retourna à sa cellule.
Notes du traducteur :
Le terme d’« homme vrai » dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il ait été employé pour désigner le Buddha ou l’Arhat (le saint délivré) dans les premières traductions chinoises de textes bouddhiques. Le mot « situation » (wei) s’applique dans le langage administratif à la situation d’un fonctionnaire dans la hiérarchie officielle. Comme cette hiérarchie comprenait toute l’élite sociale, la seule qui comptât vraiment dans la Chine ancienne, un homme « sans situation » était un homme hors cadre, privé de statut, une entité indéterminée.
Je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran : toute définition de l’« homme vrai » ne peut être qu’impropre (au sens propre), vile, ordurière, puisqu’il est par définition ce qui échappe à toute définition. En Inde, où il n’y avait pas de papier, on s’essuyait avec des bouts de bois, ainsi que le prescrivent les codes disciplinaires, et les moines chinois avaient adopté cet usage. Le Buddha lui-même est parfois défini dans le Tch’an comme un « bâtonnet à se sécher le bran » (p. ex. par Wen-yen de Yun-men, mort en 949), ce qui est logique puisque le Buddha est l’indéfinissable par excellence, tout comme l’« homme vrai » qui n’est autre que le Buddha en tout homme.
10
Lors d’une consultation du soir, le maître donna l’instruction collective suivante :
a. « Parfois supprimer l’homme sans supprimer l’objet.
b. Parfois supprimer l’objet sans supprimer l’homme.
c. Parfois supprimer à la fois l’homme et l’objet.
d. Parfois ne supprimer ni l’homme ni l’objet. »
Il y eut alors un moine qui demanda : « Qu’est-ce que supprimer l’homme sans supprimer l’objet ? »
Le maître dit : a. « La chaleur du soleil fait naître sur le sol un tapis de brocart ; Les cheveux pendants de l’enfant sont blancs comme fils de soie. »
Le moine : « Qu’est-ce que supprimer l’objet sans supprimer l’homme ? »
Le maître : b. « Les ordres du roi sont en vigueur dans l’univers entier ; Pour le général aux frontières, point de fumée ni de poussière. »
Le moine : « Qu’est-ce que supprimer à la fois l’homme et l’objet ? »
Le maître : c. « Les préfectures de Ping et de Fen sont coupées de toutes nouvelles ; Elles restent à part, isolées dans leur coin. »
Le moine : « Qu’est-ce que ne supprimer ni l’homme ni l’objet ? »
Le maître : d. « Le roi monte sur son palais fait de matières précieuses ; Dans la campagne les vieillards se livrent aux chansons. »
Notes du traducteur :
Le paragraphe 10 forme ce qu’on appelle « les quatre alternatives de Lin-tsi » (sseu leao-kien). Celles-ci sont présentées dans le cadre de la formule de la logique indienne dite du tétra-lemme (catuskotikâ : être – ne pas être – à la fois être et ne pas être – ni être ni ne pas être), appliquée ici, si je comprends bien, à quatre alternatives méthodologiques concernant la théorie de la connaissance (rapports du sujet et de l’objet), dont Lin-tsi entendait tenir compte dans sa méthode d’enseignement, dans sa propédeutique, selon les dispositions de ses consultants ; la méthodologie didactique est une préoccupation constante de Lin-tsi. Chacune des alternatives est illustrée par des distiques heptasyllabiques (non rimés, à la manière des vers traduits du sanscrit) qui recourent à la thématique naturiste de la poésie chinoise classique.
a. L’homme est le sujet ; l’objet est désigné par king, le « domaine », le « territoire », équivalent exact du sanscrit visaya (la sphère d’action de la connaissance sensible). Dans la propédeutique du Tch’an, ce mot king sert aussi à désigner les « domaines » de la discussion, les thèmes, les sujets sur lesquels elle porte. L’homme est la personne qui figure dans les séances de consultation, soit l’« hôte » soit le « visiteur », le consulté ou le consultant. Supprimer l’homme sans supprimer l’objet, c’est supprimer le sujet connaissant sans supprimer l’objet, c’est-à-dire le monde extérieur, l’univers connaissable ; c’est la position réaliste, si l’on prend ce terme au sens de l’existence du monde extérieur à l’exclusion du sujet. On se perd alors dans la nature, évoquée ici par l’image du tapis de fleurs, bigarré comme un brocart, que le soleil fait naître sur le sol au printemps. Le sujet perd la conscience de son moi ; celui-ci devient irréel comme le serait un petit enfant dont les cheveux pendants (en Chine on laissait pendre les cheveux dans le dos des enfants jusqu’à leur entrée à l’école) seraient blancs, contradictio in terminis : « les dents ne s’emboîtent pas », comme dit le commentateur Kôun – « ça ne colle pas », il y a antinomie.
b. Supprimer l’objet sans supprimer l’homme : c’est la position idéaliste, celle d’une des grandes écoles du bouddhisme indien, l’école du Vijñaptimâtra ou « rien qu’information ». Le sujet seul existe, tout n’est que pensée. La suppression du monde extérieur dans les états de recueillement introverti procure une paix pareille à celle d’un monde où les ordres du souverain seraient si parfaitement observés, jusqu’au-delà des frontières du royaume, que les généraux veillant aux frontières ne verraient plus apparaître ni la fumée des signaux de transmission militaire au moyen de torches nocturnes, ni la poussière qui, de jour, annoncerait des armées en marche avec leur cavalerie. C’est là une image qui pouvait se présenter naturellement à l’esprit de Lin-tsi dans sa région de la Chine du Nord-Est, aux portes des barbares, où le pouvoir était détenu par des généraux, eux-mêmes pour la plupart d’origine barbare. Il imagine un empire si bien unifié qu’il l’assimile à l’unification de l’esprit par suppression de la diversité phénoménale et de tous les conflits qu’elle entraîne.
c. Supprimer à la fois l’homme et l’objet : c’est l’anéantissement de toute perception, de toute pensée dans les états de recueillement profond où s’abolissent aussi bien la connaissance du monde extérieur que la conscience interne de la personne : il n’y a plus conscience, ni même inconscience (naivasamjñâsamjñâ) ; c’est « la cime de l’existence » (bhavâgra), « le fin bout de l’être » (bhûta-kop). Dans cet état de recueillement suprême, le plus haut auquel on puisse atteindre dans la série des échelons du Dhyâna, tel l’homme qui se trouve au sommet d’un pic, on est isolé de tout comme les préfectures lointaines de Ping et de Fen, au centre de la province actuelle du Chan-si, non loin de la résidence de Lin-tsi, préfectures qui devaient être alors coupées de toute communication avec le centre de l’empire, du fait de rébellions ou d’autres événements militaires.
d. Ne supprimer ni l’homme ni l’objet : c’est les concilier ou les transcender ; c’est le retour à la réalité, sa réinstauration après la « critique » de la connaissance ; c’est un réalisme non plus naïf, mais sublimé : démarche bien connue dans toutes les mystiques et que Toynbee définit pas l’expression withdrawal and return. Ce « retour » est implicite dans tout le système indien du Mâdhyamika ; mais les Chinois, avec leur sens du terre à terre, lui ont accordé une importance particulière dans leur interprétation du bouddhisme, et il joue un rôle essentiel dans la pensée de Lin-tsi, qui ne cesse de protester contre l’attachement aux idéaux abstraits et contre les théories gratuites. On trouve déjà la même tendance chez son maître, Hi-yun de Houang-po, qui disait par exemple (Taishô, n° 2012 A, p 381 a) :
« Le profane s’attache aux objets ; le religieux s’attache à l’esprit. Oublier à la fois les objets et l’esprit, voilà la vraie Loi. Il est encore facile d’oublier les objets, mais très difficile d’oublier l’esprit : l’homme n’ose pas oublier l’esprit, il craint de tomber dans un vide où il n’aurait plus rien à quoi s’accrocher. C’est qu’il ne sait pas que le vide, fondamentalement, n’est pas vide – il n’en est ainsi que dans la Loi… »
11
a. Et le maître dit : « Ce qu’il faut actuellement à ceux qui apprennent la Loi du Buddha, c’est avoir la vue juste. Ayant la vue juste, les naissances et les morts ne les affecteront pas ; ils seront libres de leurs mouvements, de s’en aller ou de rester ; et toute supériorité transcendante leur viendra d’elle-même sans qu’ils aient besoin de la rechercher. Adeptes de la Voie, tous nos anciens ont eu leurs routes pour faire sortir les hommes. Quant à moi, ce que je leur montre, c’est à ne se laisser abuser par personne. Si vous avez usage (de ce conseil), faites-en usage ; mais plus de retard, plus de doute ! [...] Aujourd’hui, au milieu de tant d’activités de toutes sortes, qu’est-ce qui vous manque ? Jamais ne s’arrête le rayonnement spirituel émanant de vos six sens ! Quiconque sait voir les choses de cette manière, sera pour toute son existence un homme sans affaires. »
Notes du traducteur :
Dans le bouddhisme classique, la « vue juste » (ou « correcte », ou « droite » : samyag-drsti) est le premier des huit éléments constitutifs de l’éveil (bodhy-anga) et une des catégories cardinales de la dogmatique canonique. Lin-tsi l’adopte, mais en en donnant, selon son habitude, une définition à sa façon (§ 14 a). La « vue juste » revient souvent chez lui, comme dans d’autres textes Tch’an. Le « Traité de la nature de l’éveil », attribué (comme tant d’autres) à Bodhidharma (Wou-sing louen, Taishô, n° 2009, p 371 b), en offre une interprétation proprement Tch’an :
« C’est la vue sans vue, qu’on appelle la vue juste ; c’est la compréhension sans compréhension, qu’on appelle la vraie compréhension. »
L’homme vrai est à la fois le Buddha lui-même et un « patriarche vivant » (ci-dessus, § 11 a ; et § 17 a) ; les deux notions se confondent en lui.
Le rayonnement spirituel de vos six sens : lieou-tao chen-kouang. Le fonctionnement de l’esprit, qui s’opère par la voie (tao) des six organes des sens, est assimilé à un rayonnement
Sans affaires : wou-che, un des termes clés du vocabulaire de Lin-tsi. Il se rattache directement au wou-wei de la philosophie taoïste (« rien-faire », non-agir, « no ado »).
b. « Vénérables, il n’y a point de paix dans le Triple Monde ; il est comme une maison en feu. Ce n’est point un lieu où vous restiez longtemps. Le démon tueur de l’impermanence frappe en un seul instant, sans choisir entre gens de haute et de basse condition, ni entre vieux et jeunes. Voulez-vous ne pas différer du Buddha-patriarche ? Gardez-vous seulement de chercher au-dehors de vous-mêmes. Le rayonnement pur émanant de votre esprit à chacune de vos pensées, c’est là le Buddha en son Corps de Loi qui est en votre propre maison ; le rayonnement sans différenciation subjective qui émane de votre esprit à chacune de vos pensées, c’est là le Buddha en son Corps de Rétribution qui est en votre propre maison ; le rayonnement sans différenciation objective qui émane de votre esprit à chacune de vos pensées, c’est là le Buddha en son Corps de Métamorphose qui est en votre propre maison. Ces Trois Corps ne sont autres que vous-mêmes qui êtes là, devant mes yeux, à écouter la Loi. Mais c’est seulement en ne courant pas chercher à l’extérieur, que vous aurez un tel pouvoir. On se fonde sur les Textes et sur les auteurs de Traités, pour faire de ces Trois Corps des normes suprêmes. À mon point de vue, il n’en est point ainsi. Ces “Trois Corps”, ce ne sont que des noms, des mots ; ce ne sont aussi que des points d’appui dépendants. Les anciens l’ont dit : “Les Corps de Buddha ne diffèrent qu’en dépendance du sens qu’on leur attache ; les Terres de Buddha n’existent que du point de vue de la substance. ” Il est clair que les Corps et les Terres, qui sont en réalité essence des choses, n’existent comme tels qu’en tant que reflets. »
c. « Vénérables, sachez reconnaître l’homme en vous qui joue avec des reflets : c’est lui qui est “la source originelle de tous les Buddha” ; c’est lui, adeptes, en qui vous trouvez refuge où que vous soyez. Ce n’est point votre corps matériel fait des quatre grands éléments, qui sait énoncer la Loi ni l’écouter ; ce n’est ni votre rate ni votre estomac, ni votre foie ni votre vésicule biliaire ; les cavités de votre corps non plus ne savent ni énoncer ni écouter la Loi. Qu’est-ce donc qui sait énoncer la Loi et l’écouter ? C’est vous qui êtes là devant mes yeux, bien distincts un à un, lumières solitaires ne comportant aucune fragmentation physique : voilà ce qui sait énoncer la Loi et l’écouter. Quiconque sait voir les choses ainsi, s’identifie au Buddha-patriarche. Mais il faut que ce soit à chacune de vos pensées, sans discontinuité, et que tout ce qui touche vos yeux soit tel ! “C’est seulement parce que naissent les passions, que le savoir se trouve intercepté ; c’est du fait des modifications de la conscience, que l’essence se différencie. ” » Telle est la cause de la transmigration dans le Triple Monde, au cours de laquelle on subit toutes sortes de douleurs. Mais, à mon point de vue, (si l’on sait réaliser l’homme vrai) il n’est plus rien qui ne soit très profond, rien qui ne soit délivrance.
d. « Adeptes, les choses de l’esprit sont sans figure sensible ; elles compénètrent tout dans les dix directions. C’est l’esprit qu’on appelle la “vue” dans l’œil, l’“ouïe” dans l’oreille, l’“olfaction” dans le nez, la “discussion” dans la bouche, la “préhension” dans les mains, la “course” dans les pieds. “Ce n’est foncièrement qu’un seul rayonnement subtil, qui se répartit en six contacts. ” Pour peu qu’on n’ait aucune pensée, on sera délivré où qu’on soit. Quelle est donc mon idée en vous parlant ainsi ? C’est seulement, adeptes, que je vous vois avoir toutes ces pensées qui vous font courir en cherchant, sans que vous puissiez les arrêter, tombant ainsi dans les vains pièges que vous tendent les anciens. Adoptez mon point de vue, adeptes : tranchez la tête du Buddha de rétribution et celle du Buddha de métamorphose. Les Bodhisattva qui ont pleinement satisfait aux dix étapes de leur carrière, sont comme des salariés. Ceux qui ont atteint l’éveil d’identité ou l’éveil merveilleux, sont des gaillards mis à la cangue et chargés de chaînes. Les saints Arhat et les Buddha-pour-soi, sont comme ordures des latrines ; l’éveil et le Nir-vâna, comme pieux à attacher les ânes. C’est seulement, adeptes, parce que vous n’êtes pas parvenus à concevoir la vacuité de toutes les pratiques prescrites aux Bodhisattva pour trois périodes cosmiques incalculables, qu’il y a en vous cet obstacle qui vous obstrue. Jamais rien de pareil chez un véritable religieux, lequel ne sait que “liquider ses actes anciens au fur et à mesure des conditions”. Il s’habille au hasard ; lorsqu’il veut marcher, il marche ; lorsqu’il veut s’asseoir, il s’assied. Il ne lui vient pas la moindre pensée d’aspirer au fruit de Buddha ou de le rechercher. Et pourquoi ? Un ancien l’a dit : “Pour qui veut rechercher le Buddha en faisant des actes, le Buddha sera grand pronostic de naissances et de morts. ” »
Note du traducteur :
Le « rayonnement subtil » est celui de l’esprit « un » (qui s’identifie au « sans-esprit » ou au « sans-pensée » du Tch’an).
« Salarié » est devenu dans le Tch’an une injure courante, qui se retrouve souvent dans les textes de la fin des T’ang.
Pieux à attacher les ânes : image – courante dans le Tch’an – de l’esclavage causé par l’attachement à des idéaux extérieurs.
e. « Vénérables, le temps est précieux, mais vous ne pensez qu’à vous agiter comme les vagues de la mer, recourant à d’autres pour apprendre le Dhyâna, pour apprendre la Voie, ne voulant connaître que des noms et des phrases, cherchant le Buddha, cherchant les patriarches, cherchant des amis de bien, et vous livrant à des spéculations. Ne vous y trompez pas, adeptes ! Vous avez un père et une mère, c’est tout. Que cherchez-vous de plus ? Essayez donc de retourner votre vision vers vous-mêmes ! Un ancien l’a dit : “Yajñadatta croyait avoir perdu sa tête ; S’il eût cherché le repos de l’esprit, il aurait été sans affaires. ” Tout ce qu’il vous faut, vénérables, c’est vous comporter le plus ordinairement du monde. Pas tant de manières ! Il y a certains coquins chauves, ignorants du bien et du mal, qui prétendent voir des esprits, voir des démons, qui font des signes du doigt à l’est ou des traits à l’ouest, qui aiment à parler du beau temps et de la pluie. Pour toute cette engeance viendra le jour de rendre compte, et ils avaleront des boules de fer brûlant devant le vieux Yama ! Des fils et des filles de bonnes familles se voient envoûter par cette bande de renards sauvages et de larves malignes. Pour ces gnomes aveugles viendra le jour où l’argent de leur grain leur sera réclamé ! »
23/02/2023
1
"Tous les Bouddhas et tous les êtres vivants ne sont autres que l'esprit un : il n'est pas d'autre méthode spirituelle. Depuis des temps sans commencement, cet esprit, jamais venu à l'existence, n'a jamais cessé d'exister; ni bleu ni jaune, sans forme ni aspect, il ne relève ni de l'être ni du non-être, ni de l'ancien, ni du nouveau; il n'est ni long ni court, ni grand ni petit, au-delà de toute possibilité d'être perçu ou considéré comme un objet : Le voici, réalité en soi. Mais à la première considération, on divague ... Illimité et insondable, on dirait l'espace vide.
Ainsi, cet esprit un est le Bouddha, et entre le Bouddha et les êtres vivants il n'est pas de différence. Cependant, les êtres vivants cherchent toujours ailleurs en s'attachant à des caractères particuliers, et en cherchant, il en viennent à tout perdre, car en envoyant leur idée du Bouddha à la recherche du Bouddha et leur esprit à la recherche de l'esprit, même à corps perdus pendant des kalpas, ils ne peuvent aboutir à rien. Ils ignorent que le Bouddha apparaît spontanément à celui qui arrête de l'évoquer en se dégageant du processus de la pensée. [...]
Cet esprit clair et pur ressemble à l'espace vide, car en aucun point il n'a de forme particulière. Susciter un état d'esprit particulier par le biais des pensées, c'est dévier de la substance des choses et s'attacher à des caractères particuliers. Or, il n'y a jamais eu, depuis des temps sans commencement, de "Bouddha attaché aux particularités". [...]
Le Bouddha et les êtres vivants sont indistincts en l'esprit un qui, comme l'espace vide, n'est jamais confus et ne se dégrade pas. [...]
Il y en a qui considèrent le Bouddha en lui prêtant les signes particuliers d'être pur, lumineux et libre et les être vivants en leur prêtant les signes particuliers d'êtres impurs, obscurs et enchaînés au samsara. Toutefois, ceux qui s'expliquent les choses de la sorte n'atteindront jamais l'Eveil même après d'innombrables kalpas, parce qu'ils s'attachent à des caractères particuliers.
Dans cet esprit un, donc, il ne reste plus la moindre réalité à trouver, car l'esprit est le Bouddha. De nos jours, les adeptes qui ne se sont pas éveillés à cet esprit en sa substance ne font que produire pensée sur pensée, chercher le Bouddha à l'extérieur et pratiquer en s'attachant à des caractères particuliers. C'est là une mauvaise méthode et non la Voie de l'Eveil.
2
Il vaut mieux honorer un seul adepte du non-esprit que les Bouddhas de tous les espaces. Pourquoi ? Parce que le non-esprit est l'absence de tout état d'esprit particulier. [...] On n'y trouve ni sujet ni objet, ni lieu ni orientation, ni aspect ni forme, ni gain ni perte. Ceux qui se hâtent n'osent pas s'engager dans cette méthode. Ils ont peur de tomber dans le vide sans plus avoir à quoi se raccrocher. Alors, ayant scruté l'abîme, ils reculent et, tous sur le même modèle, ils partent en quête de connaissances et d'opinions. C'est pourquoi, ceux qui recherchent les connaissances et les opinions sont (nombreux) comme des plumes, mais ceux qui s'éveillent à la Voie, (rares) comme une corne. [...]
Au delà de tous les aspects particuliers, les êtres vivants et les Bouddhas n'y sont plus distincts et il suffit de connaître ce non-esprit pour atteindre l'ultime. Sans accéder directement au non-esprit, les adeptes pourraient s'exercer pendant des kalpas qu'ils n'arriveraient jamais au terme de la Voie. Enchaînés aux bonnes actions propres au trois véhicules, ils ne peuvent pas se libérer. Cependant, pour attester cet esprit, il faut plus ou moins de temps. Il y en a qui parviennent au non-esprit en écoutant l'enseignement rien qu'un instant. Il y en a d'autres qui y parviennent au terme des dix aspects de la foi, des dix activités, des dix stations et des dix décades. Il y en a encore qui y parviennent en atteignant la dixième terre. Restez aussi longtemps que vous le pouvez dans le non-esprit. Vous n'aurez alors plus rien à cultiver, plus rien à attester.
En réalité, il n'y a rien à trouver, mais la réalité n'est pas le néant. Celui qui y parvient en un instant et celui qui y parvient à la dixième terre ont exactement le même mérite, sans que l'un soit superficiel et l'autre profond; car sans être parvenu au non-esprit, on ne fait que peiner en pure perte pendant des kalpas.
Faire le bien et faire le mal, c'est s'attacher à des caractères particuliers. Produire du mal en y croyant, c'est subir le samsara pour rien. Faire le bien en y croyant, c'est se donner beaucoup de mal pour pas grand chose. Tout cela ne vaudra jamais le fait de reconnaître soi-même sa propre méthode spirituelle rien qu'en m'écoutant. Cette méthode c'est l'esprit, parce qu'en dehors de l'esprit, il n'est pas de méthode. Cet esprit est la méthode, car en dehors de la méthode, il n'est pas d'esprit. Bien que tout naturellement ce esprit soit non-esprit, le non-esprit n'a pas non plus d'existence en tant que telle. Amener l'esprit au non-esprit, c'est encore accorder l'existence à l'esprit. Une silencieuse coïncidence suffit pour que s'arrête le discours intérieur. C'est pourquoi il est dit que :
" Lorsqu'aux mots la route est coupée,
Les activités mentales s'arrêtent"
Cet esprit est notre primordialement pure bouddhéité, que tous les hommes détiennent. Tout ce qui grouille et a une âme forme avec les Bouddhas et les Bodhisattvas une seule et même substance. C'est seulement parce que nous nous méprenons à différencier que nous créons toutes sortes d'actions entraînant réaction.
I5
- Qu'est ce que la vérité relative ?
- Encore une complication ! Pourquoi avoir recours au langage et discuter de la pureté primordiale ? Seule l'absence de toute pensée porte le nom de sagesse sans écoulement. Il suffit pour cela que dans votre vie de tous les jours, lorsque vous vous déplacez ou restez debout, assis ou allongé, et dans tout ce que vous dites, vous ne vous attachiez pas à ce qui est composé. A cet instant où je vous parle, rien ne s'écoule ...
De nos jours, et selon la tendance de la dernière période de la spiritualité du Bouddha, nombreux sont les adeptes du Tch'an qui s'attachent aux sons et aux formes sans jamais les rapporter à leur propre esprit. Quand l'esprit n'est plus qu'un ciel vide et qu'on ressemble au bois mort ou à la pierre, à la cendre froide ou au feu éteint, on peut "coïncider" un tant soit peu. Sinon on finit par tomber aux mains des sbires du vieux Yama.
Détachez-vous seulement de tout ce qui tombe sous le coup de l'être et du non-être, et votre esprit, semblable à la roue du soleil dans l'espace, à jamais rayonnera spontanément de lumières, rayonnera sans rayonner, ce qui n'est aucunement une manière de se ménager. Arrivé là, plus d'aire de rattrapage ou de repos, rien que la mise en oeuvre des activités éveillées, autrement dit, "avoir des pensées sans que jamais elles ne se fixent", ou encore, voir votre pur corps absolu appelé Eveil suprême. Si vous ne comprenez pas ce que je veux dire, vous allez perdre votre temps à acquérir des tas de connaissances et à pratiquer dans un esprit ascétique en vous vêtant de paille et en vous nourrissant de baies sauvages... Autant de choses que je qualifie de "pratiques perverses" qui, pour sûr, vous feront renaître chez les démons. Alors, quel est l'intérêt de telles pratiques ? Pao-tche déclare :
"Le bouddha est au fond le fait de mon esprit,
Qu'irais-je le chercher dans les mots et les textes ?"
[...] Aujourd'hui donc, et à tout instant, lorsque vous vous déplacez ou restez debout, assis ou couché, entraînez-vous uniquement au non-esprit. A la longue, cela portera ses fruits. C'est votre faiblesse qui vous empêche de faire ce saut d'un instant. Que cela vous prenne trois, cinq ou dix ans, il faut que vous ayez un éclair d'expérience. La compréhension suivra naturellement. Votre incapacité en la matière vous contraint en esprit à suivre la voie du Tch'an, à vous impliquer dans la spiritualité du Bouddha.
"La prédication du Taghagata, est-il écrit, a pour fin de convertir. Elle ne fait que montrer des feuilles jaunes aux petits enfants en leur faisant croire que c'est de l'or pour les empêcher de pleurer. Il n'y a là rien de réel !"
Si vous avez quelque chose à trouver effectivement, vous n'êtes pas les disciples de notre école. Qu'auraient ses principes à voir avec son être profond ? Le soutra (du Diamant) l'affirme :
"Il n'y a en fait aucune réalité à trouver, et cela porte le nom d'Eveil suprême."
Quand on comprend cela on sait que la voie du Bouddha et la voie du diable sont aussi fausses l'une que l'autre.
[...]
22/02/2023
L'Eveil de Mazu
Pendant l’ère Kaiyuan (717-742) de la dynastie des Tang, Mazu s’exerça à la méditation au monastère de la Transmission de la Loi (Chuanfa yuan) du pic Heng. Il y rencontra l’abbé Rang qui vit aussitôt qu’il était un bon ustensile pour la doctrine. Huairang lui demanda un jour : « Révérend, dans quel but êtes-vous assis en méditation ? » Le maître répondit : « Pour devenir bouddha. » (Huai)rang prit alors un morceau de brique et se mit à le polir devant l’ermitage de Mazu. Le maître demanda : « Que voulez-vous faire en polissant ce morceau de brique ? » Huairang répondit : « Je la polis pour en faire un miroir. » Le maître dit : « Comment peut-on obtenir un miroir en polissant une brique ? » Huairang répondit : « Si l’on ne peut obtenir un miroir en polissant une brique, comment peut-on devenir bouddha en restant assis en méditation ? » Le maître demanda : « Alors, que dois-je faire ? » Huairang lui répondit : « Il en est comme d’un buffle attelé à une charrette. Si la charrette n’avance pas, doit-on fouetter le buffle ou la charrette ? » Le maître resta sans réponse.
(Huai)rang poursuivit : « Désires-tu apprendre à être assis en dhyāna (méditation) ou à être assis en bouddha ? Si tu veux apprendre à être assis en dhyāna, sache que le dhyāna ne relève ni de la position assise ni de la position couchée. Si tu veux apprendre à être assis en bouddha, sache que le Bouddha n’a pas de caractéristiques déterminées. Au sein du dharma de l’absence de résidence, ne fais écho ni à l’obtention, ni au détachement. Si tu es assis en bouddha, tu tues le Bouddha. Si tu t’attaches à la notion de position assise, tu n’atteindras pas la vérité absolue. » Après avoir reçu cet enseignement, le maître eut l’esprit ravi comme s’il eut bu le nectar le plus exquis.
Prêche de Mazu : le Cœur, c’est le Bouddha
Un jour, Mazu s’adressa à l’assemblée en ces termes : « Vous tous avez la conviction que le Cœur est le Bouddha. C’est parce que le Cœur est le Bouddha que le grand maître Bodhidharma est venu du sud de l’Inde jusqu’en Chine pour transmettre la doctrine du Cœur unique du véhicule supérieur, et ainsi vous éveiller tous. À l’aide du Laṅkāvatārasūtra, il a imprimé du sceau la terre du Cœur des êtres, de crainte que vous ne gardiez votre esprit inversé et n’ayez foi en cette doctrine du Cœur unique, inné en chacun de nous. Le Laṅkāvatārasūtra a pour base la quintessence des paroles du Bouddha et pour méthode d’enseignement l’absence de méthode. Ainsi, ceux qui recherchent la Loi ne doivent rien rechercher. Il n’est pas de bouddha en dehors du Cœur, il n’est pas de Cœur en dehors du Bouddha. Ne vous attachez pas au bien, ne rejetez pas le mal, ne vous appuyez pas sur les deux extrêmes de la pureté et de l’impureté. Ainsi vous comprendrez que la nature des fautes commises (anupalabhya) est Vacuité. Les pensées ne peuvent être atteintes, car elles n’ont pas de nature propre. Le triple monde n’est que le Cœur. L’univers et ses myriades de formes ne sont que le sceau de la Loi unique. Toutes les formes que l’on voit sont des visions du Cœur. Le Cœur n’existe pas en soi, il existe à travers les formes. Mais à chaque fois que vous parlez du Cœur, comprenez que les phénomènes et l’Absolu sont sans obstruction réciproque. Ainsi en est-il du fruit de l’éveil. Ce qui est produit par le Cœur est appelé forme. Lorsqu’on sait que la forme est vide, la production devient non-production. Ayant compris le sens de cela, vous pouvez agir selon les circonstances, vous vêtir, vous nourrir, entretenir longuement l’embryon saint et vivre en accord avec le spontané. Je n’ai rien d’autre à vous enseigner.
Écoutez ma stance :
"La terre du Cœur s’exprime selon les circonstances, L’Éveil n’est qu’apaisement. Phénomènes et Absolu ne s’obstruent pas, Production et non-production sont simultanées. "
La Voie
Un moine demanda un jour à Mazu : « Comment doit-on cultiver la Voie ?
— Mazu : La Voie ne relève pas de la culture. Si l’on dit que la Voie peut être cultivée, une fois la culture accomplie, il y a à nouveau destruction, et l’on est semblable à un auditeur (śravaka). Si l’on dit que la Voie ne peut être cultivée, l’on est semblable à un être ordinaire.
— Le moine : Par quelle sorte de compréhension peut-on atteindre la Voie ?
— Mazu : La nature propre est originellement parfaite. Celui qui ne stagne pas dans les phénomènes bons ou mauvais est appelé “celui qui cultive la Voie”. S’attacher au bien, rejeter le mal, contempler la vacuité, entrer en contemplation (samādhi), tout cela n’est que créations (de l’esprit). Ceux qui recherchent la Voie à l’extérieur s’en éloignent sans cesse de plus en plus. Il leur suffit d’épuiser les pensées du Cœur de ce triple monde ; mais qu’une seule pensée subsiste dans le Cœur, et la racine fondamentale de la transmigration dans le triple monde demeure. Lorsque cette seule pensée disparaît, la racine fondamentale de la transmigration est éliminée et l’on obtient le trésor précieux et suprême du Roi de la Loi. Depuis d’innombrables ères cosmiques, les pensées fausses des êtres ordinaires, leurs ruses, leur fausseté, leur orgueil et leur arrogance sont unis au corps de l’Unité. Il est dit dans le (Vimalakīrti) sūtra : “Ce corps est un assemblage de nombreux dharma. Quand il naît, ce sont seulement les dharma qui naissent ; quand il périt, ce sont seulement des dharma qui périssent. Quand ces dharma naissent, ils ne se disent pas ‘je nais’, quand ils périssent, ils ne pensent pas : ‘je péris’.”
Lorsque la pensée d’avant, la pensée d’après et la pensée du milieu ne sont pas reliées entre elles, chaque pensée est dans l’extinction (nirvāṇa) et l’on appelle cela : “samādhi du sceau de l’océan” (sagaramudrasamādhi), qui englobe toutes choses, pareil à l’océan auquel retournent les cent mille cours d’eau qui, bien que différents, sont tous l’eau de l’océan à la saveur unique et comprenant toutes les saveurs. Celui qui demeure dans le vaste océan se fond à tous les cours d’eau, celui qui se baigne dans ce vaste océan utilise toutes les eaux. Alors que l’auditeur est à la fois éveillé et égaré, l’être ordinaire est à la fois égaré et éveillé. L’auditeur n’a pas compris que le Cœur saint ne comporte fondamentalement ni causalité, ni degrés, ni pensées fausses. Ainsi, il cultive la cause pour réaliser le fruit et demeure pendant vingt mille ou quatre-vingt mille ères cosmiques dans le samādhi de la Vacuité. Bien qu’il soit déjà éveillé, cet éveil est un égarement. Tous les bodhisattvas considèrent que c’est là être en proie aux souffrances de l’enfer. L’auditeur, ayant sombré dans la Vacuité et stagnant dans l’extinction (nirvāṇa), ne voit pas la nature de bouddha.
Si un être de racine supérieure rencontre un ami de bien (kalyāṇamitra) capable de le diriger, il comprendra par ses paroles qu’il n’y a pas d’étapes ni de stades et sera subitement éveillé à sa nature originelle. Il est dit dans un soûtra : “Les êtres ordinaires ont le Cœur inversé, les auditeurs, non.” Ainsi on parle d’éveil par rapport à l’égarement, mais puisqu’il n’y a originellement pas d’égarement, il n’y a pas non plus d’éveil. Tous les êtres, depuis un nombre incommensurable de kalpa, ne sont jamais sortis du samādhi de l’essence de la doctrine (dharmatā). Tout en résidant en permanence dans ce samādhi, ils mangent, se vêtissent, discutent, répondent. En définitive, le fonctionnement des organes des sens et tous les actes sont l’essence de la doctrine. Ceux qui ne savent pas retourner à la source s’attachent aux noms, poursuivent les phénomènes, de sorte que s’élèvent passions erronées et pensées fausses, et ils cultivent toutes sortes de karma. Mais pour qui est capable en une seule pensée de retourner à la source, son être entier devient le Cœur saint.
Que chacun d’entre vous parvienne à son propre Cœur, ne vous attachez pas à mes paroles. Même si j’étais éloquent et parlais de sujets aussi innombrables que les grains de sable du Gange, le Cœur n’augmenterait pas ; même si aucun discours n’était prononcé, le Cœur ne diminuerait pas. Ce qui parle d’obtention, c’est votre Cœur, ce qui parle de non-obtention, c’est aussi votre Cœur. De même si vous multipliez votre corps, émettez de la lumière, accomplissez les dix-huit miracles, cela ne vaut pas de faire retourner le moi à la cendre éteinte. Les cendres éteintes, même arrosées, sont sans vitalité, comme un auditeur qui cultive fictivement la cause pour réaliser le fruit. La cendre éteinte, pas encore arrosée, a vraiment de la force, comme le bodhisattva dont le karma et la Voie sont mûrs et purs, et qui n’est pas affecté par tous les maux. Ainsi, si je commence à parler du Canon bouddhique en trois corbeilles, de l’enseignement puissant de l’Ainsi-venu, je parlerai sans fin pendant des ères cosmiques aussi innombrables que les grains de sable du Gange, ce sera comme un crochet qui sans cesse vous accroche. Mais si vous avez pris conscience du Cœur saint, il n’y aura pas d’autre affaire, et vous vous tiendrez constamment dans ce trésor précieux. »
Le Cœur
Quelqu’un parmi la foule assemblée demanda : « La Voie n’a pas à être cultivée, mais elle ne doit pas être souillée. Qu’entend-on par souillure ? » (Mazu répondit :) « On parle de souillure lorsque le Cœur de production et de destruction crée les destinées. Si vous voulez avoir une appréhension directe de la Voie, sachez que le Cœur ordinaire est la Voie. Qu’entend-on par Cœur ordinaire ? C’est celui qui ne crée pas, ne fait pas de discrimination entre ce qui est et n’est pas, est sans attachement et sans détachement, sans notion d’ordinaire et de sainteté, d’annihilation et de permanence. Il est dit dans un soûtra : “Ce ne sont ni des actes d’homme ordinaire, ni des actes de saint, mais des actes de bodhisattva.” Ainsi, à présent, que ce soit dans la marche, l’immobilité, en position assise ou couchée, il vous suffit de réagir aux choses selon les circonstances, et vous serez dans la Voie. La Voie est le domaine absolu (dharmadhātu), de même toutes les fonctions merveilleuses de la Voie aussi innombrables que les grains de sable du Gange sont le domaine absolu. S’il n’en était pas ainsi, pourquoi parlerait-on du procédé et de la méthode de la terre du Cœur ? Pourquoi parlerait-on de lampes inépuisables ? Tous les dharma sont le dharma du Cœur. Tous les noms sont les noms du Cœur. Toutes choses naissent du Cœur, le Cœur est la base des dix mille choses. Il est dit dans un soûtra : “Qui connaît le Cœur et parvient à l’origine est dénommé auditeur.” Tous les noms sont égaux, toutes les significations sont égales, toutes les choses sont égales, elles sont l’Unité pure et sans mélange. Si l’on demeure à chaque instant libre au sein de l’enseignement, l’on se tient dans le domaine absolu (dharmadhātu) et tout est alors dans le domaine absolu, l'on se tient dans l'ainsité et tout est l'ainsité. Si l'on se tient dans l'Absolu, toutes les choses sont l'Absolu, si l'on se tient dans le phénoménal, toutes les choses sont le phénoménal. Que lorsque les éléments s'élèvent, l'Absolu et le phénoménal ne soient pas distincts. Si l'on parvient à ces merveilles sans quitter l'Absolu, tout n'est alors que changement du Coeur. Il en est comme de la lune : ses reflets sont multiples, mais la lune véritable est unique. De même, les eaux de source sont nombreuses, mais la nature de l'eau est unique. Les phénomènes du monde sont multiples, mais la Vacuité est une. Il existe plusieurs théories, mais la sagesse sans obstruction est unique.
Toutes les sortes d'édification proviennent du Coeur unique. (Si l'on a compris cela), on peut alors laisser surgir les choses, les balayer, les utiliser avec merveille; tout devient notre propre demeure. S'il n'en était ainsi, quel genre d'homme serait-on ?
Tous les dharma sont les dharma de la bouddhéité. Tous les dharma sont la délivrance. Toute chose sont l'ainsité. Que ce soit durant la marche, en position assise, debout ou couchée, tout devient d'une inconcevable utilité, sans qu'il soit nécessaire d'attendre le moment propice ou favorable. Il est dit dans un soutra : "Le Bouddha est omniprésent". Le Bouddha est celui qui est bienveillant, plein de sagesse, qui excelle à aller jusqu'au fond de sa nature, détruit tous les doutes et toutes les illusions des êtres; tranche les idées d'être et de non-être ainsi que toutes sortes de liens, celui qui a épuisé les passions, les notions d'état ordinaire et de sainteté, celui pour qui les notions d'être humain et de choses sont vides. Il tourne sans cesse la roue de la Loi, il transcende le monde relatif; ses actes sont sans obstructions, ou comme les rides de l'onde qui naissent et disparaissent : telle est la grande extinction (nirvana). Lorsque l'être est liée, on parle de tathagatagarbha. Lorsqu'il est libéré, on parle de Corps de la Loi (dharmakaya) purifié. Le Corps de la Loi est infini. Sa substance n’augmente ni ne diminue ; il est grand ou petit, carré ou rond, il manifeste une forme en réponse aux éléments, comme le reflet de la lune dans l’eau. Vaste est son utilisation. Il n’est pas érigé sur une base, il n’épuise pas les différents modes d’agir, ne réside pas dans le non-agir. L’agir est l’utilisation des écoles du non-agir, le non-agir est l’appui des écoles de l’agir. Mais il ne réside pas dans l’appui. C’est pourquoi l’on dit : “L’ainsité-vacuité ne s’appuie sur rien.” Tel est le sens ultime de la production et destruction du Cœur. Tel est le sens ultime de l’ainsité qu’est le Cœur. Le Cœur, qui est l’ainsité, est comparable au miroir clair reflétant les objets. Le miroir est une métaphore pour le Cœur, les objets, une métaphore pour les dharma. Si le Cœur s’accroche aux dharma, il demeure à l’extérieur. Les causes primaires et secondaires mènent alors à la production et à la destruction. Si le Cœur ne s’accroche pas aux différents dharma, c’est l’ainsité.
L’auditeur entend et voit la nature de bouddha. L’œil du bodhisattva voit la nature de bouddha et parvient à la non-dualité qualifiée de “nature d’égalité” (samatā). Les natures ne sont pas différentes en elles-mêmes, c’est dans leur utilisation qu’elles se différencient. Dans l’égarement apparaissent les différentes connaissances (vijñāna). Dans l’éveil apparaît la sagesse intuitive (prajñā). Lorsqu’on est en accord avec l’Absolu, on parle d’éveil, lorsqu’on est en accord avec les phénomènes, on parle d’égarement. Être égaré, c’est avoir perdu le Cœur originel et sa propre demeure. Être éveillé, c’est être éveillé à sa nature originelle et à sa propre demeure. À partir du moment où l’on est éveillé, on l’est pour toujours, et l’on ne retourne pas à l’égarement, tel le soleil qui une fois levé ne peut plus être obscurci. La sagesse intuitive est le soleil levant, qui ne cohabite pas avec les souillures qui représentent l’obscurité. Étant éveillé au Cœur et restant dans cet état de conscience, les pensées fausses ne naissent plus. Puisque les pensées fausses ne naissent plus, l’on a atteint la Loi éternelle qui existe depuis toujours, ici et maintenant. Il n’y a plus ni culture fictive de la Voie, ni assise en dhyāna, ni pratique. C’est le dhyāna pur de l’Ainsi-venu. Si, dès maintenant, vous voyez la justesse de ce principe, vous ne créerez plus les différents karma et vivrez selon les circonstances en réagissant aux choses qui se présentent. »
21/02/2023
L’autobiographie qui lui est attribuée, le sutra de l’estrade, est le seul « sutra » du bouddhisme qui ait été écrit par un Chinois ; Huineng (638-713) y raconte l’histoire de son ascension, depuis l’obscurité jusqu’à la célébrité. Il a fait de son père le portrait d’un officiel chinois de haut rang qui, injustement banni et réduit à l’état commun, mourut de honte lorsque Huineng n’était encore qu’un petit enfant. Pour survivre, le jeune orphelin et sa mère vendaient du bois sur la place du marché de Hanhai, près de Canton, dans le sud de la Chine. Là, la chance voulut un jour qu’il entendit un homme réciter un passage du sutra du Diamant. Huineng s’arrêta pour l’écouter, et quand il entendit la phrase : « Laissez votre esprit fonctionner librement, qu’il ne se fixe nulle part ni en rien », il connut soudain l’éveil. Après s’être renseigné, il découvrit que le récitant était un disciple du cinquième patriarche, Hongren. Ce maître dit l’étranger, enseignait qu’en récitant le sutra du Diamant il était possible de voir dans sa propre nature et de faire directement l’expérience de l’illumination.
Le sutra du Diamant, que l’on appelle parfois sutra Vajracchedika devint l’objet d’une véritable passion pour Huineng, ainsi que la pierre de touche du nouveau Chan chinois. Ouvrage inhabituellement bref, il a été défini comme l’ultime distillation de la littérature de la Sagesse bouddhique. L’extrait qui suit est représentatif de son enseignement :
« Tous les concepts arbitraires de l’esprit tels que la matière, les phénomènes et tous les facteurs de conditionnement, de même que toutes les conceptions et les idées s’y relatant, sont semblables à un rêve, une chimère, une illusion, un ombre, la rosée evanescente, l’éclair. C’est de cette façon que chaque véritable disciple devrait considérer tous les phénomènes, et toutes les activités de l’esprit, et garder l’esprit vide, sans moi, paisible ».
Le sutra du Diamant n’est pas en quête des hauteurs philosophiques du sutra Lankavatara, le traité que vénérait la première école de méditation de Bodhidharma, et c’est précisément pour cette raison qu’il attira l’attention de l’école du Sud – dont le but était la simplification du Chan. Huineng ne put résister à cet appel et se mit immédiatement en route pour le monastère du cinquième patriarche, dans les montagnes de l’Est.
Quand il arriva, Hongren ouvrit l’entretien en demandant au nouveau venu son origine. Lorsqu’il apprit qu’il venait de la région de Canton, le vieux prêtre poussa un soupir : « Si tu viens du Sud, tu es certainement un barbare. Comment peut tu espérer connaître l’éveil ? » Huinen lui rétorqua : « Il se peut que les gens soient différents dans le Nord et dans le Sud, mais l’éveil est le même dans les deux régions. » Cette impertinence permet au maître de se rendre compte immédiatement des dons spirituels de Huineng, mais il ne dit rien et se contenta de lui donner comme travail le battage et le pilage du riz. […]
Pendant les huit mois suivants le jeune novice travailla durement dans l’ombre et rencontra secrètement le cinquième patriarche. Puis un jour le vieux prêtre convoqua une assemblée et annonça qu’il était prêt à transmettre la robe du patriarcat à celui qui composerait un verset démontrant une compréhension intuitive de sa propre nature intérieure. Les disciples parlèrent entre eux de ce défi et décidèrent : « Cette robe doit sans aucun doute être transmise à Shenxiu qui est le chef des moines et l’héritier naturel. Il sera un successeur digne du maître, aussi n’allons-nous pas nous creuser la tête pour composer un verset. »
Shenxiu, le maître qui allait être glorifié par l’impératrice Wu à Luoyang, savait ce qu’on attendait de lui et il s’évertua à essayer de composer le verset. Après plusieurs jours d’efforts, il trouva le courage, dans l’obscurité de la nuit, d’écrire sur le mur d’un corridor un gatha qu’il ne signa pas :
« Notre corps est l’arbre de la Bodhi,
Et notre esprit est un miroir brillant
A chaque instant nous les essuyons avec soin
Et n’y laissons se poser aucune poussière. »
Quand le cinquième patriarche vit le verset, il réunit une assemblée dans le corridor, fit brûler de l’encens et déclara que tous devraient réciter le passage anonyme. Il fit cependant venir ensuite Shenxiu dans ses appartements privés et lui demanda s’il était l’auteur du verset. Recevant une réponse affirmative, le maître dit : « Ce vers ne démontre en rien que tu aies déjà atteint la véritable compréhension de ta nature originelle. Tu es parvenu à la grille d’entrée, mais tu n’es pas encore entré dans la pleine compréhension. Prépare ton esprit complètement et quand tu seras prêt, présente un autre gatha. » Il est banal dans le Chan de dire que le verset de Shenxiu insistait sur la pratique méthodique et était parfaitement logique – juste l’opposé du bond subit et antilogique de l’intuition qu’est le véritable éveil. Shenxiu se retira, mais malgré tous ses efforts il fut incapable de produire le second gatha.
Sur ces entrefaites, Huineng entendit les moines qui récitaient les lignes de Shenxiu. Bien qu’il reconnût que leur auteur devait encore comprendre sa propre nature originelle, Huineng demanda qu’on lui montrât le verset et qu’on lui permît d’y rendre hommage. Après qu’on l’eut conduit à la grande salle, le garçon analphabète du Sud barbare demanda qu’on inscrivit son propre gatha à côté de celui qui était sur le mur.
« Il n’y a pas d’arbre de la Bodhi
Ni support d’un miroir brillant.
Puisque tout est vide,
Où la poussière peut-elle se poser ? »
L’assemblée fut véritablement électrisée par la pénétration que contenait le gatha, mais le vieux patriarche, diplomate, déclara publiquement que son auteur manquait de la pleine compréhension. Pendant la nuit cependant, il fit venir le jeune Huineng dans la grande salle de méditation qui était dans l’obscurité ; là il lui exposa le sutra du Diamant, puis lui passa cérémonieusement la robe de Bodhidharma, symbole du patriarcat. Il lui conseilla aussi de partir immédiatement pour le Sud, d’y rester caché un certain temps pour sa propre sécurité, puis de prêcher le Dharma à tous ceux qui voudraient écouter. Huineng partit cette même nuit. Il venait d’être consacré sixième patriarche à l’âge de vingt-quatre ans.
Quand les autres moines se rendirent compte de ce qui s’était passé, ils organisèrent à la hâte une expédition pour retrouver Huineng et les reliques du Chan. Un de ses poursuivants, un ancien soldat de forte carrure, finit par rattraper le nouveau sixième patriarche dans sa fuite. Soudain paralysé par la présence de Huineng, il lui demanda non pas de rendre la robe, mais de l’instruire. Huineng accepta par ces mots :
« Ne pense pas au bien, ne pense pas au mal, dis-moi quel était le visage que tu avais à l’origine, avant même que ton père et ta mère ne soient nés. »
Cette question célèbre – mettant en en scène le concept zen d’une nature originelle qui dans chaque personne précède et transcende les valeurs artificielles telles que le bien et le mal – provoqua chez son poursuivant un éveil immédiat.
Pendant les quelques années qui suivirent, Huineng vécut en reclus dans le Sud, parmi les chasseurs, dissimulant son identité. Les légendes disent que sa bienveillance naturelle lui faisait parfois relâcher en secret les animaux pris dans les pièges des chasseurs, et qu’il n’acceptait que les légumes dans les plats qui lui étaient offerts. Mais cette vie de vagabond anonyme, patriarche alors qu’il n’était pas même ordonné prêtre, ne pouvait être sa condition définitive. Un jour, quand il estima que le moment était venu (en 676, il approchait de la quarantaine), il renonça à sa vie de réfugié et s’aventura dans Canton pour visiter le temple de Faxing. Un après-midi, tandis qu’il flânait, sous l’apparence d’un quelconque visiteur, il surprit un groupe de moines discutant à propos d’une bannière flottant dans le vent.
Un moine déclara : « La bannière bouge. » Un autre insista : « Non, c’est le vent qui bouge. » Bien qu’il ne faut qu’un observateur laïque, Huineng ne put se contenir et il les interrompit par un manifeste théatral : « Vous vous trompez l’un et l’autre. C’est votre esprit qui bouge sans cesse. »
L’abbé du temple, qui se tenait à proximité, fut interloqué par la pénétration profonde de cet étranger et il offrit sur-le-champ de devenir son élève. Mais Huineng déclina cet honneur ; au lieu de cela il demanda que sa tête fut rasée et qu’on lui donnât l’autorisation d’entrer dans les ordres bouddhiques pour être enfin ordonné prêtre. Tous l’acclamèrent bientôt comme le sixième patriarche. Après quelques mois passés à Canton, il décida de s’installer dans son propre temple, à Caoqi, où il enseigna pendant les quatre décennies qui suivirent. C’est de ce monastère que vinrent les enseignements qui allaient définir la foi. […]
La vie réelle de Huineng est une énigme historique ; il se peut bien qu’elle ne soit jamais résolue. On remarque par exemple couramment que ceux qui écrivirent ultérieurement sur le Chan firent beaucoup d’efforts pour rendre Huineng aussi illettré et analphabète que possible, ceci pour mettre l’accent sur ses principes égalitaires (en dépit du fait que le sermon dont il est l’auteur fait référence au moins à sept sutra différents). Les faits furent ajustés de manière à faire ressortir un argument : si un simple marchand de bois analphabète a pu devenir patriarche, quelle meilleure preuve que le foi est ouverte à tous ?
Parmi les nombreuses anecdotes qui entourent ses jeunes années, beaucoup sont également suspectes, et le spécialiste de Huineng le plus respecté a déclaré : « Si nous considérons tout le matériel disponible et en éliminons patiemment toutes les inconsistances en choisissant les légendes les plus vraisemblables, nous pouvons parvenir à une biographie de Huineng à peu près crédible. Si, d’un autre côté, nous éliminons les légendes et les références au sixième patriarche qui ne s’appuient sur aucun document, il se peut que nous arrivions à la conclusion qu’il n’y a, en fait, presque rien que nous puissions dire à son sujet. » Est-il donc si important de savoir si la légende est scrupuleusement fidèle aux faits ? Huineng est autant un symbole qu’un personnage historique, et il était essentiel que sa vie eût des qualités légendaires. Il est possible dans ce cas que l’art ait quelque peu arrangé sa vie, mais ce fut dans un dessein de plus grand envergure.
L’objectif était de formaliser les nouvelles idées philosophiques du Chan du Sud. La seconde partie du sutra de l’Estrade, qui expose de manière détaillée sa position philosophique, a été définie comme une pièce maîtresse de la pensée chinoise, car l’ouvrage n’est pas le fait d’un savant, mais celui d’un sage à l’état pur, dont la sagesse sourdait spontanément des profondeurs intérieures. On concède cependant en général que le caractère unique de son message ne repose pas tant en ce qu’il est original (ce qu’il n’est pas, s’accordent à dire la plupart des érudits), mais en ce qu’il exprime les idées de base du bouddhisme dans des termes chinois. Le sixième patriarche semble parfois mettre en cause le bouddhisme quand il n’accorde aucune importance aux pratiques religieuses traditionnelles, allant jusqu’à suggérer qu’il se pourrait que le paradis occidental bouddhique, la « Terre Pure », fut simplement un état d’esprit.
Celui qui se berce d’illusions porte toute son attention sur le Bouddha et voudrait être né dans l’autre terre ; celui qui est éveillé rend son esprit pur… Il suffit que l’esprit soit sans impureté pour que se rapproche la Terre d’Occident. Si l’esprit donne naissance à des impuretés, alors même que vous invoquez le Bouddha et cherchez à renaître en Occident, il vous sera difficile d’y parvenir … Mais si vous entraînez votre esprit à être sans détour, vous atteindrez cette terre en un instant.
Huineng contestait la pratique traditionnelle du Chan qui consistait à s’assoir en méditation, affirmant qu’il s’agissait plus d’une posture de l’esprit que d’un acte physique (si son sutra est authentique, il devance son élève Shenhui sur ce point). Il distingue deux catégories différentes dans cette pratique : d’une part la posture assise, de l’autre la méditation.
[…] Quel est cet enseignement que nous appelons « être assis en méditation » ? Dans cet enseignement, « être assis » veut dire que sans souffrir d’aucune obstruction, en apparence et dans toutes les circonstances, on n’active pas ses pensées. La « méditation » c’est voir intérieurement sa nature originelle et ne pas en être troublé.
Ailleurs on le cite déclarant que la position assise prolongée ne peut qu’entraver le corps sans profiter à l’esprit. Bien que Huineng ait sévèrement pris à partie ceux qui ne se fient qu’à la méditation, il n’est pas évident qu’il l’ait entièrement exclue. Ce qui qu’il rejetait vraiment, c’était une fixation sur la méditation, une confusion – nous utilisons ici une expression ultérieure du Zen – entre le doigt pointé vers la lune et la lune elle-même. Même s’il en était ainsi, il ouvrait un changement radical. Huineng nous offre la perspective alarmante d’un maître de dhyâna contestant la fonction de dhyâna – laquelle avait été jusque-là la base même de l’école.
Encore le sutra est-il loin d’être entièrement négatif. Il contient un certain nombre de messages positifs, parmi lesquels se trouve celui-ci : tout le monde naît en état d’éveil, état dans lequel le bien et le mal ne sont pas distingués. Dans l’état primal non plus il n’y a ni discriminations troublantes, ni attachements, ni perturbations de l’esprit. (Un point de vue semblable se retrouve dans toute la poésie de William Wordsworth, pour ne prendre qu’un exemple dans la pensée occidentale.) Mais si la nature originelle de l’homme est pure et sans tâche, comment le mal entre-t-il dans le caractère d’une personne ? Il envisage cette question théologique de la manière suivante :
« Chers amis, bien que la nature des hommes de ce monde soit pure en son essence dès l’origine, chacun a en lui dix mille choses. Si les gens ne pensent qu’à des choses mauvaises, alors ils exercent le mal ; s’ils ne pensent qu’à des choses bonnes, alors ils exerceront le bien. Ainsi est-il clair que de cette façon tous les dharma [les aspects de l’humanité] existent dans votre propre nature, et malgré cela votre propre nature est toujours pure. Le soleil et la lune ne cessent de briller, mais ils sont obscurcis au-dessous et l’on ne peut voir clairement le soleil, la lune, les étoiles et les planètes. Mais si le vent de la sagesse se met soudain à souffler et pousse au loin les nuages et les brumes, toutes les formes d l’univers apparaissent d’un coup … Que se dégage une seule pensée de bien, la sagesse intuititve naît. De même qu’une lampe permet de dissiper mille ans d’obscurité, un éclair de sagesse détruit dix mille ans d’ignorance. »
Selon Huineng, latente en nous, la condition de l’éveil existe, l’état qui précède notre rapport au bien et au mal. Elle peut être mise en valeur grâce à une connaissance intuitive de notre nature intérieure. Philip Yampolsky, l’érudit spécialiste de Huineng, résume bien cette idée : « Le sutra de l’Estrade maintient que la nature de l’homme est pure dès l’origine, mais que sa pureté n’a pas de forme. Par la pratique personnelle, en y mettant tous ses efforts, l’homme peut cependant parvenir à pénétrer dans cette pureté. Méditation, prajna, réalité vraie, nature originelle, nature personnelle, nature de Bouddha, tous ces termes, qui sont constamment utilisés tout au long du sermon, indiquent le même Absolu indéfini qui, lorsqu’il est vu et expérimenté par l’individu lui-même, constitue l’éveil. »
Cette condition d’innocence originelle qu’est l’éveil peut être mise en valeur grâce à la « non pensée », état dans laquelle l’esprit flotte, détaché de ce qu’il rencontre, évoluant librement à travers les phénomènes, aucunement ému par les incursions et les attractions du monde ; libéré parce qu’il est son propre maître, paisible par ce qu’il est pur. C’est la condition dans laquelle nous sommes nés, et c’est la condition à laquelle nous pouvons retourner en pratiquant la « non-pensée ». Même s’il arrive qu’elle soit semblable à la condition qui peut être réalisées à travers la méditation laorieuses ; apparemment Huineng ne pensait pas que la méditation fut indispensable. Cette condition primale de l’esprit, cette vision momentanée de notre nature originelle, pourrait être réalisée instantanément si notre esprit était réceptif. Mais quel est l’état appelé « non-pensée » ? Pour Huineng :
« Etre sans souillure quel que soit l’environnement, c’est cela qu’on appelle non-pensée. Si, vous appuyant sur vos propres pensées, vous vous séparez du milieu environnant, alors vous ne produisez aucune pensée vis-à-vis des choses. Si vous cessez de penser à la myriade des choses et si vous vous dépouillez de toute pensée, à l’instant où le fil des pensées est coupé, vous renaîtrez dans un autre royaume… Parce que l’homme dans son illusion a des pensées reliées au monde qui l’entoure, de ces pensées s’élèvent les idées hétérodoxes qui produisent passion et fausses visions. »
Yampolski caractérise ainsi la « non-pensée » :
« On conçoit que les pensées avancent en progression du passé vers le présent puis le futur en une chaîne sans fin de pensées successives. L’attachement à un instant de pensée conduit à un attachement à une succession, c’est-à-dire la servitude. En éliminant l’attachement à un instant de pensée, on peut, par un processus inexpliqué, éliminer l’attachement à une succession de pensées et atteindre de cette façon la non-pensée qui est l’état d’éveil. »
La manière d’atteindre cette condition de l’éveil « non-pensée » n’est pas expliquée avec précision dans le sutra de l’Estrade et c’est ce qui a été en fait le souci principal du Zen depuis lors. La seule chose sur laquelle tous s’accorderont est que plus on essaie d’atteindre cette condition, plus cela est difficile. L’éveil est à l’intérieur de nous, attendant d’être libéré, mais seul l’esprit intuitif peut nous permettre de l’atteindre. Et cela arrive soudain, au moment où nous nous y attendons le moins.
Le maître Huineng demeure comme la ligne de faîte de l’histoire du Zen. Il se peut en effet qu’il soit la ligne de faîte sous la forme incarnée d’une légende. Il y a quelque raison de suspecter qu’il fut canonisé après sa mort, comme ce fut le cas de Bodhidharma. Mais alors que Bodhidharma fournissait une ancre pour la formation originelle d’une secte séparée de dhyâna dans le bouddhisme chinois, Huineng devint le symbole autour duquel se ralliait un nouveau type de Chan, un Chan intégralement chinois, un Chan qui semblait faire peu de cas de ce qui constituait la base du vieil enseignement de Bodhidharma, la méditation. Il devint la réponse chinoise à l’Indien Bodhidharma.
Huineng a redéfini les caractéristiques propres à l’objectif du Chan et a décrit dans des termes non théologiques l’état d’esprit dans lequel toute dualité est bannie. Mais il échoua à faire le pas suivant et à expliquer comme y parvenir. Tout ce qu’il a fait a été de mettre en évidence que non seulement la méditation n’était pas une condition suffisante, mais qu’en outre il se pourrait bien qu’elle ne fut même pas nécessaire. Qu’est alors qui est indispensable ? C’est au cours de la phase suivante du Chan, appelée l’Age d’Or du Zen, que la réponse à cette question allait émerger peu à peu, quand apparut cette nouvelle école du Chan « subit » dans le Sud qui finit par dominer tout le Chan. Il semble que ces nouveaux maîtres aient accepté Huineng comme leur patron, bien que la connexion directe ne soit pas clairement établie. Ces maîtres apprirent comment imposer un cadre filtrant sur l’esprit logique, lui infligeant de telles humiliations qu’il finit par annihiler l’ego ou le soi pour s’abandonner à prajna, la sagesse intuitive. Ils inventèrent des moyens systématiques pour produire l’état de « non-pensée » que Huineng et Shenhui se contentaient apparemment d’invoquer.
19/02/2023
Alors que les patriarches du Chan des premiers temps avaient été le plus souvent des maîtres revêches auxquels les empereurs et la noblesse ne portaient aucun intérêt, la dynastie des Tang vit les maîtres du Chan acquérir une importance officielle et recevoir les honneurs de ceux qui occupaient le plus haut rang en Chine. La première moitié du VIIIème siècle fut témoin de ce qui allait être la plus grande bataille à l’intérieur de l’école Chan, mais ce fut aussi l’époque où le Chan fut enfin reconnu par les milieux gouvernementaux chinois. Le personnage auquel l’on se réfère le plus souvent à propos de cette reconnaissance impériale est la célèbre, ou peut-être l’infâme, impératrice Wu. […]
Shenxiu (605-706), le premier « sixième » patriarche
Vers 701, l’impératrice Wu invita un moine chan fort âgé, du nom de Shenxiu, disciple de l’école Lankavatara de Bodhidharma à quitter son monastère de la Chine Centrale pour venir dans le Nord, à la capitale impériale. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans à cette époque et avait amassé tout au long de sa vie une grande renommée pour sa pratique rigoureuse de la méditation. Shenxiu accepta de mauvaise grâce ; on rapporte qu’il dut être transporté sur une paillasse devant l’impératrice et que celle-ci lui fit une révérence, ce qui était tout à fait inhabituel pour un chef d’état. Sans plus tarder elle le fit entrer au palais et il semble qu’il y soit devenu le prêtre à demeure. Afin d’expliquer la raison pour laquelle Wu avait choisi d’honorer un lignage du bouddhisme chan, on a mis en avant le fait qu’elle essayait à l’époque de supplanter la dynastie bien établie de son défunt époux, celle des Tang, par une dynastie propre. Les empereurs Tant ayant honoré un lignage bouddhiste, il était essentiel qu’elle en fit autant – mais il fallait que ce fût un lignage d’une autre école. Shenxui était un prêtre éminent et personne ne se réclamait de lui, aussi représentait-il un candidat idéal pour devenir le bouddhiste attitré à la cour de sa dynastie en herbe – qui ne fut jamais établie, inutile de le préciser. Toujours est-il que Shenxiu reçut le titre de « Seigneur de la loi de Chang’an et de Luoyang », et qu’il prêcha devant de vastes foules venues de toutes les régions du Nord. Pour donner plus de solidité à son éminence, Wu fut construire plusieurs monastères en son honneur : l’un sur le lieu de sa naissance, un autre à sa retraite de la montagne et un autre encore dans la capitale.
Shenxiu, qui régna brièvement comme sixième patriarche du Chan, a été décrit dans les premières chroniques comme un enfant sensible et brillant ; sans espoir pour le monde, il se détourna très tôt du confucianisme pour devenir moine bouddhiste. A l’âge de quarante-six ans, il arriva enfin à la retraite du cinquième patriarche, Hongren, dans la montagne Orientale, où il étudia avec le maître jusqu’à ce qu’il atteignit l’éveil. […] Puis il quitta le monastère et durant presque deux décennies il voyagea ; pendant ce temps-là un autre étudiant de Hongren, Farong, l’éclipsa, en renommée et par le nombre de ses disciples. Il semble cependant que Shenxiu ait été le maître le plus connu, car il devint par la suite le chef en titre de la faction Lankavatara, qui allait être connue aussi comme l’école du Nord – il est possible que ce soit parce que Shenxiu porta son enseignement dans les capitales urbaines raffinées, Luoyang et Chang’an. Ce fut l’époque la plus impériale du Chan, et un personnage aussi important qu’un ministre d’Etat composa l’épitaphe mémoriale sur la tombe de Shenxiu. Nous connaissons mal ce que ses enseignements avaient de spécifique ; un verset de l’un de ses sermons parvenus jusqu’à nous semble cependant suggérer qu’ils étaient en réalité des enseignements sur l’esprit et qu’ils devaient peu au bouddhisme traditionnel.
« L’enseignement de tous les Bouddhas
Existe dès l’origine dans l’Esprit de chaque être :
Chercher l’Esprit sans chercher son propre Moi
Rien à fuir loin de son père. »
Après sa mort, Puji, l’un de ses élèves, poursuivit son œuvre dans la capitale. Ce fut l’apogée du Chan officiel , le moment où l’école Lankavatara bénéficia du plus grand prestige. Plus important peut-être est que le succès de Shenxiu fut aussi celui du Chan, ou de moins apparut-il comme tel. Venue du temps où elle était la passion de maîtres de dhyana sans foyer, la secte s’était élevée jusqu’aux honneurs impériaux, au milieu de l’époque la plus brillante de la Chine, celle de la dynastie des Tang. L’ère Tang allait demeurer à jamais dans l’histoire par sa poésie, son art, son architecture, son éclat culturel. Malheureusement pour le Chan du Nord, cet éclat culturel était de plus en plus le fait d’autres groupes que celui de l’aristocratie au sang bleu qui avait traditionnellement dominé la culture de la Chine. Dans une certaine mesure, les splendeurs des Tang étaient des créations de la classe non aristocratique, et avant longtemps un soldat proscrit obligerait le gouvernement à capituler. De la même façon, un obscur maître chan du Sud rural allait bientôt effacer la place, apparemment éternelle, de Shenxiu dans l’histoire.
Shenhui (670-762), le « Martin Luther » du Chan
Le David face au Goliath qu’était Shenxiu fut un maître dont le nom avec une consonance très proche : Shenhui. Ce militant théologique de la rue était natif de la province de Hubei, à quelque distance au sud des somptueuses capitales jumelles des Tang, Chang’an et Luoyang. Il fut d’abord un érudit taoïste, mais il se tourna ensuite vers le bouddhisme dans sa quarantième année ; il voyagea plus loin encore vers le sud pour devenir le disciple d’un prêtre appelé Hongren, dont le temple était Caoqi, juste au nord de Canton, la cité portuaire du Sud, dans la province de Guangdong. On se souvient que Huineng avec également été un disciple de Hongren, le cinquième patriarche, et qu’il avait étudié aux côtés de Shenxiu. On pense que Shenhui est resté avec Huineng pendant environ cinq ans, jusqu’à la mort de ce dernier, en 713. Par la suite, il voyagea en Chine, terminant son périple à Huatai, légèrement au nord-est de la capitale de Luoyang. Il était, semble-t-il, un homme à la présence charismatique, qui inspirait facilement des disciples. Puis, en l’an 732, lors d’un synode rassemblant au temple des personnages éminents du Chan, il monta à la tribune et, dans un moment historique, déclara que les grandes organisations du Chan en Chine, qui se recommandaient jusqu’ici de Shenxiu, l’homme à qui l’impératrice Wu avait rendu hommage, s’était fait outrageusement passer pour l’héritier de Hongren. Shenhui affirma que l’école du Nord de Shenxiu et de son héritier, Puji, avait perpétré une fraude historique en usurpant au véritable sixième patriarche, Huineng, le maître du Sud, la reconnaissance qui lui était due. Défier l’école distinguée par la famille gouvernante était un acte de courage extraordinaire, mais peut-être Shenhui avait-il justement ce qu’il fallait d’audace pour gagner la sympathie du public.
Il défendit cette nouvelle proposition à peu près constamment de 739 à 745, alors qu’il voyageait à travers la Chine du Nord, et rencontra même les officiels du régime Tang. Sa situation politique s’améliora peu à peu et il finit par être invité (en 745, à l’âge de soixante-dix sept ans) à Luoyang pour prendre la direction du grand temple de Heze. Bien que l’objet principal de sa critique, Puji, le disciple de Shenxiu, fut mort en 739, Shenhui ne diminua pas ses attaques contre le lignage. Les politiques se débarrassèrent finalement de lui quand un « nordiste chan », un disciple de Shenxiu nommé Lui qui venait juste d’être nommé chef des censeurs impériaux, l’accusa de comploter contre le gouvernement (citant comme évidence les immenses foules qu’il attirait couramment). L’empereur Xuanzong lui-même (le petit-fils de l’impératrice Wu) fit venir Shenhui de Luoyang à Chang’an ; il interrogea le maître, puis l’envoya en exil à l’extrême sud du pays. Cela se passa aux alentours de 753. C’est à ce moment-là que l’histoire politique chinoise et le Chan entrent en collision, car le trône allait bientôt avoir besoin de l’aide de Shenhui.
Beaucoup rendent l’empereur Xuanzong (il régna de 712 à 756) responsable du naufrage de la dynastie des Tang. […] En 757, quelques quatre années après le bannissement de Shenhui, le gouvernement dépourvu, cherchant désespérément de l’argent, décida de dresser des estrades d’ordination dans toutes les grandes villes de Chine, et de se renflouer en vendant des certificats d’investitutre à ceux qui voulaient devenir moines bouddhistes. […] Un des premiers disciples de Shenhui se souvint soudain des dons oratoires du maître et le vieil hérétique fut rappelé pour prêter son concours à la levée de fonds. Son action fut si efficace dans la cité en ruine de Luoyang que le gouvernement fit construire des appartements spéciaux à son intention sur les terres de son ancien temple de Heze (plus tard on l’évoquerait comme le Maître de Heze).
Il semble que le prix de sa coopération ait été l’acceptation officielle de sa version de l’histoire du Chan ? Dans sa bataille contre l’école du Nord, il avait survécu à ses opposants et, grâce à un tour curieux des évènements, il était parvenu à ses fins. Seule sa persistance permit que Huineng, le moine obscur de l’école chan du Sud, fût reconnu comme sixième patriarche, remplaçant Shenxui dans l’histoire du Chan ; on alla même parfois jusqu’à déclarer Shenhui lui-même septième patriarche.
Le terme de révolution a été utilisé pour définir la signification philosophique de ce que la doctrine « du Sud » de Shenhui, a apporté au Chan. Un spécialiste moderne du Zen a prétendu que la révolution de Shenhui avait provoqué le remplacement intégral du bouddhisme indien par la philosophie chinoise, ne gardant que son nom. Shenhui, affirme-t-il, supprima toute forme de méditation ou dhyana et la remplaça par un concept appelé non-esprit : il s’agit des doctrines « d’absence de pensée » et de « voir dans sa nature originelle ».
Peut-être peut-on mieux comprendre ce coup d’Etat philosophique si l’on compare les enseignements de l’école du Nord et du Sud. L’école du Nord de Shenxiu, discréditée, avait prêché que la route de l’éveil doit être parcourue « pas à pas », qu’il y avait en fait deux stades de l’esprit – le premier est un « esprit faux » qui perçoit le monde de façon erronée, en dualités, et le second est un « esprit vrai » qui est pur et transcende toutes les discriminations et dualités, percevant le monde simplement comme une unité. On s’achemine de « l’esprit faux » vers « l’esprit vrai » pas à pas, à travers la suppression des processus de pensées erronées grâce à la pratique de dhyana ou méditation, dans laquelle l’esprit et les sens atteignent lentement un état de quiétude absolue.
Les adeptes de l’école du Sud se séparaient de cette théorie de l’esprit sur un certain nombre de points. D’abord, s’il n’y a aucune dualité dans le monde, comment l’esprit peut-il être divisé en « faux » et « vrai », faisaient-ils valoir. Ils arguaient que la réponse à cette question est tout simplement qu’il y a un seul esprit dont les nombreuses fonctions sont des expressions d’une unique réalité vraie. L’unité de toutes les choses est la vraie réalité ; nos esprits font également partie de cette réalité ; et au moment où vous en prenez conscience vous avez atteint la même expérience d’éveil que réalisa autrefois le Bouddha. Il n’y a pas « d’esprit faux » et « d’esprit vrai » pas plus qu’il n’est besoin d’un long programme de dhyâna pour supprimer lentement les pensées fausses. Tout ce dont il est besoin, c’est de pratiquer « l’absence de pensée », et par ce moyen de prendre intuitivement conscience d’une vérité simple : une unité pénètre tout. Cette prise de conscience, qu’ils appelaient l’esprit de Bouddha, ne pouvait survenir que « d’un coup » n’importe quand et sans avertissement. C’est ce moment de première prise de conscience qu’ils désignaient par l’expression « voir dans sa nature originelle ».
Bien que Shenhui reste assez vague sur la pratique exacte qui doit remplacer la méditation, l’érudit Walter Lienbenthal a déduit ce qui suit de l’attitude de Shenhui envers « l’éveil subit » en remplacement de la méditation : « Il semble avoir abandonné la méditation au sens technique du terme. Au lieu d’efforts méthodiques désignés pour promouvoir le progrès religieux, il recommande un changement de perspective devant mener jusqu’au non-attachement…
Dans ce cas, « non-attachement » signifie ne pas permettre aux objets extérieurs de se saisir de notre imagination… [Une] chose dont on se souvient est isolée, elle est distinguée du tout, et c’est pourquoi elle est une illusion ; car tout fragment du continuum indifférencié est illusoire. Les sens travaillent comme à l’accoutumée… mais « aucun désir ne surgit »… Ce changement survient soudainement, il ne dépend en rien d’efforts préliminaires. Il peut être amené sans passer auparavant par toutes les étapes d’une ascèse. C’est pourquoi on l’appelle « éveil subit ». D’après l’interprétation de de Liebenthal, Shenhui dit ceci : alors que le but de la méditation devrait être simplement d’effacer notre attachement aux choses physiques, elle élimine également la perception que nous en avons, ce qui n’est pas nécessairement une condition indispensable au non-attachement. Il devrait nous être possible d’avoir conscience du monde sans lui être attaché ou en être esclave. Le sermon de Shenhui exprime cette opinon de la manière suivante :
Ainsi quand on conseille à mes amis de mettre au rebut tout ce qu’ils ont appris auparavant parce que c’est inutile, alors il se peut qu’en entendant cela, ceux qui ont passé cinquante ans ou plus, ou seulement vingt ans, à pratiquer la méditation soient très troublés. […] Amis, écoutez attentivement, je vous parle de déception de soi. Que signifie déception de soi ? Vous qui êtes rassemblés ici aujourd’hui, vous désirez ardemment des richesses et les plaisirs de relations avec les hommes et des femmes ; vous pensez à des jardins et des maisons… Le sutra Nirvana dit : « Etre débarrassé de vos passions n’est pas le Nirvana ; les regarder comme des choses qui ne vous concernent pas, c’est cela le Nirvana. »
Jusque-là tout est bien ; mais comment peut-on atteindre cet état de perception sans détachement ? Le meilleur moyen est apparemment de retrouver d’une façon ou d’une autre notre état originel, celui dans lequel nous étions naturellement détachés du monde qui nous entourait. La manière d’y parvenir est de nous dissocier mentalement de l’agitation de la société qui nous entoure et de regarder vers l’intérieur pour toucher notre nature originelle. De cette façon on atteint simultanément prajna et samadhi, la conscience et la non-implication, qui ont été décrites comme les aspects actif et passif de la méditation.
« Laissons-nous maintenant pénétrer jusqu’à cet état où nous cessons d’être attachés. Qu’arrivons-nous à savoir ? En n’étant plus attachés, nous sommes tranquilles et innocents. Cet état qui sous-tend toutes les émotions et passions s’appelle samadhi. En pénétrant jusqu’à cet état fondamental nous parvenons à une sagesse naturelle qui est consciente de cette tranquillité et de cette innocence originelle. Cette sagesse s’appelle prajna. Ainsi est définie la relation intime qui existe entre samadhi et prajna.
[…] Si vous pénétrez à présent jusqu’à cet état où votre esprit n’est pas attaché, et reste cependant ouvert aux impressions, ce qui vous permet d’être conscient du fait que votre esprit n’est pas attaché, alors vous avez atteint l’état de vacuité et de calme originel. De cet état de vacuité et de calme naît une connaissance intérieure grâce à laquelle vous distinguez parfaitement ce qui dans ce monde est bleu, jaune, rouge et blanc. Cela est prajna. Ces distinctions ne font pourtant naître aucun désir. Cela est samadhi.
[…] Il s’ensuit que l’absence d’attachement [aux choses extérieures qui dans le bouddhisme chan devient méditation] vous permet de regarder dans le cœur de tous les Bouddhas du passé, et ce n’est pourtant rien d’autre que ce que vous-même expérimentez aujourd’hui. »
Le plus révolutionnaire peut-être, dans cette approche était qu’elle semblait supprimer le besoin de tout l’appareil traditionnel du bouddhisme. Elle n’avait que peu ou rien à voir avec une religion organisée et avait encore moins de connexion avec les montagnes de philosophie indienne qui l’avaient précédée. Un millier d’année de pensée indienne avait été distillées et réduites à une vérité unique : la prise de conscience de notre nature originelle contient l’éveil. Si l’on prenait ceci à la lettre, alors la communauté bouddhiste n’avait plus besoin des sutra, du chant ni même de la méditation. Il n‘y avait en fait plus aucun besoin du bouddhisme. Il avait été réduit ; comme l’a observé le savant chinois Wingsit Chan, à un intérêt pour le seul esprit.
En redéfinissant la méditation, Shenhui avait « posé les fondations du Zen chinois qui n’avait plus rien à voir avec le Zen. » Shenhui décrivait à présent la méditation ou dhyâna de la manière suivante :
« Etre assis sans bouger n’est pas dhyâna ; l’introspection dans votre propre esprit n’est pas dhyana ; et regarder intérieurement votre propre calme n’est pas dhyâna … Voici mon école, n’avoir aucune pensée c’est être assis, et voir sa nature originelle est dhyâna [Chan].
Qu’advint-il de la méditation indienne ? Il n’est pas étonnant que le savant Hu Shi ait décrit ce nouvel enseignement comme une révolte chinoise contre le bouddhisme.
Si ce triomphe politique de Shenhui faisait du Chan du Sud la secte officielle, il signifiait aussi que lui-même, désormais l’une des figures de proue religieuses en Chine, appartenait obligatoirement à la classe gouvernante.
On comprend dans ces conditions que le véritable avenir du Chan revint vers les maîtres ruraux, des hommes qui pouvaient de manière plus convaincante prétendre qu’ils méprisaient les voies du monde, tandis qu’ils méditaient dans leurs retraites solitaires de la montagne, loin du patronage impérial. Au temple de Heze, l’école du Chan « sudiste » de Shenhui, qui avait établi sa domination dans le Nord, allait bientôt être éclipsé par ces nouveaux ruraux du Chan, illettrés mais vigoureux. IL est intéressant de remarquer que la reconnaissance officielle de la cour semblait éteindre rapidement toute école du Chan qui la recevait. […]
La contribution personnelle de Shenhui fut d’ouvrir la voie à l’anti-méditation de l’école rurale qui allait dominer le Chan.
13/02/2023
Sengcan [Seng-t’san] (mort en 606) succéda à Huike, puis enseigna à Farong [Fa-jong] (594-657) et à Daoxin [Tao-sin] (580-651), lequel transmis la robe de patriarche à Hongren [Hong-jen] (601-674). On honore aujourd’hui Sengcan, Daoxin et Hongren respectivement comme troisième, quatrième et cinquième patriarches, et ils sont vénérés pour avoir été les porte-flambeau des années formatrices du Chan. Néanmoins, lorsque nous nous mettons en quête d’informations concernant leur vie, nous ne trouvons que des sources minces et diffuses. L’une des raison en est probablement qu’avant 700, personne n’avait conscience que ces hommes seraient un jour élevés au rang de pères fondateurs et par conséquent personne ne se souciait de conserver des détails relatifs à leur vie.
Au cours du VIIème siècle, les maîtres de dhyana, jusque-là dispersés, semblent s’être unis dans une sorte de mouvement ad hoc. Ils avaient à leur suite un certain nombre de disciples – important autour des figures les plus connues. De même apparut un certain degré de respectabilité, si nous pouvons en croire les références à l’attention impériale qui commencent à apparaître dans les chroniques. Il semblerait que le mouvement chan soit devenu une secte plus ou moins cohérente, une école de bouddhisme reconnaissable, bien que définie de manière imprécise. Cependant, ce n’était pas tant une branche du bouddhisme en Chine que le mouvement s’efforçait apparemment de devenir qu’une version chinoise du bouddhisme. Les hommes reconnus plus tard comme les troisième, quatrième et cinquième patriarches ont en commun la lutte qu’ils menèrent pour plier la pensée bouddhique aux exigences intellectuelles chinoises, pour siniser le bouddhisme. Bien qu’ils aient seulement réussi à poser les bases nécessaires à cette transformation (dont la réalisation devait attendre d’autres mains), ils établirent réellement un modèle de personnalité qui allait mettre à part tous les maîtres qui vinrent à leur suite : un modèle d’une joyeuse irrévérence qui devait autant à Zhuangzi qu’à Bodhidharma.
En lisant les biographies qui suivent, il est inutile de garder à l’esprit qu’il est tout à fait possible que les détails explicites aient été forgés ultérieurement afin de satisfaire le goût naturel des Chinois pour les anecdotes qui les entourent n’étaient pas de totales inventions. Quoi qu’il en soit, on s’est souvenu d’eux, on leur a rendu hommage et ils ont été cités plus tard comme les fondateurs légendaires du Chan.
Sengcan, le troisième patriarche (mort en 606)
La question du successeur de Huike, le second patriarche, a toujours été embarrassante, même pour les premiers historiens du Chan. La première version de sa biographie (écrite en 645, avant que n’existent le Chan et son besoin d’une histoire) déclare : « [Huike] mourut avant d’avoir établi un lignage, ne laissant aucun disciple digne d’hériter ». Lorsque plus tard il devint nécessaire pour le Chan d’avoir une chaîne ininterrompue de patriarches, une histoire revisitée fut préparée qui lui procura un héritier du nom de Sengcan à qui, dit-on il transmit la doctrine. L’histoire de leur rencontre rappelle la première conversation de Huike et Bodhidharma, les rôles étant cette fois inversés. Le texte laisse entendre que lorsque Sengcan rencontra Huike pour la première fois il était atteint de la lèpre et qu’il implora le maître de le soulager d’une manière on ne peut plus éloigné du Zen, en disant : « cette maladie me fait beaucoup souffrir ; je t’en prie, lave-moi de mes péchés ». « Apporte ici tes péchés, répondit Huike, et je t’en laverai. » Après un long silence, Sengcan confessa : « Je les ai cherchés, mais je ne peux les trouver. » A quoi Huike répliqua, faisant écho à la répartie classique de Bodhidharma : « Vois ! Tu viens d’être purifié. »
Une autre version de cet épisode dit que Huike accueillit Sengcan par ces mots : « Tu souffres de la lèpre ; pourquoi veux-tu me voir ? » Sengcan rétorqua alors : « Mon corps est malade, mais l’esprit d’un homme malade n’est pas différent de votre propre esprit. »
Quelle que soit la manière dont la rencontre se passa dans la réalité, elle convainquit Huike qu’il avait trouvé un être éveillé qui percevait l’unité de toutes les choses, et sur-le-champ il transmit à Sengcan les symboles du patriarcat – la robe et le bol de mendiant de Bodhidharma – en lui disant qu’il devrait désormais prendre refuge dans le Bouddha, le Dharma (la vérité universelle proclamée pour le Bouddha) et la Sangha (la communauté bouddhique). Sengcan répliqua qu’il savait ce qu’était la Shanga, mais que voulait dire Huike par le Bouddha et le Dharma ? La réponse fut que les trois notions étaient toutes des expressions de l’Esprit.
Il semble que cet entretien ait eu lieu alors que Huike se trouvait à Yedu, la capitale Wei du Nord. Dans les années qui suivirent, Sengcan jugea bon de feindre la folie (afin d’échapper à la persécution pendant le mouvement antibouddhiste de 574), et il partit finalement se cacher dans la montagne Huangong pendant dix ans. Sa seule présence, rapporte-t-on, suffit à dompter les tigres sauvages qui avaient terrorisé les habitants de la région. Le seul ouvrage parvenu jusqu’à nous qui prétende transmettre son enseignement est un poème intitulé Xinwinming ou « Sur l’Esprit Croyant », dont on dit qu’il est l’un des premiers traités du Chan. Il débute sur une voix lyrique presque taoïste, digne de Zhuangzi, célébrant la nature originelle de l’homme et la folie de l’ambition.
« Il n’y a aucune difficulté dans la Grande Voie
Mais évitez de choisir !
C’est seulement lorsque vous n’aimez ni ne haïssez
Qu’elle apparaît en toute clarté.
Ne soyez ni pour ni contre quelque chose,
Le conflit du désir et de l’aversion,
Voilà la maladie de l’esprit.
En ne sachant pas la signification profonde des choses,
Nous troublons inutilement la paix (originelle) de notre esprit. »
Le poème exprime ensuite l’acceptation du concept mahayanique de l’Esprit englobant tout, la plus grande et seule vérité de l’univers, ainsi que le concept du Vide de Nagarjuna, la vacuité cosmique de sunyata.
« Les choses sont les choses à cause de l’Esprit.
L’Esprit est l’Esprit à cause des choses.
Si vous voulez savoir ce qu’ils sont l’un et l’autre,
Sachez qu’à l’origine ils sont une Vacuité.
Dans ce Vide tous deux (Esprit et choses) sont un,
Et ils contiennent la myriade des phénomènes. »
Le poème se termine par une affirmation du credo chan de l’unité et de l’absence de dualisme comme signe d’éveil.
« Dans le monde de la Réalité
Il n’y a ni soi ni autre que soi.
« Pas de dualité ! » c’et tout ce que nous pouvons dire.
Quand il n’y a aucune dualité, toutes les choses sont une,
Il n’y a rien qui ne soit inclus.
L’esprit croyant n’est pas duel;
Ce qui est duel n’est pas l’esprit croyant.
Au-delà de tout langage,
Il n’y a pour lui ni passé, ni présent, ni avenir. »
Certains ont mis en doute l’attribution au troisième patriarche de ce poème rythmé car les premières sources historiques maintiennent que Sengcan n’a laissé aucun écrit. Quel qu’en soit l’auteur, l’importance réelle du poème réside dans la fusion subtile du taoïsme et du bouddhisme. Nous pouvons y voir comment les voix de la Chine et de l’Inde anciennes se mêlent dans une harmonie parfaite, au point qu’il est impossible de dissocier les parts de l’une ou de l’autre. C’était une noble tentative pour réconcilier la métaphysique bouddhique et les concepts philosophiques chinois, et dans une certaine limite ce fut une réussite. Quant à Sengcan, les légendes racontent qu’il finit par succomber au désir de revoir le Sud et qu’il disparut après avoir transmis les symboles du patriarcat à un moine du nom de Daoxin.
Daoxin, le quatrième patriarche (580-651)
La Chine, dont l’agitation politique avait contraint les premiers patriarches à fuir d’un petit royaume à un autre, trouva une unité ainsi que les débuts de la stabilité sous le dynastie Sui [Souei] (581-618), la première en trois siècles et demi (depuis la fin de celle des Han en 220) qui ait été capable d’unifier le territoire. Cette brève dynastie (qui fut bientôt remplacée par celle, resplendissante, des Tang) fut dominée par l’empereur Yang, un politicien rusé qui manoeuvra pour soustraire le trône à son frère aîné. […]
L’époque Tang est universellement considérée comme l’une des grandes périodes de l’homme et comme l’Age d’Or du Chan. L’empereur qui la fonda, Taizong, était un « Fils du Ciel » sage et bienfaisant. […] L’évolution du Chan vers une position établie dans la vie chinoise commença à se consolider sous le quatrième partriarche, Daoxin, dont la vie couvre la dynastie des Sui et le début de celle des Tang. Aujourd’hui, c’est pour deux choses que l’on se souvient essentiellement de lui : d’abord il se consacrait particulièrement à la méditation, la pratiquant avec plus d’avidité que ne l’avaient fait tous les maîtres de dhyana depuis Bodhidharma. On lui reconnaît ensuite le mérite d’être à l’origine de la vraie vie monastique du Chan. IL forma une communauté monastique qui vivait de sa propre production agricole et ne dépendait donc plus de la mendicité ; cela contribua sans doute beaucoup à apporter au Chan l’estime des Chinois. Les mendiants itinérants, même quand ils étaient maîtres de méditation, n’avaient jamais suscité en Chine l’admiration dont ils jouissaient traditionnellement en Inde, la terre du Bouddha. On pensait cependant que la mendicité formait le caractère, et elle ne disparut jamais de la discipline du Chan. […]
Daoxin, dont le nom de famille était Sima, venait de Henan [Ho-nan], mais il quitta son foyer dès l’âge de sept ans pour étudier le bouddhisme et rencontra le troisième patriarche, Sengcan, lorsqu’il était adolescent. Quand Sengcan décida de se retirer, il demanda à son brillant élève de se charger du sutra Lankavatara de Bodhidharma et de l’enseignement de dhyana dans un monastère du mont Lu. Daoxin accepta et resta là plusieurs années, attirant des disciples et effectuant au moins un miracle remarquable. On raconte qu’il empêcha une cité fortifiée d’être réduite à la famine par les bandits qui l’assiégeaient en organisant une session publique de sutra et en les chantant parmi les habitants. Les voleurs se retirèrent de leur propre chef tandis que, comme par magie, des puits secs venaient de se remettre à couler. A quelque temps de là, Daoxin remarqua un jour un étrange nuage pourpre au-dessus d’une montagne proche. Le prenant pour un signe, il alla s’installer sur la montagne (à laquelle on donna plus tard le nom de Shuangfeng ou « les pics jumeaux ») et y fonda la première communauté chan, dirigeant une armée virtuelle de quelque cinq mille disciples au cours des trente années qui suivirent.
On l’évoque aujourd’hui comme un maître charismatique qui stabilisa enfin l’enseignement de dhyana. En cette période de troubles politiques, beaucoup d’intellectuels affluèrent vers la nouvelle école du Chan, attirés par la promesse d’une méditation paisible. Apparemment Daoxin encourageait ses disciples à s’organiser en une sorte de commune où agriculture et administration se mêlaient à la pratique de la méditation. Il semble de cette manière avoir non seulement révolutionné la respectabilité de la pratique de dhyana, mais encore être devenu lui-même une figure nationale. C’est en tout cas ce que nous pouvons conjecturer d’une des légendes les plus tenaces qui le montre défiant un décret impérial qui lui ordonnait de comparaître devant l’empereur Taizong.
Cette légende concerne un épisode qui aurait pris place vers l’année 645. A ce qu’on raconte, un messager impérial arriva un jour pour le convoquer au palais, mais Daoxin refusa froidement. Quand le messager rapporta cela à l’empereur, celui-ci ordonna qu’on envoyât une nouvelle invitation. Le messager se heurta encore à un refus, mais accompagné cet fois ci d’un défi : « Si vous voulez ma tête, coupez-la et emportez-la. Il se peut qu’elle aille avec vous, mais mon esprit n’ira jamais. »
Quand cette réplique parvint à l’empereur, il envoya à nouveau le messager, porteur d’une épée marquée du sceau impérial et d’un mandat de comparution adressé à la tête du maître. Mais il ajouta aussi un décret contradictoire réquérant qu’il ne soit fait aucun mal à Daoxin. Quand le maître refusa pour la troisième fois de se rendre au palais, le messager lut le décret qui ordonnait que sa tête fut coupée. Daoxin s’inclina obligeamment en disant : « Coupez-la ! » Mais le messager hésita, arguant que les ordres de l’empereur interdisaient de lui faire aucun mal. En entendant cela, Daoxin éclata de rire et dit : « Il est bon que vous sachiez que vous possédez des qualités humaines. »
Les enseignements du quatrième patriarche sont mal connus, mais on suppose qu’il inventa et développa de nouvelles techniques pour aider les novices à atteindre un niveau plus intense de méditation. Un extrait de son enseignement illustre sa ferveur pour dhyana :
« C’est avec gravité que vous devez vous assoir pour méditer ! Etre assis en méditation est essentiel à toute autre chose. Quand vous aurez fait cela pendant trois à cinq ans, vous serez capable de prévenir l’inanition en vous nourrissant très peu. Fermez la porte et asseyez-vous ! Ne lisez pas les sutra et n’adressez la parole à personne ! SI vous avez la volonté de vous exercer de cette manière et de persister longtemps, le fruit en sera aussi doux que la chair qu’un singe tire de la coque d’une noix. Mais de telles personnes sont rares. »
L’importance moindre accordée aux sutra indique la voie au Chan ultérieur. Il est intéressant de noter cependant que, quelques années plus tard à peine, l’utilité de s’assoir en méditation sera également remise en cause, en même temps qu’apparaîtra un nouveau style de Chan.
Nous savons par Daoxin que Hongren, le futur cinquième patriarche, était un de ses disciples et qu’il saisissait la signification intérieure de son enseignement. Ce fut à Hongren qu’il demanda de construire un mausolée sur le flanc de la montagne, le site de son dernier repos, et quand il faut terminé il s’y retira pour sa dernière méditation. Puis il expira et son corps assis fut enveloppé dans une étoffe laquée ; il offrait une vision si magnifique que personne ne put se résoudre à fermer le mausolée.
On ne peut avancer grand-chose avec certitude à propos de Daoxin, en dehors de sa place historique en tant que fondateur de la première véritable communauté Chan. Un manuscrit découvert au début de ce siècle dans les cavernes bouddhiques de Dunhuang prétend cependant contenir un sermon du quatrième patriarche intitulé « L’Abandon du Corps. »
« La méthode pour abandonner le corps consiste d’abord en une méditation sur le Vide ; par là l’esprit [conscient] est vidé. Que l’esprit dans son univers soit apaisé jusqu’à atteindre un état parfait de tranquillité ; que la pensée soit projetée dans le mystère de la quiétude, de manière à ce que l’esprit soit empêché d’errer d’une chose à l’autre. Quand l’esprit est apaisé dans ses plus proches demeures, ce qui l’embarrassait est tranché. […] L’esprit dans son absolu pureté est le Vide lui-même. »
Le texte cite ensuite Laozi et Zhuangzi ainsi que quelques-uns des sutra les plus anciens et il fait considérablement référence à la notion de Vacuité de Nagarjuna. Le texte, authentique ou apocryphe, constitue un élément de plus dans la fusion du taoïsme et du bouddhisme que fut le premier Chan, de même que son analyse de l’état d’esprit atteint pendant la méditation anticipe les enseignements plus tardifs du Chan.
Farong, le Saint François du Zen (594-657)
Dans cette parade des patriarches, on ne peut passer Farong sous silence, car si ce maître ne fut jamais officiellement couronné patriarche, son humanité fit de lui une légende. Farong (594-657), dont le nom de famille était Wei, naquit dans une province de la rive sud du fleuve Yangzi, et fut dans ses jeunes années un étudiant de la pensée confucéenne. Mais rapidement, son aspiration au défi spirituel le conduisit au bouddhisme. Il s’installa finalement dans une grotte à flanc de falaise, près d’un monastère célèbre du mont Nuitou [Nieou-t’eou]. D’après ce qu’on raconte, sa sainteté était telle que des oiseaux venaient lui faire des offrandes de fleurs.
Selon la chronique zen de la Transmission de la lumière de la lampe (1004), à un moment situé entre 627 et 649, le quatrième patriarche, Daoxin pressentant qu’un grand bouddhiste vivait sur le mont Nuitou, s’y rendit afin de se mettre en quête de cet homme. Après de nombreux jours de recherche, il rencontra enfin un être pieux qui se tenait assis au somment d’un rocher. Pendant que les deux maîtres faisaient connaissance, des broussailles et des ronces qui se trouvaient plus haut sur la montagne parvint soudain le rugissement d’un tigre. Daoxin parut s’en alarmer ce qui fit dire à Farong, ami des animaux, avec un sourire forçé : « Je vois que cela est encore en vous. » Le sens de cette phrase était bien sûr que Daoxin était encore l’esclave du monde des phénomènes, qu’il n’était pas complètement détaché de ses peurs et de ce qu’il percevait.
Après qu’ils eurent bavardé un moment, Farong dut quitter son siège et s’éloigner pour aller satisfaire un besoin naturel. En son absence, Daoxin inscrivit le caractère chinois du nom du Bouddha sur le rocher où il avait été assis. Quand Farong revint pour prendre sa place, il fut un instant choqué à l’idée de s’asseoir sur le nom du Bouddha. S’attendant à une telle réaction, Daoxin sourit et dit : « Je vois que cela est encore en vous. » Il avait montré que Farong restait intimidé par l’apparat du bouddhisme classique et n’était pas encore devenu un maître du pur Esprit détaché de toute chose. On dit que Farong ne peut comprendre le sens de cette remarque et implora Daoxin de lui enseigner le Chan, ce que le quatrième patriarche fit sans tarder.
Une fois encore, le message de Daoxin recommandait la non-distinction, le non-attachement, la non-discrimination ; il disait de renoncer aux émotions, aux valeurs, à la lutte. Soyez simplement naturel, soyez ce que vous êtes, car c’est la partie de vous qui est la plus proche de l’idéal bouddhique de liberté mentale.
« Rien ne manque en vous et vous n’êtes pas différent du Bouddha. Il n’y a d’autre manière de parvenir à l’état de Bouddha que de laisser à votre esprit la liberté d’être lui-même. Vous ne devriez contempler ni purifier votre esprit. N’y laissez entrer ni désir obsédant ni haine, et n’ayez ni crainte ni anxiété. Soyez sans limites et absolument libre de toutes les conditions. Ayez la liberté d’aller dans la direction qu’il vous plaît, quelle qu’elle soit. N’agissez ni dans le but de faire le bien, ni dans celui de poursuivre le mal. Que vous marchiez ou que vous restiez, que vous soyez assis ou couché, quoi qu’il vous arrive il s’agit de la merveilleuse activité du Grand Illuminé. Tout est joie, sérénité – C’est ce qu’on appelle Bouddha. »
Après la visite de Daoxin, les oiseaux cessèrent d’apparaître avec leurs offrandes de fleurs : ce qui prouve, disent les maîtres ultérieurs du Chan, que l’être physique de Farong s’était entièrement évanoui. Son école du mont Nuiou fleurit un certain temps. On y enseignait que l’on pouvait atteindre les objectifs de la pratique du Chan en contemplant le Vide de Nagarjuna. Farong interprétait ainsi les enseignements de la Voie du Milieu :
« Tous les discours n’ont rien à voir avec la Nature originelle de l’homme que l’on peut atteindre seulement à travers sunyata. Pas de pensée, telle est la Réalité absolue dans laquelle l’esprit cesse d’agir. Quand l’esprit d’un homme est vide de pensées, sa nature a atteint l’Absolu. »
Les enseignements de Farong furent transmis par la suite au Japon grâce à un pèlerin japonais de passage, mais son école ne se perpétua dans aucun des deux pays au-delà du VIIIème siècle. Elle fut le premier groupe dissident du Zen ; étant trop attachée au bouddhisme traditionnel, peut-être lui manquait-il l’innovation nécessaire à sa survie.
Comme Farong avançait en âge, on l’encouragea à descendre de sa montagne pour aller vivre dans un monastère, ce qu’il aurait peut-être fait de lui-même. On dit qu’après qu’il eut fait ses derniers adieux à ses disciples, il fut suivi au bas de la montagne par les lamentations de ses oiseaux et de ses animaux. Un maitre plus ordinaire aurait été oublié, mais ce saint François du Zen était tant aimé qu’il devint un sujet de conférences et qu’on se souvint toujours de lui avec respect.
Hongren, le cinquième patriarche (601-674)
Daoxin, le quatrième patriarche, eut un autre disciple connu, Hongren (601-674), l’homme à qui l’histoire donna le titre de cinquième patriarche. Les chroniques disent qu’il venait de la même province que Daoxin et qu’il impressionna profondément le maître quand, âgé de quatorze ans, il rivalisa avec le quatrième patriarche dans un entretien d’introduction. Selon la description que nous avons de cette conversation, Daoxin demanda au jeune garçon, qui voulait devenir son disciple, quel était son nom de famille, mais comme le mot qui veut dire « nom de famille » se prononce de la même manière que celui qui signifie « nature », Hongren répondit à la question comme si elle avait été : « Quelle est ta « nature » ? », l’interprétant délibérément dans ce sens de manière à répondre : « Ma « nature » n’est pas ordinaire ; c’est la nature de Bouddha. » Daoxin s’enquit alors : « Mais n’as-tu pas un nom de famille ? » Ce à quoi Hongren répliqua habilement : « Non, car les enseignements disent que notre « nature » est vide. »
Hongren continua son chemin et devint le successeur du quatrième patriarche ; dans son établissement étaient rassemblés plusieurs centaines de disciples. Les chroniques ne nous apprennent pas grand-chose sur la vie réelle et les enseignements du cinquième patriarche, mais cela est sans importance. […]
09/02/2023
Une légende raconte qu’un moine indien barbu du nom de Bodhidharma (470-532), fils d’un roi brahmane de l’Inde méridionale, apparut un jour à Canton, la cité portuaire du sud de la Chine, aux environs de l’an 520 de notre ère. De là, il se dirigea vers le nord-est jusqu’à Nankin, près de l’embouchure du fleuve Yangzi, afin de répondre à l’invitation du plus fervent des bouddhistes de Chine, l’empereur Wu, de la dynastie des Liang. Après un entretien célèbre au cours duquel son irrévérence jeta l’empereur dans la consternation, Bodhidharma se hâta de rejoindre les centres bouddhiques du Nord, et s’installa finalement dans le monastère de Shaolin, sur le mont Song, où il resta pendant neuf années en méditation, les yeux fixés sur un mur. Il transmit ensuite ses réflexions ainsi qu’une copie du sutra Lankavatara à un successeur, puis disparut. Il légua à la Chine sa dévotion pour la méditation et pour le sutra que nous avons évoqué plus haut. Plus tard, on lui rendit hommage en tant que père de la dhyana chinoise, ou « méditation », école du bouddhisme appelée Chan.
Bodhidharma attira peu l’attention pendant les années qu’il passa en Chine et la première allusion à sa vie est une brève note dans une chronique compilée une centaine d’année plus tard, l’identifiant simplement comme un praticien de la méditation. Cependant les récits ultérieurs sur sa vie furent de plus en plus embellis, au fur et à mesure qu’il était élevé au rang de premier patriarche du Chan chinois. On élabora sa vie de manière à remplir en tout point les besoins d’une légende, et on l’enveloppa peu à peu d’anecdotes symboliques qui, mieux que le fait banal, illustraient somptueusement la vérité. […]
La Chine au temps de l’arrivée de Bodhidharma était un territoire politiquement divisé, où la nouvelle foi du bouddhisme tenait souvent lieu de dénominateur commun spirituel. Bodhidharma apparut précisément au moment où, dans le Nord-Ouest, l’empereur Wu (et qui régna de 502 à 549) était devenu un bouddhiste fanatique. Peu après avoir pris le pouvoir, Wu ordonna de fait à tous les membres de la maison impériale et à tous ceux qui avaient un accès à la cour d’adopter le bouddhisme et d’abandonner le taoïsme. Les moines bouddhistes devinrent conseillers à la cour et ouvrirent les coffres impériaux pour y puiser de quoi construire de nombreux temples somptueux qui sont devenus très célèbres. […]
L’empereur était connu pour l’hospitalité qu’il dispensait aux moines indiens qui lui rendaient visite et il est tout à fait plausible qu’il ait invité Bodhidharma à une audience. Selon la légende, l’empereur Wu commença presqu’immédiatement à infliger au dignitaire en visite une liste de toutes les actions qui prouvaient sa foi, énumérant les temples construits, le clergé investi, les sutra promulgués. La liste était longue, mais il finit par faire une pause, troublé sans doute par l’indifférence de son invité. Dans l’espoir de susciter une réaction, il demanda : « Etant donné tout ce que j’ai fait, que pensez-vous que puisse être mon mérite ? » Bodhidharma fronça les sourcils : « Il n’y a pas là le moindre mérite, Sire. » Cette réponse frappa l’empereur de stupeur, mais il s’empressa d’essayer une autre question banale : « Quel est le principe le plus important du Bouddhisme ? » On raconte que Bodhidharma répondit à cela d’un abrupt : « Vaste Vide ». L’empereur fut tout aussi déconcerté par cette réponse et ne sachant plus que penser, il s’enquit finalement de l’identité exacte du visiteur barbu qui se tenait devant lui. Bodhidharma admit de bonne grâce qu’il n’en avait pas la moindre idée. L’entretien se termina aussi brusquement qu’il avait commencé. Bodhidharma s’excusa et prit rapidement congé. Le premier miracle qu’on lui prête fut de traverser le Yanzi aux abords du Nankin sur un roseau, puis il se dirigea vers le Nord.
C’est en Chine du Nord près de la cité de Luoyang que la légende retrouve Bodhidharma. Les versions diffèrent quelque peu, mais les plus vivaces associent son nom au fameux monastère de Shaolin, sur le mont Song. Là nous dit-on, il médita pendant neuf années face à un mur (inventant de cette façon la « contemplation du mur ») jusqu’à ce que, rapporte une version pieuse, ses jambes finissent par se détacher. A un moment, relate une autre version zen, il se surprit à somnoler et dans un accès de rage s’arracha les paupières, les jeta par terre avec mépris ; à l’endroit où elles tombèrent jaillirent des buissons de thé – la boisson sacrée du zen. Une autre anecdote en fait l’inventeur d’un style chinois de boxe pour l’éducation physique des moines chétifs de Shaolin, et par là même le fondateur d’une discipline chinoise classique. Mais le plus célèbre des épisodes ayant trait à son séjour à Shaolin concerne le moine Huike [Houei-k’o], qui devait devenir son successeur. L’histoire raconte que Huike attendit dans la neige à l’extérieur de Shaolin pendant des jours et des jours, espérant en vain que Bodhidarma le remarquât ; en désespoir de cause il finit par se couper un bras pour attirer l’attention du maître.
Bodhidharma préconisait la méditation, les sutra et tout l’apparat du bouddhisme traditionnel comme moyen de parvenir dans sa propre nature. Les légendes qui l’entourent présentent le Zen dans sa période de formation, bien avant que des méthodes moins orthodoxes n’aient été imaginées pour faire entrer les disciples dans un nouveau mode de conscience. […]
Les véritables enseignements de Bodhidharma ne sont pas totalement connus. La première information concernant le « barbare aux yeux bleus » (comme l’appelèrent plus tard les Chinois) se trouve dans l’histoire bouddhique chinoise qui a pour titre Biographie de moines éminents et que l’on date de 645, plus d’un siècle après qu’il est venu en Chine. Cette biographie contient également le texte bref d’un essai attribué à Bodhidharma. Au temps où elle fut recueillie, celui-ci n’avait pas été encore consacré premier patriarche du Zen, il était simplement connu comme l’un des moines qui enseignait la méditation. Aussi n’y avait-il aucune raison d’embellir son histoire par un essai apocryphe et c’est la raison pour laquelle la plupart des exégètes pense qu’il est authentique. […] Le texte que laissa Bodhidharma avait pour mission de montrer aux hommes les différentes voies vers l’éveil.
Il y a plusieurs moyens d’entrer dans la voie, mais en résumé il n’y a que deux catégories ; l’une est « l’Entrée par la Raison » et l’autre « l’Entrée par la conduite ».
De manière plus précise, la première de ces voies, l’Entrée par la Raison, pourrait être appelée ‘entrée par la pénétration pure ». Il semble que la voie préconisée soit un mélange de bouddhisme et de taoïsme ; les sutra y sont utilisés comme véhicule pour conduire celui qui cherche d’abord à la méditation, puis vers un état de conscience impossible à décrire dans lequel toute dualité, toute sensation d’un moi différent du monde sont effacées. C’est un résumé précoce et éloquent des objectifs du Zen.
Par « Entrée par la Raison » nous voulons parler de la compréhension de l’esprit du bouddhisme à l’aide de l’enseignement des écritures. Nous arrivons alors à avoir une foi profonde dans la « Vraie Nature », qui est une seule et même chose dans tous les êtres doués de sensibilité. La raison pour laquelle elle ne se manifeste pas est due à l’illusion qui enveloppe les objets extérieurs, et les fausses pensées. Lorsque, abandonnant le faux et embrassant le vrai, on se réfugie en parfaite sincérité de pensée dans biguan, on trouve qu’il n’y a ni moi personnel ni rien d’extérieur au moi, que les masses et les individus éminents sont une seule et même essence ; on s’en tient alors fermement à cette croyance et on ne s’en écarte jamais plus. Un tel homme ne sera plus guidé dorénavant par des instructions écrites, car il est en communion silencieuse avec le principe lui-même ; il sera libéré de toute discrimination par voie de concept, car il est plein de sincérité et non agissant.
On attribue à Bodhidharma le mérite d’avoir inventé le terme biguan [pi-kuan] dont la traduction littérale est « la contemplation du mur » mais dont la véritable signification est à l’estimation de chacun de nous. On qualifie parfois biguan de métaphore qui exprimerait la confrontation de l’esprit avec la barrière de l’intellect – obstacle que l’on doit finir par sauter si l’on veut atteindre l’éveil. Dans tous les cas ce texte représente une évidente ratification de la méditation en tant que moyen pour apaiser l’esprit tout en abolissant notre impulsion à faire une discrimination entre nous et le monde qui nous entoure. Il insiste sur le fait que l’enseignement écrit ne peut aller que jusque-là et qu’enfin il doit être abandonné en faveur d’une soumission à la pensée intuitive.
La seconde voie (ou Dao) qu’il décrivait avait pour nom ‘Entrée par la Conduite » et faisait référence aux origines bouddhiques indiennes de Bodhidharma. La description de la « Conduite » était divisée en quatre sections qui, prises ensemble, étaient destinées à inclure tous les types possibles de la pratique bouddhique.
L’ « Entrée par la Conduite » désigne les Quatre Actions dans lesquelles tous les autres actes sont compris. Quelles sont-elles ? 1) Comment répondre à la haine ? 2) Etre obéissant envers le Karma. 3) Ne jamais poursuivre quoi que ce soit. 4) Etre en accord avec le Dharma.
Le premier acte de conduite conseillé au croyant est de supporter toutes les épreuves car elles représentent des paiements pour des fautes commises dans des existences antérieures.
Que veut-on dire par : « Comment répondre à la haine » ? Ceux qui se forment sur la Voie doivent penser ainsi quand il leur faut lutter contre des conditions adverses : pendant les innombrables âges du passé, j’ai erré à travers la multiplicité des existences, m’abandonnant constamment à des détails dénués d’importance au détriment de ce qui est essentiel dans la vie, et créant ainsi des occasions infinies de haine, de mauvais vouloir et d’actions mauvaises. Aucune action perfide n’a été commise dans cette vie, mais cependant c’est maintenant que les fruits des fautes du passée doivent être récoltés. Ni les dieux ni les hommes ne peuvent prévoir ce qui m’arrivera. Je me soumettrai avec bonne volonté et patience à tous les maux qui tomberont sur moi, jamais je ne gémirai ni ne me plaindrai. Dans le sutra on dit de ne pas se tourmenter sur les maux qui peuvent nous advenir. Pourquoi ? Parce que par l’intelligence on peut avoir une vue générale [de toute la chaîne des Causes interdépendantes]. Lorsque cette pensée s’élève, on est en accord avec le principe parce qu’on fait de la haine le meilleur usage qu’on puisse en tirer en la faisant servir à sa progression sur la Voie. C’est cela qui est appelé « la façon de répondre à la haine ».
La seconde règle de Conduite est de se réconcilier avec qu’il advient, qu’il s’agisse d’un bien ou d’un mal. Cette règle semble refléter l’attitude taoïste pour laquelle chaque chose est ce qu’elle est, et qu’en conséquence les jugements de valeur sont hors de propos. Lorsque survient le bien, il est le résultat d’actions de mérite dans une existence antérieure et il disparaîtra quand la force du Karma qui en est la cause sera épuisée. Ce qu’il est important de saisir, c’est que rien n’a d’importance, quoi qu’il arrive.
Nous devons savoir que tous les êtres doués de sensibilité sont produits par les effets combinés des conditions karmiques, et en tant que tels il ne peut y avoir de moi en eux. Les fils mêlés du plaisir et de la souffrance sont tous tissés à partir des fils des causes qui imposent des conditions … Laissez donc les gains et les pertes courir leurs courses naturelles selon les conditions et les circonstances toujours changeantes de la vie, car l'Esprit lui-même ne s’accroît pas avec les gains et ni diminue pas avec les pertes. De cette manière aucune tempête d’autosatisfaction ne s’élèvera et votre esprit demeurera en harmonie cachée avec le Dao. C’est dans ce sens que nous devons comprendre la règle d’adaptation aux conditions et aux circonstances variables de la vie.
La troisième Règle de Conduite était l’enseignement du Bouddha selon lequel cesser toute recherche et se tourner vers le non-attachement apporte la paix.
Toute leur vie, les hommes à travers le monde demeurent non éveillés ; partout nous les voyons liés par leurs désirs et leurs convictions. C’est ce qu’on appelle « l’attachement ». Les sages cependant comprennent la vérité, et leur raison leur dit de se détourner des voies séculières. Ils jouissent de la paix de l’esprit et du parfait détachement. Ils ajustent les mouvements de leurs corps aux revers de fortune, toujours conscients de la vacuité du monde des phénomènes dans lequel ils ne trouvent rien à convoiter, rien dont se réjouir … Tout ce qui a un corps est héritier de souffrance et étranger à la paix. Ayant compris cette vérité, les sages restent détachés de tout ce qui appartient au monde des phénomènes ; leur esprit est libéré des désirs et des besoins insatiables. Les écritures disent : « Toutes les souffrances jaillissent de l’attachement ; la vraie joie naît du détachement. » Connaître clairement la béatitude du détachement est marcher véritablement sur la voie du Dao.
La quatrième Règle de Conduite était de dissiper notre perception des dualités sujet-objet et de regarder la vie comme un tout unifié. C’est cette fusion du moi et du monde extérieur que Bodhidharma appelle esprit pur ou raison pure.
Le Dharma n’est rien d’autre que la Raison qui est pure dans son essence. Cette Raison pure est la Forme sans forme de toutes les formes. Elle est au-dessus de la souillure et de l’attachement et elle ne connaît ni « moi » ni « autre ».
Après avoir développé cet exposé assez bien tourné du Zen et des idéaux bouddhiques tels qu’ils sont prêtés à Bodhidharma, il nous faut malheureusement ajouter qu’à la seule exception du terme biguan, tout semble avoir été emprunté directement au sutra Vajrasamadhi (attribuer des citations du sutra à des patriarches était alors chose courante). Tout au moins la légende en ce temps-là ne dépeint-elle pas Bodhidharma comme un contemplateur de sutra. Il utilisait en fait un sutra comme véhicule afin de promouvoir sa pratique de contemplation intensive. On ne sait pas quel rôle jouait à cette époque la méditation dans le bouddhisme, mais l’érudit Hu Shih se demande si elle était bien comprise. Les Biographies qui couvraient toute la première période du bouddhisme en Chine depuis le 1er siècle jusqu’en 519, ne contenaient que vingt et un noms de moines pratiquant dhyana sur un total d’environ quatre cent cinquante. Et pratiquement tous ces vingt et un moines étaient cités à cause de leur ascétisme et de leurs pouvoirs miraculeux remarquables. Ceci montre bien que malgré les nombreux manuels de yoga qui étaient en traduction, et en dépit du grand respect que les intellectuels bouddhistes portaient à la doctrine de dhyana, il n’y avait jusqu’à l’an 500 pratiquement aucun bouddhiste chinois qui comprenait véritablement ou pratiquait sérieusement dhyana ou le Zen.
En arrivant en Chine en 520 peut-être Bodhidharma eut-il le sentiment qu’il utilisait les mots d’un sutra déjà existant pour faire l’éloge de la méditation, il pourrait mieux susciter l’intérêt des Chinois pour cette forme de Bouddhisme. […] L’enseignement de biguan, contemplation du mur, fut ce qui fit de Bodhidharma le premier patriarche du bouddhisme zen en Chine. » […]
La fin de Bodhidharma est également entouré de mystère. Qu’arriva t-il réellement à ce gourou indien voyageur ? Mourut-il empoisonné, comme le dit une légende, ou se rendit-il en Asie centrale comme le rapporte une autre ? Ou encore est-il partie pour le Japon comme une autre histoire le révèle ? La version la plus persistante raconte qu’au bout de neuf années passées au monastère de Shaolin, décidé de retourner en Inde, il convoqua ses disciples afin de tester leur degré de réalisation qu’ils avaient atteint. Le premier disciple dit : « tel que je le comprends, si nous voulons saisir la Vérité, nous ne devons ni faire entièrement confiance aux mots et aux lettres, ni nous en dispenser complètement ; nous devons au contraire les utiliser comme un instrument de la Voie ». A ceci, Bodhidharma répondit : « Tu as atteint ma peau. »
Une nonne s’avança ensuite et dit : « selon moi, la Vérité est semblable à une vision heureuse du Paradis Bouddhique ; on l’aperçoit une fois et la vision ne se reproduit plus jamais. » A cela Bodhidharma répondit : « Tu as atteint ma chair. »
Le troisième disciple dit : « Vides sont les quatre éléments et non existants les cinq skandha (c’est-à-dire les constituants de la personnalité : le corps, les sentiments, la perception, la volonté et la conscience). Il n’y a rien en fait qui puisse être saisi comme réel ». A ceci Bodhidharma dit : « Tu as atteint mes os ».
Ce fut enfin le tour de Huike. Mais il ne fit que s’incliner devant son maître et resta silencieux là où il était. Bodhidharma dit : « Tu as atteint ma moelle. » […]
Qu’y a-t-il de vrai dans la légende de Bodhidharma ? La réponse importe peu. A l’égal de Moïse, si Bodhidharma n’avait pas existé il aurait fallu l’inventer. […] Il est important de garder à l’esprit que Bodhidharma, homme et mythe, était le produit d’une forme première du Zen. Les maîtres ultérieurs avaient besoin d’un lignage et on lui délégua le rôle de premier patriarche. Le principal problème avec Bodhidharma était que beaucoup de ses idées contredisaient directement les positions adoptées par les enseignements postérieurs du Zen. Souvenez-vous par exemple qu’il prônait la confiance dans un sutra (le Lankavatara) et qu’il mettait fortement l’accent sur la méditation (à laquelle les maîtres zen allaient plus tard se dérober partiellement). […]
Sans doute est-il opportun de terminer par le texte apocryphe le plus durablement associé à son nom, à savoir la stance que les maîtres ultérieurs lui attribuèrent en prétendant qu’il s’agissait d’un résumé de son enseignement :
Une transmission spéciale en dehors des écritures
Aucune dépendance vis-à-vis des mots et des lettres
Se tourner directement vers le seul esprit,
Comtempler sa propre nature.
01/04/2022
Sin est assurément l'un de ces mots-là, vraie pierre d'achoppement des traductions en langues occidentales, surtout en français. Il désigne le coeur, à la fois comme organe et comme siège de la pensée ainsi que des sentiments. Or, en français, si nous disons "coeur" nous excluons la "pensée" et inversement. Le mot "conscience" lorsqu'il s'applique à l'ensemble de nos facultés psychiques a une plus ample acceptation, il est le plus juste mais d'un emploi plus difficile. Ajoutons à cela que sin, comme nous allons le voir, peut avoir une dimension d'infini. La plupart des traducteurs retiennent "esprit", celui de Houi-neng a choisi "coeur". Il faut se résigner à conclure qu'aucune traduction n'est satisfaisante et à prier le lecteur de garder en mémoire toutes les implications du terme.
Or, il s'agit d'un terme-clé du Tch'an puisque ce coeur de l'être, fondement de toute la personne avec ses particularités, son conditionnement et ses limites est pourtant celui des Buddha, infini et immaculé, lorsque l'ignorance a disparu.
Ici s'articule tout le Tch'an. Ici tout est dit d'un seul mot :
Il faut obtenir le wou sin, la non-existence de cette conscience d'ignorant, de l'esprit ordinaire, de la pensée dualisante, du coeur lourd d'attachements, toutes ces expressions ne faisant que traduire sin. Wou sin obtenu, que reste-t-il ? Justement sin, cette fois dans son sens d'infini.
Le retournement au niveau du langage répond à un retournement dans l'expérience vécue, au niveau de la conscience profonde, que l'école indienne du Vijnanavada décrit comme un "renversement du support" ouvrant sur l'Eveil. Désormais règne acitta (mot sanscrit morphologiquement analogue à wou sin), conscience libérée de la conscience ordinaire, empirique et dualisante.
Lorsque Houei-neng, ayant évoqué la Grande Sapience qu'il demande à ses disciples d'intérioriser dans leur coeur, lance le mot sanscrit "maha", "grand" et l'applique au coeur, c'est ce retournement, cette métamorphose, qu'il espère les voir obtenir.
Suivant l'expérience au plus près, les maîtres tch'an emploient également et même plus souvent wou nien. Le caractère chinois comporte deux graphèmes : celui de sin et un autre qui suggère l'actuel, le présent; l'ensemble désigne donc ce qui se passe dans la conscience à l'instant même, la pensée ou l'émotion du moment, généralement liée à l'apparition des évènements. Lorsque le coeur et l'esprit ne sont plus troublés par le monde objectif, wou nien, disons en désespoir de cause "la non-pensée", est présente, la délivrance obtenue.
Comme il en est pour wou sin et sin, la non-pensée n'exclut que la pensée de l'ignorant; la pensée fonctionne mais autrement : elle ne papillonne plus et elle ne s'agrippe plus, elle ne fait plus mal, elle ne pèse plus, elle se révèle doucement au fond de ce coeur non-coeur puis s'envole aussitôt.
Et il en va de même pour l'action : wou wei, non-agir est en fait l'activité libre, spontanée et parfaite.
Quand au mot Tao, le lecteur occidental ayant tendance à l'interpréter comme témoignant d'une influence taoïste, les traducteurs s'efforcent de lui trouver un équivalent français et disent tantôt la Voie, tantôt l'Absolu, tantôt la Réalité ultime, etc. Ici aussi, la traduction réduit la richesse de suggestion d'un terme que confusianistes, taoïstes et boujddhistes emploient tous et qui revêt des sens nombreux, profonds, qu'il ne saurait être question d'envisager ici. Quelques remarques peuvent suffire.
Le sens élevé que le Taoïsme a donné au mot explique son emploi par les bouddhistes. P. Demiéville, après avoir observé que "la Chine ne prit à l'Inde que ce qui lui convenait, ce qu'elle sentait pouvoir assimiler utilement" poursuit un peu plus loin en ces termes :
"[Selon le Grand Véhicule] "l'absolu échappe à toute causalité comme à toute logique, et donc à toute expression discursive : il relève du silence et n'est accessible qu'à la seule expérience mystique. Or, ce genre d'absolu conçu comme une réalité indéfinissable, inexpressible, sous-traite aux modalités relatives et aux oppositions logiques de la pensée profane, c'était lui aussi que la philosophie taoïste, bien avant l'arrivée en Chine du Bouddhisme, avait appris à révérer sous le nom de Tao. Ce que la Chine retint du message bouddhique, ce fut donc essentiellement la doctrine du Grand Véhicule, cette dialectique de l'absolu qui éveillait des harmoniques dans la pensée chinoise" (Le bouddhisme chinois par P. Demiéville dans un recueil collectif de conférences : Aspects de la Chine. P.U.F, Paris 1959, 1er vol. p.164-165).
06/12/2021
L'affirmation centrale dont se gargarise une certaine faune spiritualisante est celle qui consiste à clamer qu'il faut "tuer l'ego". Nous aimerions bien que ces nouveaux élus nous expliquent comment il est possible de converser avec autrui, d'acheter une botte de carottes ou de retrouver sa voiture stationnée dans un garage souterrain, sans Ego ? L'Ego selon le Chan, est une fonction qui se prend pour un individu. C'est un procédé pratique de perception, d'interprétation, de sélection, de convergence, de simplification des flux d'informations qui ne cessent de surgir et de prendre forme à travers les portes des sens. [...]
Ces flux complexes, entremêlés, finissent par former une sorte de rapport à soi, de superstructure fictive mais pratique, que nous revendiquons comme étant "nous", êtres-en-tant-que-distincts du reste du monde. Le "je" n'est donc qu'une façon dont l'esprit s'y prend pour faire en sorte que les expériences soient centralisées et permettent de réagir, de s'adapter et de survivre. En cours de route ceci a fini par faire émerger, se concrétiser, voir se concrétionner un "masque" (ethymologie de persona, masque de théatre qui recouvre toute la tête) plus vraie que nature, que nous prenons définitivement pour "nous". "Tout est aggrégat", affirme le bouddhisme. Qu'est ce que nous alors, selon eux ? Nous, c'est avant tout et à l'origine de tout :
1. un corps, premier agrégat,
2. qui capte quelque chose, un percept : second agrégat,
3. quasi simultanément décodé en sensation positive, négative ou neutre : troisième agrégat,
4. l'intellection est en route, les associations d'idées aussi : quatrième agrégat,
5. "J'ai perçu ceci, différent de moi" : cinquième agrégat.
Cette théorie primitive et étonnamment moderne, se nomme théorie des wu yun ou des cinq skandha.[...]
Une fois cela compris, intellectuellement au moins, oublions cette quête stérile de l'éradication d'un moi fictif. Oublions aussi, à vrai dire, le culte totalitaire du très médiatisé "développement personnel", servi à toutes les sauces depuis quelques années. Sapons l'illusion centrale et les énergies considérables, qui étaient occupées à la faire perdurer coûte que coûte, feront tout naturellement en sorte de nous libérer l'intelligence, de nous rendre disponible à l'autre et de dissoudre notre obsession égocentrée. Nous devrions être alors en état de voir le "comique dramatique", de cette recherche d'un "ego développé" et aussi, bien plus important, de celle d'un "ego éveillé".[...] Un maître affirme qu'"il n'y a rien en dehors du mental, rien non plus sur lequel on puisse oeuvrer et rien en définitive qui doive être illuminé. L'esprit n'est pas un objet qui peut être saisi ni tué, il n'y a rien à purifier ni à éradiquer, rien non plus à vider ou à nettoyer". Alors quoi ? Seul, un changement de niveau peut renverser le seau, telle est wu nian "non-pensée", et wu xin, "non-mental", wu wo ou fei wo "non-soi" !
Non-Demeure
L'Eveil, quoi qu'il soit ou non, est associé dans nos esprits orientalisés au terme nirvana, sorte de paradis ou d'état paradisiaque absolu à atteindre, selon les vues profanes. Pourtant l'étymologie même de ce terme, sans parler des explications et commentaires" sur sa signification, le situe immédiatement dans le domaine supra-mondain. Nirvana peut en effet être traduit par "sortie de l'épaisse forêt", "établissement au cœur du non-construit". Voilà qui change la perspective : "samsara et nirvana non deux"...
Aphorisme chan :
L'illusion et l'absolu ne sont point différents.
Tant qu'on est dans l'erreur, l'absolu est illusion.
Pour qui s'est éveillé, l'illusion devient l'absolu.
Lankavatarasutra :
La nature propre de toute chose n'est qu'humaines paroles. L'imaginaire n'existe pas non plus. Le nirvana est semblable à un rêve. On ne discerne rien qui chemine dans le samsara, rien qui s'éteigne (dans le nirvana). (...) Les esprits puérils pensent être des éveillés, mais le Tathagata ne se dit ni qu'il est Eveillé ni qu'il confère l'Eveil.
L'Eveil, la "grande Affaire", qu'est ce donc ? Et où le chercher ? Un maître zen a déclaré à ce sujet qu'il n'y a pas de personne éveillée, seulement une activité éveillée. On peut avoir été tenté de découvrir cette "libération" par la doctrine, puis par l'ascèse, enfin surtout par l'intelligence, affinée à l'extrême. Pourtant il manque encore un pas, un "non-pas", un saut, une cabriole au sommet du mât de 100 pieds, puisque même l'intelligence, même l'intelligence prajnique, nous voulons dire, ne suffit pas. [...]
Chacune des traditions, bouddhiste, tantriste, taoïste ou brahmaniste, propose non seulement son propre chemin de libération, mais a, en sus, essayé de mettre des mots, de définir ce qui était atteint. On la nomma ainsi "masse indifférenciée de sapience", masse illimitée de conscience", "irradiante conscience infinie", "pensée sans mesure", "conscience invisible, resplendissante et sans limite". Le taoïsme proposa, lui, une "conscience suprême de transformation", le tantrisme s'aventurant même, de son côté, jusqu'à une "ultime réalité".
Tous ces qualificatifs, pour le bouddhisme originel et pour le chan, sont caducs car embués de dualité. Bref ils sont toujours conditionnements. Notre propos même, du simple fait de ses tentatives pour dire ce qui ne le peut, est le premier à tomber sous les coups de cette critique.[...]
Le chan a retenu la leçon du Bouddha et sa règle du lia nian, "déposer voire éradiquer les mots", défendue bec et ongles par ses patriarches, n'a d'autre raison d'être que de nous faciliter la tâche, car la voie du dhyana est un art exigeant et délicat. Ainsi la grande majorité d'entre nous somme voués à l'échec parce que nous nous engluons tôt ou tard dans une compréhension qui, même intuitive, même pré-conceptuelle, même subtilisée au possible, se fige en coagulations nommées béatitudes, libération, éternité, expérience transcendante, ultime réalité ... autant d'écrans infranchissables, ersatz de dualité.
Wu si wu guan : bu guan shi pu ti
(Ni méditation ni contemplation : absence de tout cela telle est Bodhi)
L'"idée" purement contemplative justement, affirment les Eveillés, c'est qu'on aboutit jamais à une ultime réalité, à une réalité absolue, sion on restitue dans la conscience profonde la dualité qu'on était sur le point d'évincer, on ferme une porte. [...] Toute formulation, toute mise en mots, nous enferme donc dans une identification et plus subtilement encore, même si l'on ne conceptualise pas, le risque demeure qu'il reste une sorte de trace, un parfum de quelque chose qui pourrait...[...]
Qu'il y ait donc quelque chose ou non, cela ne nous concerne pas, c'est "l'homme sans affaire" de Yi Xuan, wu wei zhen ren, c'est la vacuité. "La Grande Affaire" du bouddhisme consiste ainsi à détruire toute idée ou sentiment qu'il y ait quelque chose, c'est la purification total, la purgation de tout ce qui pourrait prendre racine et sur lequel on établirait une intelligence des choses, c'est "demeurer" sans fin ni but en la non-demeure.
05/12/2021
Yi Duan :
La parole est blasphème, le silence est mensonge.
Au-delà de la parole et du silence, il y a une issue.
Le premier patriarche du chan chinois, Da Mo, a préconisé, tout le monde le sait, le bi guan comme expédient principal :
Toutes les causes externes cessent,
Plus aucune pesanteur mentale
L'esprit semblable à un mur
Le Tao peut alors être vu.
Depuis, chaque courant pratique "son" bi guan, la "contemplation du mur". A sa façon ... Les uns s'assoient devant un mur, les autres ferment les murs des paupières, d'autres encore se mettent en état de mur, certains s'apprêtent à traverser un mur ou à la gravir, les derniers tournent le dos au mur ou s'appuient dessus pour "piquer un roupillon". Voilà que Da Mo nous a plongés dans les ténèbres et que nous nous trouvons emmurés. Afin de ne pas méditer stupidement, nous aurions dû nous remémorer l'avertissement du Shang shu qui affirme : "Si vous n'étudiez pas, vous vous retrouverez le nez contre un mur".
Ma Zu Dao Yi :
Ma Zu passait toutes ses journées assis en dhyana (méditation assise). Son maître Huai Jang le remarqua et le questionna : "que cherches-tu assis comme cela ?"
- Mon souhait le plus cher est d'atteindre l'état de Bouddha.
Sur ce, le maître ramassa une brique qui traînait et se mit à la frotter énergiquement avec un morceau de pierre.
Ma Zu demanda : "Que cherchez-vous donc à faire là, maître ?"
- J'essaie de la rendre semblable à un miroir.
- Maître, il est impossible en la polissant de faire de cette brique un miroir.
- De même pour toi, Ma Zu. Rester assis comme tu le fais ne te rendra jamais semblable à un Bouddha.
- Comment dois-je m'y prendre alors ?
- Eh bien, c'est comme lorsqu'on conduit un chariot, s'il n'avance pas, fouettes-tu le chariot ou le buffle ?
[...] Maintenant la citation d'un maître d'autrefois :
Avec intrépidité laissez-vous aller jusqu'en bord de falaise et
précipitez-vous dans l'abîme avec détermination et courage.
Après être mort, vous revivrez. Telle est la vérité !
Il est donc possible de traduire, aussi bizarre que cela paraisse, bi guan par "contempler en état de précipice" ou encore "garder l'esprit vigilant comme à l'à-pic d'une falaise".
De toute façon, pour les sceptiques accrochés à "leur" bi guan authentique, précisons que si Da Mo avait voulu dire "contemplation du mur" il aurait de préférence dû l'écrire sous la forme guan bi. Certains utilisent même la forme mian bi pour préciser "méditation devant un mur" ou encore "être tourné face au mur". Une autre tentative de traduction pourrait être : contempler depuis les hauteurs, voir loin et avoir conscience de la modification de la vision qui en découle, ou pourquoi pas "abîme contemplatif" . Qu'y a-t-il d'autre en effet que chuter ? Oui, "chuter vers le haut", te est bi guan ! [...]
On voit à la lueur de ces torches que le zuo chan, le dhyana assis, est quelque chose de très vivant, et sans doute n'est-il pas assis du tout. Nous voulons dire qu'il est possible, après tout, d'être assis debout, debout assis, immobile ou en mouvement assis. Une assise psychique qui pourrait faire le lien avec ding (la concentration" et aussi avec jing (l'attention). Ding, jing, zuo chan, bi guan se complètent ainsi les uns les autres.
29/11/2021
La pensée discursive est un outil essentiel pour l'homme, sa survie et son adaptation au réel. Elle est l'expression et la matrice même de l'intelligence. "Mais trop c'est trop !" témoignent les Anciens. L'excès du fonctionnement de cette pensée spéculative (specula : miroir / pensée qui reflète) entraîne des déséquilibres, des dysfonctionnements, pour l'humain et la grande Nature dont il est un maillon. [...] Pour la tradition, tout se passe comme si l'ego (et la pensée spéculative) était "une fonction qui s'est prise pour un individu", d'où les notions de non-pensée, wu nian ou encore l'association des trois morphènes fei si liang, "considérer sans penser".
Dans la recension la plus ancienne des prajnaparamita on trouve mention cittam acittam, la "pensée non-pensée ", traduit parfois par "conscience qui est absence de conscience ".
De même, dans le célèbre Vimalakirtinirdesasutra, il est posé une pensée originellement et naturellement pure, non différente de la tathatâ (Ainsité, zhen ru). Selon Vimalakirti, cette pensée qui ne s’écarte pas de la tathatâ est une simple non-existence (abhâvamâtra), une pensée non-pensée. Dans le Vajrasamâdhisûtra le Jin gang san mei jing », texte chinois antérieur au VIIe siècle et d’inspiration taoïste, on trouve déjà plusieurs notions importante comme wu nian (non-pensée), wu xin (apparenté à wu nian), dhyâna "mobile" (dong) et "immobile" (bu dong), shou xin (proche du terme shou yi taoïste, "garder l’Un"), qui feront fortune dans l’école chan. Dans d’autres textes, en particulier ceux des écoles vibhajyavâdin et darstantika, également dans la lignée de Vasumitra, on parle d’une « pensée subtile », sukshmacitta, sukshmasukshma, "toute subtile", xi xin en chinois.
Ailleurs, on évoque une "pensée non manifeste", aparisphutamanovijñâna, une différenciation qui ne se manifeste pas, une discrimination non discriminante, une « connaissance sans différenciation », nirvikalpajñâna. Le célèbre Asanga, de son côté, affirme qu’il s’agit "ni d’une pensée ni d’une non-pensée", son frère Vasubandhu d’"une pensée exiguë". Dans les textes de l’école yogâchâra (Mahâyâna), wu nian est en relation avec l’âlayavijñana, traduit par Lilian Silburn par "conscience de tréfonds", l’inconscient bouddhique ; c’est la pensée subtilisée à l’extrême qui parfume à l’état de germe l’âlayavijñana.
Les taoïstes et les adeptes du tian tai utilisent le terme de yi nian, "pensée-une" et Shen Hui (Chen-houei), septième patriarche du Chan, parle, pour qualifier wu nian, "d’absence de pensée au sein même de la pensée". Au concile de Lhassa, est signalé le fait que wu nian est moins un non-pensé qu’une "production instantanée et ininterrompue", nian nian, pensée après pensée, instant après instant, pensée-éclair spontanée. En chinois, on parle de wei shi, « conscience externe », c’est la vijñaptimâtratâ sanskrite des vijñanavâdin décrite comme « activité qui fait seulement connaître, sans plus », impersonnelle conscience d’ainsité.
Bref, il apparaît que cette "non-pensée", ce "non-mental", wu nian/wu xin, est en fait une pensée, car absence de pensée signifierait mort, mais une pensée discrète, "toute menue", sans notion, pensée pure, un oubli ou "un dépôt de la pensée au sein même de la pensée", comme disent les taoïstes. En sanskrit, elle est traduite par a-smrti "non-attention vigilante" et par acitta "non-mental", en chinois wu xin. Certains donnent la traduction anâtman, ou plus précisément nairâtmya (insubstantialité) pour wu nian.
Hui Neng Da Shi (chan du sud) :
Qu'est ce que wu nian ? Wu nian c'est percevoir tous les dharma sans s'y coaguler. C'est être partout et ne demeurer nulle part. Votre Nature étant constamment vide, faites en sorte que les six voleurs, qui vont et viennent par les six portes des sens en direction des six poussières, n'y soient ni attachés ni détachés et circulent en toute liberté. Voilà le samadi de prajna. La Libération en soi est pratique de wu nian.
28/11/2021
Il est ainsi possible de percevoir en "grande largeur" sans jamais fixer le yi (idée, pensée, intention, dessein, visée, sentiment, envie, ambiance, nuance, coloration). Concentration est vision centralisée, attention vision périphérique. L'un est maîtrise, l'autre dessaisissement. On peut même affirmer qu'il s'agit, au contraire, d'épouser la forme mouvante du yi, d'utiliser cette caractéristique même sans la brider, en faire non une faiblesse mais une force : principe clairement taoïste, aller dans le sens de la Nature. [...]
Le yi continu et mouvant, stable et disponible, réceptif, caractérise l'état d'attention. Dans cet état, le yi ne cesse de percevoir sans saisir, rien n'est obstacle et cela permet d'intégrer cette attitude au milieu de la fournaise du monde, de "planter des lotus dans le feu" comme le dit un stance traditionnelle.[...]
Les découvertes réalisées par des générations de pratiquants ont révélé un état yang du fonctionnement de l'esprit et un autre yin.
Le yang, ici, serait l'attitude concentrative, volontariste, un peu violente et externe qui réduit le champ perceptif, le resserrant sur un support fixe, toujours identique, c'est "aller chercher", ding.
Le yin, c'est l'attention diffuse, large, réceptive. C'est recevoir, accueillir, l'esprit ouvert perceptif, mobile et centré en même temps, à l'écoute de nombreuses perceptions sans perte du zhong, le "centre.
Xi Yun de Huang Bo :
Maintenant veillez simplement, à tout moment, que vous soyez en marche ou arrêtés, assis ou couchés, à vous appliquer au wu nian (sans pensée) et sans différentiation,. Soyez sans appui et sans dépendance (yi yi), sans demeure fixe. Laissez-vous aller au hasard (ren yun) comme viennent les choses, tel un idiot (yu).
En réalité, l'esprit aux prises avec lui-même passe d'abord par une phase concentrative : au sens propre exclusive. Si l'application de cette présence de la conscience est soutenue suffisamment longtemps de manière appropriée, unifiant en elle souplesse et détermination, détente et fermeté, elle débouche spontanément sur un feuilletage de ce même état. Ce qui s'avérait monolithique, presque lisse, cette concentration appliquée, cette protection contre les pensées dispersantes, finit par se perméabiliser, jusqu'à se libérer progressivement de son support sans pour autant les perdre, sans pour autant glisser vers la déliquescence psychique. Et alors "tout se passe comme si" la conscience de l'espace et du temps se modifiait.
Après une focalisation nécessaire, comme la descente qui ramasse les eaux de la conscience entre les parois rétrécissantes d'un entonnoir, notre temps et notre espace se scellant de plus en plus étroitement à l'instant, sans violence, ni saisie, en dépossession de soi, d'instant en instant, on en vient progressivement à un ré-élargissement de cette conscience. On débouche sur une autre qualité d'être où il y a de plus en plus d'espace intérieur car le temps psychologique s'est transformé, il s'est ralenti. Et plus le temps se ralentit, plus l'espace nous "vastifie" à son tour, dans une détente disponible, dans un dépôt de la charge au monde, dans un désinvestissement efficace pourtant.
Enseignement du Vénérable Xu Yun :
Si la conscience du temps est présente
lors du din (samadhi - absorption), ce n'est pas ding !
[...] L'état attentif créé l'impression d'un dédoublement, d'une profondeur de champ physiquement et psychologiquement perçue, vécue, depuis l'arrière et le haut de la tête : il y a perception sans centre, conscience sans bénéficiaire. D'aucuns parlent d''inconscient chan".
La concentration et l'attention s'appliquent à la respiration, aux sensations (par exemple dans la marche), au mental (dans la méditation), à toute chose ou non-chose (dans la contemplation). La tradition regroupe tout cela sous l'expression "trois actes, quatre postures", c'est à dire corps, voix, mental, et assise, déplacement, allongement, se tenir debout.
Enseignement traditionnel :
La respiration, comme la présence ou la méditation, ne sont que des expédients : inutile de s'y attacher. Qu'il faille s'y appliquer c'est certain. Mais sans exclusive. Ils sont juste là pour servir de support, de terre du coeur, de substrat pour que puissent s'enraciner et fleurir les qualités de l'esprit qui s'auto-investigue. La concentration est nécessaire, comme l'est le fait de creuser progressivement pour que l'eau surgisse soudainement : c'est en tout cas, ce qu'affirme Shen Hui, partisan pourtant de l'approche subitiste. Mais la concentration cultivée pour elle-même ne mène nulle part, si ce n'est au pouvoir et donc à la cristallisation, à la coagulation. La concentration ne lamine pas le bénéficiaire, ne décapite pas le wo (je) illusoire, il reste toujours "quelqu'un" de concentré, "quelqu'un" différent de l'état ordinaire, un bénéficiaire qui commerce avec la denrée concentrative, un "maîtriseur". La continuité de la présence cultivée d'instant en instant est, elle-même, suspecte car chargée d'effort et de temporalité, échos de l'immixtion de l'ego, d'où l'avertissement traditionnel de "ne point attacher un instant qui passe à un autre instant".
Lorsque l'état d'attention divisée dissout le centre fictif, nommé par convenance "nous", les choses importantes émergent alors. Là, débute le royaume de la subjectivité pure, subjectivité revendiquée et incontournable, qui mène dans les territoires vierges de la confusion, de l'entre-deux chargé de promesses. Il est crucial de ne jamais quitter les voies de l'ordinaire et du simple. La pratique adéquate fuit les excentricités, l'excellence et les qualités particulières. Rien de plus difficile, en effet, que le sans-trace, de délicat que la légèreté : comment ne laisser aucune empreinte dans la neige immaculée qui se dépose sur les cimes de l'instant ordinaire incarné ? Il y faut dépossession et désintéressement. Le passeur du fleuve a déclaré : "Ne vous planquez pas, même dans le sans-trace !"
28/11/2021
[...] Ding gong, la "maîtrise de la concentration" est selon le bouddhisme un passage obligé sur le chemin du Tao. De nombreux types d'ascèse débutent par un entraînement concentratif. Dans le Chan il est appliqué au mouvement en premier lieu et à l'assise en second ou en parallèle. Jeter les gens dans l'assise sans préparation est la cause non seulement de nombreux abandons, mais aussi d'accidents, physiques ou psychiques, sans parler de l'étroitesse d'esprit qui, la plupart du temps en découle.
Hui Neng, le sixième maître du "chan des patriarches" censé proposer une approche immédiate et sans support, préconise pourtant, et dès les premiers chapitres de son Tan Jing (Sutra de l'Estrade), cette méthode de concentration :
L'unique pratique de ding est, à tout instant, que l'on marche, que l'on soit assis, debout ou couché, la pratique constante de zhi xin, l'esprit droit.
Le sutra le plus important en matière de concentration et d'attention est le Mahasatipatthanasutra, le Da nian chu jing, le "grand sutra de la présence de l'attention. [...] Aucun des discours du Bouddha (même celui de Bénarès), n'est autant prisé des bouddhistes, d'Asie du Sud-Est en particulier. Le Bienheureux a déclaré lui-même qu'il contenait à lui-seul les clés menant au but.[...] Ce texte fondamental du bouddhisme originel proclame :
Il n'y a qu'un seul sentier, ô moines, conduisant à la purification des êtres, à la conquête des douleurs et des peines, à l'anéantissement des souffrances physiques et mentales, à l'obtention de la conduite droite, ) la réalisation du nirvana, ce sont les quatres sorte d'établissement de l'attention.
Dam, premier patriarche chinois, ajoute quand à lui :
Le lieu où l'on marche est le lieu de l'Eveil, le lieu où l'on est couché est le lieu de l'Eveil, le lieu où l'on est assis est le lieu de l'Eveil, le lieu où l'on se tient debout est le lieu de l'Eveil. Lever ou abaisser le pied constitue le lieu de l'Eveil.
[...] L'attention fait référence à un autre état d'esprit, relié à la concentration mais différent, "comme deux faces d'une même pièce". La concentration-attention est au coeur du bouddhisme, c'est l'axe, le carburant de la machinerie bouddhique. Chaque école la pratique à sa manière. Parfois la pratique de la concentration est exclusive, d'autres fois elle est infuse.
Voici, à travers quelques citations des avertissements sur ding soulignant l'inconvénient d'un excès ou d'un exclusivisme de la concentration :
Bai Zhang Huai Hai :
Ce qui est retenu par le pouvoir de ding s'échappe à l'improviste pour surgir dans un autre contexte.
Le maître Hong zhi Zheng Jue :
Pour extirper le mal et contrecarrer l'ambition, il faut leur laisser une route ouverte. Fermer toute les issues serait comme boucher tous les trous de souris pour les empêcher d'y entrer. Elles rongent alors toutes les bonnes choses à leur portée.
[...] Ces avertissements précieux pointent du doigt le fait qu'un dressage du psychisme dans connaissance est cause de tous les désordres et s'avère, en définitive, diamétralement opposé à l'apaisement du corpspsychisme. Malgré ces réserves d'usage, concluons avec le Huang ding jing, "le classique taoïste de la Cour jaune" :
Nul besoin d'aide divine pour devenir immortel,
la concentration, année après année,
et l'accumulation des énergies y suffisent !
Veille constamment, jour et nuit, et tu seras Immortel.
05/09/2021
Vous me demandez comment pratiquer le zen en vous référant à cette phrase d’un sutra : « L’Esprit, n’ayant pas de demeure fixe, doit couler librement. » Il n’y a pas de méthode précise pour atteindre l’illumination. Si vous vous contentez de regarder directement dans votre nature essentielle, sans vous en laisser détourner, la fleur de l’Esprit fleurira. C’est ce que veut dire la phrase que vous avez citée, et qui résume à elle seule des milliers de propos tenus par des bouddhas et des patriarches. L’Esprit est la vraie nature des choses, transcendant toutes les formes. La vraie nature est la Voie.
La Voie est le Bouddha. Le Bouddha est l’Esprit. L’Esprit n’est ni à l’extérieur ni à l’intérieur, ni entre les deux. Il n’est ni être ni néant, ni non-être ni non-néant, ni Bouddha, ni esprit, ni matière — c’est pourquoi il est dit « sans demeure ». Cet Esprit voit les couleurs par les yeux et entend les sons par les oreilles. Cherchez directement ce maître !
Un ancien maître du zen a dit : « Le corps, composé des quatre éléments essentiels, ne peut ni entendre ni comprendre ce sermon. La rate, l’estomac, le foie, la vésicule biliaire ne le peuvent pas non plus, pas plus que le vide de l’espace. Alors, qui entend et comprend ? » Si votre esprit reste attaché à des formes ou à des sentiments quels qu’ils soient, s’il est influencé par le raisonnement logique de la pensée conceptuelle, vous êtes aussi loin de la vraie connaissance que le Ciel l’est de la Terre.
Comment mettre un terme d’un seul coup aux souffrances de la transmigration ? Dès que vous voulez progresser, vous vous perdez dans le raisonnement, mais si vous renoncez, vous tournez le dos au vrai chemin. Si vous n’avancez ni ne reculez, vous devenez un mort vivant. Mais si, en dépit de ce dilemme, vous videz votre esprit de toute pensée et poursuivez votre zazen, vous finirez par être éclairé et par comprendre la phrase : « L’Esprit, n’ayant pas de demeure fixe, doit couler librement. » À l’instant vous saisirez le sens de tous les dialogues du zen aussi bien que la signification profonde et subtile de tous les sutras.
Le laïc Ho ayant demandé à Baso : « Qu’est-ce qui transcende tout dans l’univers ? » Baso répondit : « Je te le dirai lorsque tu auras bu d’une seule gorgée les eaux du Fleuve de l’Ouest. » À l’instant même, Ho connut l’illumination. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela explique-t-il la phrase « L’Esprit, n’ayant pas de demeure fixe, doit couler librement » ou cela s’adresse-t-il à celui qui lit ceci ? Si vous ne comprenez toujours pas, recommencez à vous demander : « Qu’est-ce qui entend ? » et découvrez-le à cet instant précis ! Le problème de la transmigration est d’une importance capitale et le monde va vite. Le temps est précieux, car il n’attend pas.
Votre propre Esprit est par nature bouddha. Les bouddhas sont ceux qui ont compris cela. Les autres sont des êtres vivants ordinaires. En dormant, en travaillant, debout ou assis, demandez-vous : « Qu’est-ce que mon propre Esprit ? » en plongeant votre regard dans la source où naissent les pensées. Quel est le sujet qui, en cet instant même, perçoit, pense, bouge, travaille, avance ou recule ? Pour le savoir vous devez aller jusqu’au bout de votre question. Mais même si vous n’accédez pas à cette connaissance dans votre vie présente, vous le ferez, grâce à vos efforts, dans votre prochaine existence.
En vous livrant au zazen, ne pensez pas en termes de bien et de mal. N’essayez pas d’empêcher les pensées de naître. Demandez-vous seulement : « Qu’est-ce que mon propre Esprit ? » Cette interrogation sans réponse vous conduira finalement dans un cul-de-sac où votre pensée sera mise en échec. Continuez pourtant encore, et l’esprit qui raisonne s’évanouira lui-même et vous n’aurez plus conscience que du vide. Lorsque cette conscience elle-même s’effacera, vous comprendrez qu’il n’y a pas de bouddha extérieur à l’Esprit ni d’Esprit extérieur au bouddha. Alors, pour la première fois, vous découvrirez que lorsque vous entendez vraiment et que lorsque vous ne voyez pas avec vos yeux vous voyez vraiment les bouddhas du passé, du présent et de l’avenir. Mais ne vous attachez pas à tout ce que je vous dis là, faites-en l’expérience par vous-même !
Qu’est-ce que votre propre Esprit ? La nature originelle de chacun est le Bouddha. Mais les hommes en doutent, ils cherchent le Bouddha et la Vérité en dehors de leur Esprit et, de ce fait, ils n’atteignent pas l’illumination, se laissant désespérément entraîner dans le cycle de la réincarnation, dans le karma du bien ou du mal. La source de tout esclavage karmique est l’erreur, c’est-à-dire les pensées, les sentiments et les perceptions qui naissent de l’ignorance. Débarrassez-vous d’eux et vous serez délivré. De même que les cendres qui recouvrent un feu de braise sont dispersées lorsqu’on souffle sur elles, de même ces illusions se disperseront une fois que vous connaîtrez votre vraie nature.
En pratiquant le zazen, ne maudissez pas vos pensées et ne vous laissez pas séduire par elles. En tournant votre esprit vers l’intérieur, regardez en leur source, et les sentiments et les perceptions trompeuses qui sont à leur origine s’évanouiront. Cela n’est pourtant pas la connaissance de soi-même, même si votre esprit devient lumineux et vide comme le ciel, si vous ne faites plus de différence entre l’intérieur et l’extérieur. Prendre cela pour la connaissance serait confondre mirage et réalité. Continuez à chercher quel est cet esprit, en vous, qui entend. Votre corps physique, composé des quatre éléments premiers, est un fantôme sans consistance et pourtant, en dehors de lui, il n’y a pas d’esprit. L’espace vide ne peut ni voir ni entendre — et pourtant quelque chose en vous distingue des sons. Qu’est-ce donc ? Lorsque cette question vous dévore complètement, la discrimination entre bien et mal, la conscience de l’être ou du vide s’évanouissent comme une lumière s’éteignant dans la nuit. Bien que vous n’ayez plus conscience de vous-même, vous pouvez encore entendre et savoir que vous existez. Essayez tant que vous voudrez de découvrir qui entend, vos efforts échoueront et vous vous trouverez dans une impasse. Et soudain votre esprit connaîtra une grande illumination et il vous semblera surgir d’entre les morts, riant et battant des mains. Pour la première fois vous saurez que l’Esprit lui-même est bouddha. Si quelqu’un me demandait : « À quoi ressemble l’esprit-de-bouddha ? » je répondrais : « Les poissons jouent dans les arbres, les oiseaux volent au fond de la mer. » Qu’est-ce cela signifie ? Si vous ne le comprenez pas, regardez dans votre propre Esprit et demandez-vous : « Quel est le maître qui voit et qui entend ? » Ne perdez pas votre temps ; il n’attend personne.