« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

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Lin-Tsi : l'homme vrai et sans situation

25/02/2023

Lin-Tsi : l'homme vrai et sans situation

1

 

"Si je monte sur cette chaire aujourd'hui, c'est que je ne puis faire autrement - c'est par respect humain. Pour prôner notre Grande Affaire, si je m'en tenais à la tradition de notre lignée de patriarches et de disciples, je n'ouvrirais simplement pas la bouche, et vous n'auriez où mettre le pied."

 

2

 

Comme le maître s’était rendu un jour au gouvernement du Fleuve, le gouverneur Wang, conseiller ordinaire, l’invita à monter en chaire. Alors Ma-yu sortit de l’assemblée et posa la question suivante : « Du Grand Compatissant aux mille mains et aux mille yeux, lequel des yeux est le vrai ? » Le maître dit : « Du Grand Compatissant aux mille mains et aux mille yeux, lequel des yeux est le vrai ? Dis vite, dis vite ! » Ma-yu tira le maître à bas de la chaire et y prit place lui-même. Le maître s’avança et lui dit : « Bonjour ! Comment ça va ? » Ma-yu hésita. Le maître le tira à son tour à bas de la chaire sur laquelle il reprit place. Alors Ma-yu sortit de la salle ; et le maître descendit de la chaire.

 

3

 

Montant en salle, il dit : « Sur votre conglomérat de chair rouge, il y a un homme vrai sans situation, qui sans cesse sort et entre par les portes de votre visage. Voyons un peu, ceux qui n’ont pas encore témoigné ! » Alors un moine sortit de l’assemblée et demanda comment était l’homme vrai sans situation. Le maître descendit de sa banquette de Dhyâna et, empoignant le moine qu’il tint immobile, lui dit : « Dis-le toi-même ! Dis ! » Le moine hésita. Le maître le lâcha et dit : « L’homme vrai sans situation, c’est je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran. » Et il retourna à sa cellule.

 

 

Notes du traducteur :

 

Le terme d’« homme vrai » dérive directement des philosophes taoïstes de l’antiquité, encore qu’il ait été employé pour désigner le Buddha ou l’Arhat (le saint délivré) dans les premières traductions chinoises de textes bouddhiques. Le mot « situation » (wei) s’applique dans le langage administratif à la situation d’un fonctionnaire dans la hiérarchie officielle. Comme cette hiérarchie comprenait toute l’élite sociale, la seule qui comptât vraiment dans la Chine ancienne, un homme « sans situation » était un homme hors cadre, privé de statut, une entité indéterminée. 

 

Je ne sais quel bâtonnet à se sécher le bran : toute définition de l’« homme vrai » ne peut être qu’impropre (au sens propre), vile, ordurière, puisqu’il est par définition ce qui échappe à toute définition. En Inde, où il n’y avait pas de papier, on s’essuyait avec des bouts de bois, ainsi que le prescrivent les codes disciplinaires, et les moines chinois avaient adopté cet usage. Le Buddha lui-même est parfois défini dans le Tch’an comme un « bâtonnet à se sécher le bran » (p. ex. par Wen-yen de Yun-men, mort en 949), ce qui est logique puisque le Buddha est l’indéfinissable par excellence, tout comme l’« homme vrai » qui n’est autre que le Buddha en tout homme.

 

10

 

Lors d’une consultation du soir, le maître donna l’instruction collective suivante :

a. « Parfois supprimer l’homme sans supprimer l’objet.

b. Parfois supprimer l’objet sans supprimer l’homme.

c. Parfois supprimer à la fois l’homme et l’objet.

d. Parfois ne supprimer ni l’homme ni l’objet. »

 

Il y eut alors un moine qui demanda : « Qu’est-ce que supprimer l’homme sans supprimer l’objet ? »

 

Le maître dit : a. « La chaleur du soleil fait naître sur le sol un tapis de brocart ; Les cheveux pendants de l’enfant sont blancs comme fils de soie. »

 

Le moine : « Qu’est-ce que supprimer l’objet sans supprimer l’homme ? »

 

Le maître : b. « Les ordres du roi sont en vigueur dans l’univers entier ; Pour le général aux frontières, point de fumée ni de poussière. »

 

Le moine : « Qu’est-ce que supprimer à la fois l’homme et l’objet ? »

 

Le maître : c. « Les préfectures de Ping et de Fen sont coupées de toutes nouvelles ; Elles restent à part, isolées dans leur coin. »

 

Le moine : « Qu’est-ce que ne supprimer ni l’homme ni l’objet ? »

 

Le maître : d. « Le roi monte sur son palais fait de matières précieuses ; Dans la campagne les vieillards se livrent aux chansons. »

 

 

Notes du traducteur :

 

Le paragraphe 10 forme ce qu’on appelle « les quatre alternatives de Lin-tsi » (sseu leao-kien). Celles-ci sont présentées dans le cadre de la formule de la logique indienne dite du tétra-lemme (catuskotikâ : être – ne pas être – à la fois être et ne pas être – ni être ni ne pas être), appliquée ici, si je comprends bien, à quatre alternatives méthodologiques concernant la théorie de la connaissance (rapports du sujet et de l’objet), dont Lin-tsi entendait tenir compte dans sa méthode d’enseignement, dans sa propédeutique, selon les dispositions de ses consultants ; la méthodologie didactique est une préoccupation constante de Lin-tsi. Chacune des alternatives est illustrée par des distiques heptasyllabiques (non rimés, à la manière des vers traduits du sanscrit) qui recourent à la thématique naturiste de la poésie chinoise classique.

 

a. L’homme est le sujet ; l’objet est désigné par king, le « domaine », le « territoire », équivalent exact du sanscrit visaya (la sphère d’action de la connaissance sensible). Dans la propédeutique du Tch’an, ce mot king sert aussi à désigner les « domaines » de la discussion, les thèmes, les sujets sur lesquels elle porte. L’homme est la personne qui figure dans les séances de consultation, soit l’« hôte » soit le « visiteur », le consulté ou le consultant. Supprimer l’homme sans supprimer l’objet, c’est supprimer le sujet connaissant sans supprimer l’objet, c’est-à-dire le monde extérieur, l’univers connaissable ; c’est la position réaliste, si l’on prend ce terme au sens de l’existence du monde extérieur à l’exclusion du sujet. On se perd alors dans la nature, évoquée ici par l’image du tapis de fleurs, bigarré comme un brocart, que le soleil fait naître sur le sol au printemps. Le sujet perd la conscience de son moi ; celui-ci devient irréel comme le serait un petit enfant dont les cheveux pendants (en Chine on laissait pendre les cheveux dans le dos des enfants jusqu’à leur entrée à l’école) seraient blancs, contradictio in terminis : « les dents ne s’emboîtent pas », comme dit le commentateur Kôun – « ça ne colle pas », il y a antinomie. 

 

b. Supprimer l’objet sans supprimer l’homme : c’est la position idéaliste, celle d’une des grandes écoles du bouddhisme indien, l’école du Vijñaptimâtra ou « rien qu’information ». Le sujet seul existe, tout n’est que pensée. La suppression du monde extérieur dans les états de recueillement introverti procure une paix pareille à celle d’un monde où les ordres du souverain seraient si parfaitement observés, jusqu’au-delà des frontières du royaume, que les généraux veillant aux frontières ne verraient plus apparaître ni la fumée des signaux de transmission militaire au moyen de torches nocturnes, ni la poussière qui, de jour, annoncerait des armées en marche avec leur cavalerie. C’est là une image qui pouvait se présenter naturellement à l’esprit de Lin-tsi dans sa région de la Chine du Nord-Est, aux portes des barbares, où le pouvoir était détenu par des généraux, eux-mêmes pour la plupart d’origine barbare. Il imagine un empire si bien unifié qu’il l’assimile à l’unification de l’esprit par suppression de la diversité phénoménale et de tous les conflits qu’elle entraîne.

 

c. Supprimer à la fois l’homme et l’objet : c’est l’anéantissement de toute perception, de toute pensée dans les états de recueillement profond où s’abolissent aussi bien la connaissance du monde extérieur que la conscience interne de la personne : il n’y a plus conscience, ni même inconscience (naivasamjñâsamjñâ) ; c’est « la cime de l’existence » (bhavâgra), « le fin bout de l’être » (bhûta-kop). Dans cet état de recueillement suprême, le plus haut auquel on puisse atteindre dans la série des échelons du Dhyâna, tel l’homme qui se trouve au sommet d’un pic, on est isolé de tout comme les préfectures lointaines de Ping et de Fen, au centre de la province actuelle du Chan-si, non loin de la résidence de Lin-tsi, préfectures qui devaient être alors coupées de toute communication avec le centre de l’empire, du fait de rébellions ou d’autres événements militaires.

 

d. Ne supprimer ni l’homme ni l’objet : c’est les concilier ou les transcender ; c’est le retour à la réalité, sa réinstauration après la « critique » de la connaissance ; c’est un réalisme non plus naïf, mais sublimé : démarche bien connue dans toutes les mystiques et que Toynbee définit pas l’expression withdrawal and return. Ce « retour » est implicite dans tout le système indien du Mâdhyamika ; mais les Chinois, avec leur sens du terre à terre, lui ont accordé une importance particulière dans leur interprétation du bouddhisme, et il joue un rôle essentiel dans la pensée de Lin-tsi, qui ne cesse de protester contre l’attachement aux idéaux abstraits et contre les théories gratuites. On trouve déjà la même tendance chez son maître, Hi-yun de Houang-po, qui disait par exemple (Taishô, n° 2012 A, p 381 a) :

 

« Le profane s’attache aux objets ; le religieux s’attache à l’esprit. Oublier à la fois les objets et l’esprit, voilà la vraie Loi. Il est encore facile d’oublier les objets, mais très difficile d’oublier l’esprit : l’homme n’ose pas oublier l’esprit, il craint de tomber dans un vide où il n’aurait plus rien à quoi s’accrocher. C’est qu’il ne sait pas que le vide, fondamentalement, n’est pas vide – il n’en est ainsi que dans la Loi… »

 

11

 

a. Et le maître dit : « Ce qu’il faut actuellement à ceux qui apprennent la Loi du Buddha, c’est avoir la vue juste. Ayant la vue juste, les naissances et les morts ne les affecteront pas ; ils seront libres de leurs mouvements, de s’en aller ou de rester ; et toute supériorité transcendante leur viendra d’elle-même sans qu’ils aient besoin de la rechercher. Adeptes de la Voie, tous nos anciens ont eu leurs routes pour faire sortir les hommes. Quant à moi, ce que je leur montre, c’est à ne se laisser abuser par personne. Si vous avez usage (de ce conseil), faites-en usage ; mais plus de retard, plus de doute ! [...] Aujourd’hui, au milieu de tant d’activités de toutes sortes, qu’est-ce qui vous manque ? Jamais ne s’arrête le rayonnement spirituel émanant de vos six sens ! Quiconque sait voir les choses de cette manière, sera pour toute son existence un homme sans affaires. »

 

 

 

Notes du traducteur :

 

Dans le bouddhisme classique, la « vue juste » (ou « correcte », ou « droite » : samyag-drsti) est le premier des huit éléments constitutifs de l’éveil (bodhy-anga) et une des catégories cardinales de la dogmatique canonique. Lin-tsi l’adopte, mais en en donnant, selon son habitude, une définition à sa façon (§ 14 a). La « vue juste » revient souvent chez lui, comme dans d’autres textes Tch’an. Le « Traité de la nature de l’éveil », attribué (comme tant d’autres) à Bodhidharma (Wou-sing louen, Taishô, n° 2009, p 371 b), en offre une interprétation proprement Tch’an :

 

« C’est la vue sans vue, qu’on appelle la vue juste ; c’est la compréhension sans compréhension, qu’on appelle la vraie compréhension. »

 

L’homme vrai est à la fois le Buddha lui-même et un « patriarche vivant » (ci-dessus, § 11 a ; et § 17 a) ; les deux notions se confondent en lui.

 

Le rayonnement spirituel de vos six sens : lieou-tao chen-kouang. Le fonctionnement de l’esprit, qui s’opère par la voie (tao) des six organes des sens, est assimilé à un rayonnement

 

Sans affaires : wou-che, un des termes clés du vocabulaire de Lin-tsi. Il se rattache directement au wou-wei de la philosophie taoïste (« rien-faire », non-agir, « no ado »).

 

b. « Vénérables, il n’y a point de paix dans le Triple Monde ; il est comme une maison en feu. Ce n’est point un lieu où vous restiez longtemps. Le démon tueur de l’impermanence frappe en un seul instant, sans choisir entre gens de haute et de basse condition, ni entre vieux et jeunes. Voulez-vous ne pas différer du Buddha-patriarche ? Gardez-vous seulement de chercher au-dehors de vous-mêmes. Le rayonnement pur émanant de votre esprit à chacune de vos pensées, c’est là le Buddha en son Corps de Loi qui est en votre propre maison ; le rayonnement sans différenciation subjective qui émane de votre esprit à chacune de vos pensées, c’est là le Buddha en son Corps de Rétribution qui est en votre propre maison ; le rayonnement sans différenciation objective qui émane de votre esprit à chacune de vos pensées, c’est là le Buddha en son Corps de Métamorphose qui est en votre propre maison. Ces Trois Corps ne sont autres que vous-mêmes qui êtes là, devant mes yeux, à écouter la Loi. Mais c’est seulement en ne courant pas chercher à l’extérieur, que vous aurez un tel pouvoir. On se fonde sur les Textes et sur les auteurs de Traités, pour faire de ces Trois Corps des normes suprêmes. À mon point de vue, il n’en est point ainsi. Ces “Trois Corps”, ce ne sont que des noms, des mots ; ce ne sont aussi que des points d’appui dépendants. Les anciens l’ont dit : “Les Corps de Buddha ne diffèrent qu’en dépendance du sens qu’on leur attache ; les Terres de Buddha n’existent que du point de vue de la substance. ” Il est clair que les Corps et les Terres, qui sont en réalité essence des choses, n’existent comme tels qu’en tant que reflets. »

 

c. « Vénérables, sachez reconnaître l’homme en vous qui joue avec des reflets : c’est lui qui est “la source originelle de tous les Buddha” ; c’est lui, adeptes, en qui vous trouvez refuge où que vous soyez. Ce n’est point votre corps matériel fait des quatre grands éléments, qui sait énoncer la Loi ni l’écouter ; ce n’est ni votre rate ni votre estomac, ni votre foie ni votre vésicule biliaire ; les cavités de votre corps non plus ne savent ni énoncer ni écouter la Loi. Qu’est-ce donc qui sait énoncer la Loi et l’écouter ? C’est vous qui êtes là devant mes yeux, bien distincts un à un, lumières solitaires ne comportant aucune fragmentation physique : voilà ce qui sait énoncer la Loi et l’écouter. Quiconque sait voir les choses ainsi, s’identifie au Buddha-patriarche. Mais il faut que ce soit à chacune de vos pensées, sans discontinuité, et que tout ce qui touche vos yeux soit tel ! “C’est seulement parce que naissent les passions, que le savoir se trouve intercepté ; c’est du fait des modifications de la conscience, que l’essence se différencie. ” » Telle est la cause de la transmigration dans le Triple Monde, au cours de laquelle on subit toutes sortes de douleurs. Mais, à mon point de vue, (si l’on sait réaliser l’homme vrai) il n’est plus rien qui ne soit très profond, rien qui ne soit délivrance.

 

d. « Adeptes, les choses de l’esprit sont sans figure sensible ; elles compénètrent tout dans les dix directions. C’est l’esprit qu’on appelle la “vue” dans l’œil, l’“ouïe” dans l’oreille, l’“olfaction” dans le nez, la “discussion” dans la bouche, la “préhension” dans les mains, la “course” dans les pieds. “Ce n’est foncièrement qu’un seul rayonnement subtil, qui se répartit en six contacts. ” Pour peu qu’on n’ait aucune pensée, on sera délivré où qu’on soit. Quelle est donc mon idée en vous parlant ainsi ? C’est seulement, adeptes, que je vous vois avoir toutes ces pensées qui vous font courir en cherchant, sans que vous puissiez les arrêter, tombant ainsi dans les vains pièges que vous tendent les anciens. Adoptez mon point de vue, adeptes : tranchez la tête du Buddha de rétribution et celle du Buddha de métamorphose. Les Bodhisattva qui ont pleinement satisfait aux dix étapes de leur carrière, sont comme des salariés. Ceux qui ont atteint l’éveil d’identité ou l’éveil merveilleux, sont des gaillards mis à la cangue et chargés de chaînes. Les saints Arhat et les Buddha-pour-soi, sont comme ordures des latrines ; l’éveil et le Nir-vâna, comme pieux à attacher les ânes. C’est seulement, adeptes, parce que vous n’êtes pas parvenus à concevoir la vacuité de toutes les pratiques prescrites aux Bodhisattva pour trois périodes cosmiques incalculables, qu’il y a en vous cet obstacle qui vous obstrue. Jamais rien de pareil chez un véritable religieux, lequel ne sait que “liquider ses actes anciens au fur et à mesure des conditions”. Il s’habille au hasard ; lorsqu’il veut marcher, il marche ; lorsqu’il veut s’asseoir, il s’assied. Il ne lui vient pas la moindre pensée d’aspirer au fruit de Buddha ou de le rechercher. Et pourquoi ? Un ancien l’a dit : “Pour qui veut rechercher le Buddha en faisant des actes, le Buddha sera grand pronostic de naissances et de morts. ” »

 

Note du traducteur :

 

Le « rayonnement subtil » est celui de l’esprit « un » (qui s’identifie au « sans-esprit » ou au « sans-pensée » du Tch’an).

« Salarié » est devenu dans le Tch’an une injure courante, qui se retrouve souvent dans les textes de la fin des T’ang.

Pieux à attacher les ânes : image – courante dans le Tch’an – de l’esclavage causé par l’attachement à des idéaux extérieurs.

 

e. « Vénérables, le temps est précieux, mais vous ne pensez qu’à vous agiter comme les vagues de la mer, recourant à d’autres pour apprendre le Dhyâna, pour apprendre la Voie, ne voulant connaître que des noms et des phrases, cherchant le Buddha, cherchant les patriarches, cherchant des amis de bien, et vous livrant à des spéculations. Ne vous y trompez pas, adeptes ! Vous avez un père et une mère, c’est tout. Que cherchez-vous de plus ? Essayez donc de retourner votre vision vers vous-mêmes ! Un ancien l’a dit : “Yajñadatta croyait avoir perdu sa tête ; S’il eût cherché le repos de l’esprit, il aurait été sans affaires. ” Tout ce qu’il vous faut, vénérables, c’est vous comporter le plus ordinairement du monde. Pas tant de manières ! Il y a certains coquins chauves, ignorants du bien et du mal, qui prétendent voir des esprits, voir des démons, qui font des signes du doigt à l’est ou des traits à l’ouest, qui aiment à parler du beau temps et de la pluie. Pour toute cette engeance viendra le jour de rendre compte, et ils avaleront des boules de fer brûlant devant le vieux Yama ! Des fils et des filles de bonnes familles se voient envoûter par cette bande de renards sauvages et de larves malignes. Pour ces gnomes aveugles viendra le jour où l’argent de leur grain leur sera réclamé ! »

Houang-po : la méthode de l'esprit un

23/02/2023

Houang-po : la méthode de l'esprit un

I

 

"Tous les Bouddhas et tous les êtres vivants ne sont autres que l'esprit un : il n'est pas d'autre méthode spirituelle. Depuis des temps sans commencement, cet esprit, jamais venu à l'existence, n'a jamais cessé d'exister; ni bleu ni jaune, sans forme ni aspect, il ne relève ni de l'être ni du non-être, ni de l'ancien, ni du nouveau; il n'est ni long ni court, ni grand ni petit, au-delà de toute possibilité d'être perçu ou considéré comme un objet : Le voici, réalité en soi. Mais à la première considération, on divague ... Illimité et insondable, on dirait l'espace vide.

Ainsi, cet esprit un est le Bouddha, et entre le Bouddha et les êtres vivants il n'est pas de différence. Cependant, les êtres vivants cherchent toujours ailleurs en s'attachant à des caractères particuliers, et en cherchant, il en viennent à tout perdre, car en envoyant leur idée du Bouddha à la recherche du Bouddha et leur esprit à la recherche de l'esprit, même à corps perdus pendant des kalpas, ils ne peuvent aboutir à rien. Ils ignorent que le Bouddha apparaît spontanément à celui qui arrête de l'évoquer en se dégageant du processus de la pensée. [...]

Cet esprit clair et pur ressemble à l'espace vide, car en aucun point il n'a de forme particulière. Susciter un état d'esprit particulier par le biais des pensées, c'est dévier de la substance des choses et s'attacher à des caractères particuliers. Or, il n'y a jamais eu, depuis des temps sans commencement, de "Bouddha attaché aux particularités". [...]

Le Bouddha et les êtres vivants sont indistincts en l'esprit un qui, comme l'espace vide, n'est jamais confus et ne se dégrade pas. [...]

Il y en a qui considèrent le Bouddha en lui prêtant les signes particuliers d'être pur, lumineux et libre et les être vivants en leur prêtant les signes particuliers d'êtres impurs, obscurs et enchaînés au samsara. Toutefois, ceux qui s'expliquent les choses de la sorte n'atteindront jamais l'Eveil même après d'innombrables kalpas, parce qu'ils s'attachent à des caractères particuliers.

Dans cet esprit un, donc, il ne reste plus la moindre réalité à trouver, car l'esprit est le Bouddha. De nos jours, les adeptes qui ne se sont pas éveillés à cet esprit en sa substance ne font que produire pensée sur pensée, chercher le Bouddha à l'extérieur et pratiquer en s'attachant à des caractères particuliers. C'est là une mauvaise méthode et non la Voie de l'Eveil.

 

 

II

 

Il vaut mieux honorer un seul adepte du non-esprit que les Bouddhas de tous les espaces. Pourquoi ? Parce que le non-esprit est l'absence de tout état d'esprit particulier. [...] On n'y trouve ni sujet ni objet, ni lieu ni orientation, ni aspect ni forme, ni gain ni perte. Ceux qui se hâtent n'osent pas s'engager dans cette méthode. Ils ont peur de tomber dans le vide sans plus avoir à quoi se raccrocher. Alors, ayant scruté l'abîme, ils reculent et, tous sur le même modèle, ils partent en quête de connaissances et d'opinions. C'est pourquoi, ceux qui recherchent les connaissances et les opinions sont (nombreux) comme des plumes, mais ceux qui s'éveillent à la Voie, (rares) comme une corne. [...]

Au delà de tous les aspects particuliers,  les êtres vivants et les Bouddhas n'y sont plus distincts et il suffit de connaître ce non-esprit pour atteindre l'ultime. Sans accéder directement au non-esprit, les adeptes pourraient s'exercer pendant des kalpas qu'ils n'arriveraient jamais au terme de la Voie. Enchaînés aux bonnes actions propres au trois véhicules, ils ne peuvent pas se libérer. Cependant, pour attester cet esprit, il faut plus ou moins de temps. Il y en a qui parviennent au non-esprit en écoutant l'enseignement rien qu'un instant. Il y en a d'autres qui y parviennent au terme des dix aspects de la foi, des dix activités, des dix stations et des dix décades. Il y en a encore qui y parviennent en atteignant la dixième terre. Restez aussi longtemps que vous le pouvez dans le non-esprit. Vous n'aurez alors plus rien à cultiver, plus rien à attester.

En réalité, il n'y a rien à trouver, mais la réalité n'est pas le néant. Celui qui y parvient en un instant et celui qui y parvient à la dixième terre ont exactement le même mérite, sans que l'un soit superficiel et l'autre profond; car sans être parvenu au non-esprit, on ne fait que peiner en pure perte pendant des kalpas.

Faire le bien et faire le mal, c'est s'attacher à des caractères particuliers. Produire du mal en y croyant, c'est subir le samsara pour rien. Faire le bien en y croyant, c'est se donner beaucoup de mal pour pas grand chose. Tout cela ne vaudra jamais le fait de reconnaître soi-même sa propre méthode spirituelle rien qu'en m'écoutant. Cette méthode c'est l'esprit, parce qu'en dehors de l'esprit, il n'est pas de méthode. Cet esprit est la méthode, car en dehors de la méthode, il n'est pas d'esprit. Bien que tout naturellement ce esprit soit non-esprit, le non-esprit n'a pas non plus d'existence en tant que telle. Amener l'esprit au non-esprit, c'est encore accorder l'existence à l'esprit. Une silencieuse coïncidence suffit pour que s'arrête le discours intérieur. C'est pourquoi il est dit que :

 

" Lorsqu'aux mots la route est coupée,

Les activités mentales s'arrêtent"

 

Cet esprit est notre primordialement pure bouddhéité, que tous les hommes détiennent. Tout ce qui grouille et a une âme forme avec les Bouddhas et les Bodhisattvas une seule et même substance. C'est seulement parce que nous nous méprenons à différencier que nous créons toutes sortes d'actions entraînant réaction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mazu : le Cœur, c’est le Bouddha

22/02/2023

 Mazu : le Cœur, c’est le Bouddha

L'Eveil de Mazu

 

Pendant l’ère Kaiyuan (717-742) de la dynastie des Tang, Mazu s’exerça à la méditation au monastère de la Transmission de la Loi (Chuanfa yuan) du pic Heng. Il y rencontra l’abbé Rang qui vit aussitôt qu’il était un bon ustensile pour la doctrine. Huairang lui demanda un jour : « Révérend, dans quel but êtes-vous assis en méditation ? » Le maître répondit : « Pour devenir bouddha. » (Huai)rang prit alors un morceau de brique et se mit à le polir devant l’ermitage de Mazu. Le maître demanda : « Que voulez-vous faire en polissant ce morceau de brique ? » Huairang répondit : « Je la polis pour en faire un miroir. » Le maître dit : « Comment peut-on obtenir un miroir en polissant une brique ? » Huairang répondit : « Si l’on ne peut obtenir un miroir en polissant une brique, comment peut-on devenir bouddha en restant assis en méditation ? » Le maître demanda : « Alors, que dois-je faire ? » Huairang lui répondit : « Il en est comme d’un buffle attelé à une charrette. Si la charrette n’avance pas, doit-on fouetter le buffle ou la charrette ? » Le maître resta sans réponse.

 

(Huai)rang poursuivit : « Désires-tu apprendre à être assis en dhyāna (méditation) ou à être assis en bouddha ? Si tu veux apprendre à être assis en dhyāna, sache que le dhyāna ne relève ni de la position assise ni de la position couchée. Si tu veux apprendre à être assis en bouddha, sache que le Bouddha n’a pas de caractéristiques déterminées. Au sein du dharma de l’absence de résidence, ne fais écho ni à l’obtention, ni au détachement. Si tu es assis en bouddha, tu tues le Bouddha. Si tu t’attaches à la notion de position assise, tu n’atteindras pas la vérité absolue. » Après avoir reçu cet enseignement, le maître eut l’esprit ravi comme s’il eut bu le nectar le plus exquis. 

 

Prêche de Mazu : le Cœur, c’est le Bouddha

 

Un jour, Mazu s’adressa à l’assemblée en ces termes : « Vous tous avez la conviction que le Cœur est le Bouddha. C’est parce que le Cœur est le Bouddha que le grand maître Bodhidharma est venu du sud de l’Inde jusqu’en Chine pour transmettre la doctrine du Cœur unique du véhicule supérieur, et ainsi vous éveiller tous. À l’aide du Laṅkāvatārasūtra, il a imprimé du sceau la terre du Cœur des êtres, de crainte que vous ne gardiez votre esprit inversé et n’ayez foi en cette doctrine du Cœur unique, inné en chacun de nous. Le Laṅkāvatārasūtra a pour base la quintessence des paroles du Bouddha et pour méthode d’enseignement l’absence de méthode. Ainsi, ceux qui recherchent la Loi ne doivent rien rechercher. Il n’est pas de bouddha en dehors du Cœur, il n’est pas de Cœur en dehors du Bouddha. Ne vous attachez pas au bien, ne rejetez pas le mal, ne vous appuyez pas sur les deux extrêmes de la pureté et de l’impureté. Ainsi vous comprendrez que la nature des fautes commises (anupalabhya) est Vacuité. Les pensées ne peuvent être atteintes, car elles n’ont pas de nature propre. Le triple monde n’est que le Cœur. L’univers et ses myriades de formes ne sont que le sceau de la Loi unique. Toutes les formes que l’on voit sont des visions du Cœur. Le Cœur n’existe pas en soi, il existe à travers les formes. Mais à chaque fois que vous parlez du Cœur, comprenez que les phénomènes et l’Absolu sont sans obstruction réciproque. Ainsi en est-il du fruit de l’éveil. Ce qui est produit par le Cœur est appelé forme. Lorsqu’on sait que la forme est vide, la production devient non-production. Ayant compris le sens de cela, vous pouvez agir selon les circonstances, vous vêtir, vous nourrir, entretenir longuement l’embryon saint et vivre en accord avec le spontané. Je n’ai rien d’autre à vous enseigner.

 

Écoutez ma stance :

 

"La terre du Cœur s’exprime selon les circonstances, L’Éveil n’est qu’apaisement. Phénomènes et Absolu ne s’obstruent pas, Production et non-production sont simultanées. "

 

 

 

La Voie 

 

Un moine demanda un jour à Mazu : « Comment doit-on cultiver la Voie ?

 

— Mazu : La Voie ne relève pas de la culture. Si l’on dit que la Voie peut être cultivée, une fois la culture accomplie, il y a à nouveau destruction, et l’on est semblable à un auditeur (śravaka). Si l’on dit que la Voie ne peut être cultivée, l’on est semblable à un être ordinaire.

 

— Le moine : Par quelle sorte de compréhension peut-on atteindre la Voie ?

 

— Mazu : La nature propre est originellement parfaite. Celui qui ne stagne pas dans les phénomènes bons ou mauvais est appelé “celui qui cultive la Voie”. S’attacher au bien, rejeter le mal, contempler la vacuité, entrer en contemplation (samādhi), tout cela n’est que créations (de l’esprit). Ceux qui recherchent la Voie à l’extérieur s’en éloignent sans cesse de plus en plus. Il leur suffit d’épuiser les pensées du Cœur de ce triple monde ; mais qu’une seule pensée subsiste dans le Cœur, et la racine fondamentale de la transmigration dans le triple monde demeure. Lorsque cette seule pensée disparaît, la racine fondamentale de la transmigration est éliminée et l’on obtient le trésor précieux et suprême du Roi de la Loi. Depuis d’innombrables ères cosmiques, les pensées fausses des êtres ordinaires, leurs ruses, leur fausseté, leur orgueil et leur arrogance sont unis au corps de l’Unité. Il est dit dans le (Vimalakīrti) sūtra : “Ce corps est un assemblage de nombreux dharma. Quand il naît, ce sont seulement les dharma qui naissent ; quand il périt, ce sont seulement des dharma qui périssent. Quand ces dharma naissent, ils ne se disent pas ‘je nais’, quand ils périssent, ils ne pensent pas : ‘je péris’.”

 

Lorsque la pensée d’avant, la pensée d’après et la pensée du milieu ne sont pas reliées entre elles, chaque pensée est dans l’extinction (nirvāṇa) et l’on appelle cela : “samādhi du sceau de l’océan” (sagaramudrasamādhi), qui englobe toutes choses, pareil à l’océan auquel retournent les cent mille cours d’eau qui, bien que différents, sont tous l’eau de l’océan à la saveur unique et comprenant toutes les saveurs. Celui qui demeure dans le vaste océan se fond à tous les cours d’eau, celui qui se baigne dans ce vaste océan utilise toutes les eaux. Alors que l’auditeur est à la fois éveillé et égaré, l’être ordinaire est à la fois égaré et éveillé. L’auditeur n’a pas compris que le Cœur saint ne comporte fondamentalement ni causalité, ni degrés, ni pensées fausses. Ainsi, il cultive la cause pour réaliser le fruit et demeure pendant vingt mille ou quatre-vingt mille ères cosmiques dans le samādhi de la Vacuité. Bien qu’il soit déjà éveillé, cet éveil est un égarement. Tous les bodhisattvas considèrent que c’est là être en proie aux souffrances de l’enfer. L’auditeur, ayant sombré dans la Vacuité et stagnant dans l’extinction (nirvāṇa), ne voit pas la nature de bouddha.

 

Si un être de racine supérieure rencontre un ami de bien (kalyāṇamitra) capable de le diriger, il comprendra par ses paroles qu’il n’y a pas d’étapes ni de stades et sera subitement éveillé à sa nature originelle. Il est dit dans un soûtra : “Les êtres ordinaires ont le Cœur inversé, les auditeurs, non.” Ainsi on parle d’éveil par rapport à l’égarement, mais puisqu’il n’y a originellement pas d’égarement, il n’y a pas non plus d’éveil. Tous les êtres, depuis un nombre incommensurable de kalpa, ne sont jamais sortis du samādhi de l’essence de la doctrine (dharmatā). Tout en résidant en permanence dans ce samādhi, ils mangent, se vêtissent, discutent, répondent. En définitive, le fonctionnement des organes des sens et tous les actes sont l’essence de la doctrine. Ceux qui ne savent pas retourner à la source s’attachent aux noms, poursuivent les phénomènes, de sorte que s’élèvent passions erronées et pensées fausses, et ils cultivent toutes sortes de karma. Mais pour qui est capable en une seule pensée de retourner à la source, son être entier devient le Cœur saint.

 

Que chacun d’entre vous parvienne à son propre Cœur, ne vous attachez pas à mes paroles. Même si j’étais éloquent et parlais de sujets aussi innombrables que les grains de sable du Gange, le Cœur n’augmenterait pas ; même si aucun discours n’était prononcé, le Cœur ne diminuerait pas. Ce qui parle d’obtention, c’est votre Cœur, ce qui parle de non-obtention, c’est aussi votre Cœur. De même si vous multipliez votre corps, émettez de la lumière, accomplissez les dix-huit miracles, cela ne vaut pas de faire retourner le moi à la cendre éteinte. Les cendres éteintes, même arrosées, sont sans vitalité, comme un auditeur qui cultive fictivement la cause pour réaliser le fruit. La cendre éteinte, pas encore arrosée, a vraiment de la force, comme le bodhisattva dont le karma et la Voie sont mûrs et purs, et qui n’est pas affecté par tous les maux. Ainsi, si je commence à parler du Canon bouddhique en trois corbeilles, de l’enseignement puissant de l’Ainsi-venu, je parlerai sans fin pendant des ères cosmiques aussi innombrables que les grains de sable du Gange, ce sera comme un crochet qui sans cesse vous accroche. Mais si vous avez pris conscience du Cœur saint, il n’y aura pas d’autre affaire, et vous vous tiendrez constamment dans ce trésor précieux. » 

 

Le Cœur

 

Quelqu’un parmi la foule assemblée demanda : « La Voie n’a pas à être cultivée, mais elle ne doit pas être souillée. Qu’entend-on par souillure ? » (Mazu répondit :) « On parle de souillure lorsque le Cœur de production et de destruction crée les destinées. Si vous voulez avoir une appréhension directe de la Voie, sachez que le Cœur ordinaire est la Voie. Qu’entend-on par Cœur ordinaire ? C’est celui qui ne crée pas, ne fait pas de discrimination entre ce qui est et n’est pas, est sans attachement et sans détachement, sans notion d’ordinaire et de sainteté, d’annihilation et de permanence. Il est dit dans un soûtra : “Ce ne sont ni des actes d’homme ordinaire, ni des actes de saint, mais des actes de bodhisattva.” Ainsi, à présent, que ce soit dans la marche, l’immobilité, en position assise ou couchée, il vous suffit de réagir aux choses selon les circonstances, et vous serez dans la Voie. La Voie est le domaine absolu (dharmadhātu), de même toutes les fonctions merveilleuses de la Voie aussi innombrables que les grains de sable du Gange sont le domaine absolu. S’il n’en était pas ainsi, pourquoi parlerait-on du procédé et de la méthode de la terre du Cœur ? Pourquoi parlerait-on de lampes inépuisables ? Tous les dharma sont le dharma du Cœur. Tous les noms sont les noms du Cœur. Toutes choses naissent du Cœur, le Cœur est la base des dix mille choses. Il est dit dans un soûtra : “Qui connaît le Cœur et parvient à l’origine est dénommé auditeur.” Tous les noms sont égaux, toutes les significations sont égales, toutes les choses sont égales, elles sont l’Unité pure et sans mélange. Si l’on demeure à chaque instant libre au sein de l’enseignement, l’on se tient dans le domaine absolu (dharmadhātu) et tout est alors dans le domaine absolu, l'on se tient dans l'ainsité et tout est l'ainsité. Si l'on se tient dans l'Absolu, toutes les choses sont l'Absolu, si l'on se tient dans le phénoménal, toutes les choses sont le phénoménal. Que lorsque les éléments s'élèvent, l'Absolu et le phénoménal ne soient pas distincts. Si l'on parvient à ces merveilles sans quitter l'Absolu, tout n'est alors que changement du Coeur. Il en est comme de la lune : ses reflets sont multiples, mais la lune véritable est unique. De même, les eaux de source sont nombreuses, mais la nature de l'eau est unique. Les phénomènes du monde sont multiples, mais la Vacuité est une. Il existe plusieurs théories, mais la sagesse sans obstruction est unique.

 

Toutes les sortes d'édification proviennent du Coeur unique. (Si l'on a compris cela), on peut alors laisser surgir les choses, les balayer, les utiliser avec merveille; tout devient notre propre demeure. S'il n'en était ainsi, quel genre d'homme serait-on ?

 

Tous les dharma sont les dharma de la bouddhéité. Tous les dharma sont la délivrance. Toute chose sont l'ainsité. Que ce soit durant la marche, en position assise, debout ou couchée, tout devient d'une inconcevable utilité, sans qu'il soit nécessaire d'attendre le moment propice ou favorable. Il est dit dans un soutra : "Le Bouddha est omniprésent". Le Bouddha est celui qui est bienveillant, plein de sagesse, qui excelle à aller jusqu'au fond de sa nature, détruit tous les doutes et toutes les illusions des êtres; tranche les idées d'être et de non-être ainsi que toutes sortes de liens, celui qui a épuisé les passions, les notions d'état ordinaire et de sainteté, celui pour qui les notions d'être humain et de choses sont vides. Il tourne sans cesse la roue de la Loi, il transcende le monde relatif; ses actes sont sans obstructions, ou comme les rides de l'onde qui naissent et disparaissent : telle est la grande extinction (nirvana). Lorsque l'être est liée, on parle de tathagatagarbha.  Lorsqu'il est libéré, on parle de Corps de la Loi (dharmakaya) purifié. Le Corps de la Loi est infini. Sa substance n’augmente ni ne diminue ; il est grand ou petit, carré ou rond, il manifeste une forme en réponse aux éléments, comme le reflet de la lune dans l’eau. Vaste est son utilisation. Il n’est pas érigé sur une base, il n’épuise pas les différents modes d’agir, ne réside pas dans le non-agir. L’agir est l’utilisation des écoles du non-agir, le non-agir est l’appui des écoles de l’agir. Mais il ne réside pas dans l’appui. C’est pourquoi l’on dit : “L’ainsité-vacuité ne s’appuie sur rien.” Tel est le sens ultime de la production et destruction du Cœur. Tel est le sens ultime de l’ainsité qu’est le Cœur. Le Cœur, qui est l’ainsité, est comparable au miroir clair reflétant les objets. Le miroir est une métaphore pour le Cœur, les objets, une métaphore pour les dharma. Si le Cœur s’accroche aux dharma, il demeure à l’extérieur. Les causes primaires et secondaires mènent alors à la production et à la destruction. Si le Cœur ne s’accroche pas aux différents dharma, c’est l’ainsité.

 

L’auditeur entend et voit la nature de bouddha. L’œil du bodhisattva voit la nature de bouddha et parvient à la non-dualité qualifiée de “nature d’égalité” (samatā). Les natures ne sont pas différentes en elles-mêmes, c’est dans leur utilisation qu’elles se différencient. Dans l’égarement apparaissent les différentes connaissances (vijñāna). Dans l’éveil apparaît la sagesse intuitive (prajñā). Lorsqu’on est en accord avec l’Absolu, on parle d’éveil, lorsqu’on est en accord avec les phénomènes, on parle d’égarement. Être égaré, c’est avoir perdu le Cœur originel et sa propre demeure. Être éveillé, c’est être éveillé à sa nature originelle et à sa propre demeure. À partir du moment où l’on est éveillé, on l’est pour toujours, et l’on ne retourne pas à l’égarement, tel le soleil qui une fois levé ne peut plus être obscurci. La sagesse intuitive est le soleil levant, qui ne cohabite pas avec les souillures qui représentent l’obscurité. Étant éveillé au Cœur et restant dans cet état de conscience, les pensées fausses ne naissent plus. Puisque les pensées fausses ne naissent plus, l’on a atteint la Loi éternelle qui existe depuis toujours, ici et maintenant. Il n’y a plus ni culture fictive de la Voie, ni assise en dhyāna, ni pratique. C’est le dhyāna pur de l’Ainsi-venu. Si, dès maintenant, vous voyez la justesse de ce principe, vous ne créerez plus les différents karma et vivrez selon les circonstances en réagissant aux choses qui se présentent. »

Huineng. Le sixième patriarche

21/02/2023

Huineng. Le sixième patriarche

L’autobiographie qui lui est attribuée, le sutra de l’estrade, est le seul « sutra » du bouddhisme qui ait été écrit par un Chinois ; Huineng (638-713) y raconte l’histoire de son ascension, depuis l’obscurité jusqu’à la célébrité. Il a fait de son père le portrait d’un officiel chinois de haut rang qui, injustement banni et réduit à l’état commun, mourut de honte lorsque Huineng n’était encore qu’un petit enfant. Pour survivre, le jeune orphelin et sa mère vendaient du bois sur la place du marché de Hanhai, près de Canton, dans le sud de la Chine. Là, la chance voulut un jour qu’il entendit un homme réciter un passage du sutra du Diamant. Huineng s’arrêta pour l’écouter, et quand il entendit la phrase : « Laissez votre esprit fonctionner librement, qu’il ne se fixe nulle part ni en rien », il connut soudain l’éveil. Après s’être renseigné, il découvrit que le récitant était un disciple du cinquième patriarche, Hongren. Ce maître dit l’étranger, enseignait qu’en récitant le sutra du Diamant il était possible de voir dans sa propre nature et de faire directement l’expérience de l’illumination.


Le sutra du Diamant, que l’on appelle parfois sutra Vajracchedika devint l’objet d’une véritable passion pour Huineng, ainsi que la pierre de touche du nouveau Chan chinois. Ouvrage inhabituellement bref, il a été défini comme l’ultime distillation de la littérature de la Sagesse bouddhique. L’extrait qui suit est représentatif de son enseignement :

 

« Tous les concepts arbitraires de l’esprit tels que la matière, les phénomènes et tous les facteurs de conditionnement, de même que toutes les conceptions et les idées s’y relatant, sont semblables à un rêve, une chimère, une illusion, un ombre, la rosée evanescente, l’éclair. C’est de cette façon que chaque véritable disciple devrait considérer tous les phénomènes, et toutes les activités de l’esprit, et garder l’esprit vide, sans moi, paisible ».

 

Le sutra du Diamant n’est pas en quête des hauteurs philosophiques du sutra Lankavatara, le traité que vénérait la première école de méditation de Bodhidharma, et c’est précisément pour cette raison qu’il attira l’attention de l’école du Sud – dont le but était la simplification du Chan. Huineng ne put résister à cet appel et se mit immédiatement en route pour le monastère du cinquième patriarche, dans les montagnes de l’Est.


Quand il arriva, Hongren ouvrit l’entretien en demandant au nouveau venu son origine. Lorsqu’il apprit qu’il venait de la région de Canton, le vieux prêtre poussa un soupir : « Si tu viens du Sud, tu es certainement un barbare. Comment peut tu espérer connaître l’éveil ? » Huinen lui rétorqua : « Il se peut que les gens soient différents dans le Nord et dans le Sud, mais l’éveil est le même dans les deux régions. » Cette impertinence permet au maître de se rendre compte immédiatement des dons spirituels de Huineng, mais il ne dit rien et se contenta de lui donner comme travail le battage et le pilage du riz. […]


Pendant les huit mois suivants le jeune novice travailla durement dans l’ombre et rencontra secrètement le cinquième patriarche. Puis un jour le vieux prêtre convoqua une assemblée et annonça qu’il était prêt à transmettre la robe du patriarcat à celui qui composerait un verset démontrant une compréhension intuitive de sa propre nature intérieure. Les disciples parlèrent entre eux de ce défi et décidèrent : « Cette robe doit sans aucun doute être transmise à Shenxiu qui est le chef des moines et l’héritier naturel. Il sera un successeur digne du maître, aussi n’allons-nous pas nous creuser la tête pour composer un verset. »


Shenxiu, le maître qui allait être glorifié par l’impératrice Wu à Luoyang, savait ce qu’on attendait de lui et il s’évertua à essayer de composer le verset. Après plusieurs jours d’efforts, il trouva le courage, dans l’obscurité de la nuit, d’écrire sur le mur d’un corridor un gatha qu’il ne signa pas :

 

« Notre corps est l’arbre de la Bodhi,
Et notre esprit est un miroir brillant
A chaque instant nous les essuyons avec soin
Et n’y laissons se poser aucune poussière. »

 

Quand le cinquième patriarche vit le verset, il réunit une assemblée dans le corridor, fit brûler de l’encens et déclara que tous devraient réciter le passage anonyme. Il fit cependant venir ensuite Shenxiu dans ses appartements privés et lui demanda s’il était l’auteur du verset. Recevant une réponse affirmative, le maître dit : « Ce vers ne démontre en rien que tu aies déjà atteint la véritable compréhension de ta nature originelle. Tu es parvenu à la grille d’entrée, mais tu n’es pas encore entré dans la pleine compréhension. Prépare ton esprit complètement et quand tu seras prêt, présente un autre gatha. » Il est banal dans le Chan de dire que le verset de Shenxiu insistait sur la pratique méthodique et était parfaitement logique – juste l’opposé du bond subit et antilogique de l’intuition qu’est le véritable éveil. Shenxiu se retira, mais malgré tous ses efforts il fut incapable de produire le second gatha.


Sur ces entrefaites, Huineng entendit les moines qui récitaient les lignes de Shenxiu. Bien qu’il reconnût que leur auteur devait encore comprendre sa propre nature originelle, Huineng demanda qu’on lui montrât le verset et qu’on lui permît d’y rendre hommage. Après qu’on l’eut conduit à la grande salle, le garçon analphabète du Sud barbare demanda qu’on inscrivit son propre gatha à côté de celui qui était sur le mur.


« Il n’y a pas d’arbre de la Bodhi
Ni support d’un miroir brillant.
Puisque tout est vide,
Où la poussière peut-elle se poser ? »

 

L’assemblée fut véritablement électrisée par la pénétration que contenait le gatha, mais le vieux patriarche, diplomate, déclara publiquement que son auteur manquait de la pleine compréhension. Pendant la nuit cependant, il fit venir le jeune Huineng dans la grande salle de méditation qui était dans l’obscurité ; là il lui exposa le sutra du Diamant, puis lui passa cérémonieusement la robe de Bodhidharma, symbole du patriarcat. Il lui conseilla aussi de partir immédiatement pour le Sud, d’y rester caché un certain temps pour sa propre sécurité, puis de prêcher le Dharma à tous ceux qui voudraient écouter. Huineng partit cette même nuit. Il venait d’être consacré sixième patriarche à l’âge de vingt-quatre ans.
Quand les autres moines se rendirent compte de ce qui s’était passé, ils organisèrent à la hâte une expédition pour retrouver Huineng et les reliques du Chan. Un de ses poursuivants, un ancien soldat de forte carrure, finit par rattraper le nouveau sixième patriarche dans sa fuite. Soudain paralysé par la présence de Huineng, il lui demanda non pas de rendre la robe, mais de l’instruire. Huineng accepta par ces mots :

 

« Ne pense pas au bien, ne pense pas au mal, dis-moi quel était le visage que tu avais à l’origine, avant même que ton père et ta mère ne soient nés. »

 

Cette question célèbre – mettant en en scène le concept zen d’une nature originelle qui dans chaque personne précède et transcende les valeurs artificielles telles que le bien et le mal – provoqua chez son poursuivant un éveil immédiat.

Pendant les quelques années qui suivirent, Huineng vécut en reclus dans le Sud, parmi les chasseurs, dissimulant son identité. Les légendes disent que sa bienveillance naturelle lui faisait parfois relâcher en secret les animaux pris dans les pièges des chasseurs, et qu’il n’acceptait que les légumes dans les plats qui lui étaient offerts. Mais cette vie de vagabond anonyme, patriarche alors qu’il n’était pas même ordonné prêtre, ne pouvait être sa condition définitive. Un jour, quand il estima que le moment était venu (en 676, il approchait de la quarantaine), il renonça à sa vie de réfugié et s’aventura dans Canton pour visiter le temple de Faxing. Un après-midi, tandis qu’il flânait, sous l’apparence d’un quelconque visiteur, il surprit un groupe de moines discutant à propos d’une bannière flottant dans le vent.


Un moine déclara : « La bannière bouge. » Un autre insista : « Non, c’est le vent qui bouge. » Bien qu’il ne faut qu’un observateur laïque, Huineng ne put se contenir et il les interrompit par un manifeste théatral : « Vous vous trompez l’un et l’autre. C’est votre esprit qui bouge sans cesse. »

 

L’abbé du temple, qui se tenait à proximité, fut interloqué par la pénétration profonde de cet étranger et il offrit sur-le-champ de devenir son élève. Mais Huineng déclina cet honneur ; au lieu de cela il demanda que sa tête fut rasée et qu’on lui donnât l’autorisation d’entrer dans les ordres bouddhiques pour être enfin ordonné prêtre. Tous l’acclamèrent bientôt comme le sixième patriarche. Après quelques mois passés à Canton, il décida de s’installer dans son propre temple, à Caoqi, où il enseigna pendant les quatre décennies qui suivirent. C’est de ce monastère que vinrent les enseignements qui allaient définir la foi. […]
 
La vie réelle de Huineng est une énigme historique ; il se peut bien qu’elle ne soit jamais résolue. On remarque par exemple couramment que ceux qui écrivirent ultérieurement sur le Chan firent beaucoup d’efforts pour rendre Huineng aussi illettré et analphabète que possible, ceci pour mettre l’accent sur ses principes égalitaires (en dépit du fait que le sermon dont il est l’auteur fait référence au moins à sept sutra différents). Les faits furent ajustés de manière à faire ressortir un argument : si un simple marchand de bois analphabète a pu devenir patriarche, quelle meilleure preuve que le foi est ouverte à tous ?

 

Parmi les nombreuses anecdotes qui entourent ses jeunes années, beaucoup sont également suspectes, et le spécialiste de Huineng le plus respecté a déclaré : « Si nous considérons tout le matériel disponible et en éliminons patiemment toutes les inconsistances en choisissant les légendes les plus vraisemblables, nous pouvons parvenir à une biographie de Huineng à peu près crédible. Si, d’un autre côté, nous éliminons les légendes et les références au sixième patriarche qui ne s’appuient sur aucun document, il se peut que nous arrivions à la conclusion qu’il n’y a, en fait, presque rien que nous puissions dire à son sujet. » Est-il donc si important de savoir si la légende est scrupuleusement fidèle aux faits ? Huineng est autant un symbole qu’un personnage historique, et il était essentiel que sa vie eût des qualités légendaires. Il est possible dans ce cas que l’art ait quelque peu arrangé sa vie, mais ce fut dans un dessein de plus grand envergure.

 

L’objectif était de formaliser les nouvelles idées philosophiques du Chan du Sud. La seconde partie du sutra de l’Estrade, qui expose de manière détaillée sa position philosophique, a été définie comme une pièce maîtresse de la pensée chinoise, car l’ouvrage n’est pas le fait d’un savant, mais celui d’un sage à l’état pur, dont la sagesse sourdait spontanément des profondeurs intérieures. On concède cependant en général que le caractère unique de son message ne repose pas tant en ce qu’il est original (ce qu’il n’est pas, s’accordent à dire la plupart des érudits), mais en ce qu’il exprime les idées de base du bouddhisme dans des termes chinois. Le sixième patriarche semble parfois mettre en cause le bouddhisme quand il n’accorde aucune importance aux pratiques religieuses traditionnelles, allant jusqu’à suggérer qu’il se pourrait que le paradis occidental bouddhique, la « Terre Pure », fut simplement un état d’esprit.

 

Celui qui se berce d’illusions porte toute son attention sur le Bouddha et voudrait être né dans l’autre terre ; celui qui est éveillé rend son esprit pur… Il suffit que l’esprit soit sans impureté pour que se rapproche la Terre d’Occident. Si l’esprit donne naissance à des impuretés, alors même que vous invoquez le Bouddha et cherchez à renaître en Occident, il vous sera difficile d’y parvenir … Mais si vous entraînez votre esprit à être sans détour, vous atteindrez cette terre en un instant.

 

Huineng contestait la pratique traditionnelle du Chan qui consistait à s’assoir en méditation, affirmant qu’il s’agissait plus d’une posture de l’esprit que d’un acte physique (si son sutra est authentique, il devance son élève Shenhui sur ce point). Il distingue deux catégories différentes dans cette pratique : d’une part la posture assise, de l’autre la méditation.

 

[…] Quel est cet enseignement que nous appelons « être assis en méditation » ? Dans cet enseignement, « être assis » veut dire que sans souffrir d’aucune obstruction, en apparence et dans toutes les circonstances, on n’active pas ses pensées. La « méditation » c’est voir intérieurement sa nature originelle et ne pas en être troublé.


Ailleurs on le cite déclarant que la position assise prolongée ne peut qu’entraver le corps sans profiter à l’esprit. Bien que Huineng ait sévèrement pris à partie ceux qui ne se fient qu’à la méditation, il n’est pas évident qu’il l’ait entièrement exclue. Ce qui qu’il rejetait vraiment, c’était une fixation sur la méditation, une confusion – nous utilisons ici une expression ultérieure du Zen – entre le doigt pointé vers la lune et la lune elle-même. Même s’il en était ainsi, il ouvrait un changement radical. Huineng nous offre la perspective alarmante d’un maître de dhyâna contestant la fonction de dhyâna – laquelle avait été jusque-là la base même de l’école.


Encore le sutra est-il loin d’être entièrement négatif. Il contient un certain nombre de messages positifs, parmi lesquels se trouve celui-ci : tout le monde naît en état d’éveil, état dans lequel le bien et le mal ne sont pas distingués. Dans l’état primal non plus il n’y a ni discriminations troublantes, ni attachements, ni perturbations de l’esprit. (Un point de vue semblable se retrouve dans toute la poésie de William Wordsworth, pour ne prendre qu’un exemple dans la pensée occidentale.) Mais si la nature originelle de l’homme est pure et sans tâche, comment le mal entre-t-il dans le caractère d’une personne ? Il envisage cette question théologique de la manière suivante :

 

« Chers amis, bien que la nature des hommes de ce monde soit pure en son essence dès l’origine, chacun a en lui dix mille choses. Si les gens ne pensent qu’à des choses mauvaises, alors ils exercent le mal ; s’ils ne pensent qu’à des choses bonnes, alors ils exerceront le bien. Ainsi est-il clair que de cette façon tous les dharma [les aspects de l’humanité] existent dans votre propre nature, et malgré cela votre propre nature est toujours pure. Le soleil et la lune ne cessent de briller, mais ils sont obscurcis au-dessous et l’on ne peut voir clairement le soleil, la lune, les étoiles et les planètes. Mais si le vent de la sagesse se met soudain à souffler et pousse au loin les nuages et les brumes, toutes les formes d l’univers apparaissent d’un coup … Que se dégage une seule pensée de bien, la sagesse intuititve naît. De même qu’une lampe permet de dissiper mille ans d’obscurité, un éclair de sagesse détruit dix mille ans d’ignorance. »

 

Selon Huineng, latente en nous, la condition de l’éveil existe, l’état qui précède notre rapport au bien et au mal. Elle peut être mise en valeur grâce à une connaissance intuitive de notre nature intérieure. Philip Yampolsky, l’érudit spécialiste de Huineng, résume bien cette idée : « Le sutra de l’Estrade maintient que la nature de l’homme est pure dès l’origine, mais que sa pureté n’a pas de forme. Par la pratique personnelle, en y mettant tous ses efforts, l’homme peut cependant parvenir à pénétrer dans cette pureté. Méditation, prajna, réalité vraie, nature originelle, nature personnelle, nature de Bouddha, tous ces termes, qui sont constamment utilisés tout au long du sermon, indiquent le même Absolu indéfini qui, lorsqu’il est vu et expérimenté par l’individu lui-même, constitue l’éveil. »

 

Cette condition d’innocence originelle qu’est l’éveil peut être mise en valeur grâce à la « non pensée », état dans laquelle l’esprit flotte, détaché de ce qu’il rencontre, évoluant librement à travers les phénomènes, aucunement ému par les incursions et les attractions du monde ; libéré parce qu’il est son propre maître, paisible par ce qu’il est pur. C’est la condition dans laquelle nous sommes nés, et c’est la condition à laquelle nous pouvons retourner en pratiquant la « non-pensée ». Même s’il arrive qu’elle soit semblable à la condition qui peut être réalisées à travers la méditation laorieuses ; apparemment Huineng ne pensait pas que la méditation fut indispensable.  Cette condition primale de l’esprit, cette vision momentanée de notre nature originelle, pourrait être réalisée instantanément si notre esprit était réceptif. Mais quel est l’état appelé « non-pensée » ? Pour Huineng :

 

« Etre sans souillure quel que soit l’environnement, c’est cela qu’on appelle non-pensée. Si, vous appuyant sur vos propres pensées, vous vous séparez du milieu environnant, alors vous ne produisez aucune pensée vis-à-vis des choses. Si vous cessez de penser à la myriade des choses et si vous vous dépouillez de toute pensée, à l’instant où le fil des pensées est coupé, vous renaîtrez dans un autre royaume… Parce que l’homme dans son illusion a des pensées reliées au monde qui l’entoure, de ces pensées s’élèvent les idées hétérodoxes qui produisent passion et fausses visions. »

 

Yampolski caractérise ainsi la « non-pensée » :

 

« On conçoit que les pensées avancent en progression du passé vers le présent puis le futur en une chaîne sans fin de pensées successives. L’attachement à un instant de pensée conduit à un attachement à une succession, c’est-à-dire la servitude. En éliminant l’attachement à un instant de pensée, on peut, par un processus inexpliqué, éliminer l’attachement à une succession de pensées et atteindre de cette façon la non-pensée qui est l’état d’éveil. » 

 

La manière d’atteindre cette condition de l’éveil « non-pensée » n’est pas expliquée avec précision dans le sutra de l’Estrade et c’est ce qui a été en fait le souci principal du Zen depuis lors. La seule chose sur laquelle tous s’accorderont est que plus on essaie d’atteindre cette condition, plus cela est difficile. L’éveil est à l’intérieur de nous, attendant d’être libéré, mais seul l’esprit intuitif peut nous permettre de l’atteindre. Et cela arrive soudain, au moment où nous nous y attendons le moins.

 

Le maître Huineng demeure comme la ligne de faîte de l’histoire du Zen. Il se peut en effet qu’il soit la ligne de faîte sous la forme incarnée d’une légende. Il y a quelque raison de suspecter qu’il fut canonisé après sa mort, comme ce fut le cas de Bodhidharma. Mais alors que Bodhidharma fournissait une ancre pour la formation originelle d’une secte séparée de dhyâna dans le bouddhisme chinois, Huineng devint le symbole autour duquel se ralliait un nouveau type de Chan, un Chan intégralement chinois, un Chan qui semblait faire peu de cas de ce qui constituait la base du vieil enseignement de Bodhidharma, la méditation. Il devint la réponse chinoise à l’Indien Bodhidharma.


Huineng a redéfini les caractéristiques propres à l’objectif du Chan et a décrit dans des termes non théologiques l’état d’esprit dans lequel toute dualité est bannie. Mais il échoua à faire le pas suivant et à expliquer comme y parvenir. Tout ce qu’il a fait a été de mettre en évidence que non seulement la méditation n’était pas une condition suffisante, mais qu’en outre il se pourrait bien qu’elle ne fut même pas nécessaire. Qu’est alors qui est indispensable ? C’est au cours de la phase suivante du Chan, appelée l’Age d’Or du Zen, que la réponse à cette question allait émerger peu à peu, quand apparut cette nouvelle école du Chan « subit » dans le Sud qui finit par dominer tout le Chan. Il semble que ces nouveaux maîtres aient accepté Huineng comme leur patron, bien que la connexion directe ne soit pas clairement établie. Ces maîtres apprirent comment imposer un cadre filtrant sur l’esprit logique, lui infligeant de telles humiliations qu’il finit par annihiler l’ego ou le soi pour s’abandonner à prajna, la sagesse intuitive. Ils inventèrent des moyens systématiques pour produire l’état de « non-pensée » que Huineng et Shenhui se contentaient apparemment d’invoquer.

Shenxiu et Shenhui. Le maître de l’éveil graduel et le maître de l’éveil subit

19/02/2023

Shenxiu et Shenhui. Le maître de l’éveil graduel et le maître de l’éveil subit

Alors que les patriarches du Chan des premiers temps avaient été le plus souvent des maîtres revêches auxquels les empereurs et la noblesse ne portaient aucun intérêt, la dynastie des Tang vit les maîtres du Chan acquérir une importance officielle et recevoir les honneurs de ceux qui occupaient le plus haut rang en Chine. La première moitié du VIIIème siècle fut témoin de ce qui allait être la plus grande bataille à l’intérieur de l’école Chan, mais ce fut aussi l’époque où le Chan fut enfin reconnu par les milieux gouvernementaux chinois. Le personnage auquel l’on se réfère le plus souvent à propos de cette reconnaissance impériale est la célèbre, ou peut-être l’infâme, impératrice Wu. […]

 

Shenxiu (605-706), le premier « sixième » patriarche

 

Vers 701, l’impératrice Wu invita un moine chan fort âgé, du nom de Shenxiu, disciple de l’école Lankavatara de Bodhidharma à quitter son monastère de la Chine Centrale pour venir dans le Nord, à la capitale impériale. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans à cette époque et avait amassé tout au long de sa vie une grande renommée pour sa pratique rigoureuse de la méditation. Shenxiu accepta de mauvaise grâce ; on rapporte qu’il dut être transporté sur une paillasse devant l’impératrice et que celle-ci lui fit une révérence, ce qui était tout à fait inhabituel pour un chef d’état. Sans plus tarder elle le fit entrer au palais et il semble qu’il y soit devenu le prêtre à demeure. Afin d’expliquer la raison pour laquelle Wu avait choisi d’honorer un lignage du bouddhisme chan, on a mis en avant le fait qu’elle essayait à l’époque de supplanter la dynastie bien établie de son défunt époux, celle des Tang, par une dynastie propre. Les empereurs Tant ayant honoré un lignage bouddhiste, il était essentiel qu’elle en fit autant – mais il fallait que ce fût un lignage d’une autre école. Shenxui était un prêtre éminent et personne ne se réclamait de lui, aussi représentait-il un candidat idéal pour devenir le bouddhiste attitré à la cour de sa dynastie en herbe – qui ne fut jamais établie, inutile de le préciser. Toujours est-il que Shenxiu reçut le titre de « Seigneur de la loi de Chang’an et de Luoyang », et qu’il prêcha devant de vastes foules venues de toutes les régions du Nord. Pour donner plus de solidité à son éminence, Wu fut construire plusieurs monastères en son honneur : l’un sur le lieu de sa naissance, un autre à sa retraite de la montagne et un autre encore dans la capitale.


Shenxiu, qui régna brièvement comme sixième patriarche du Chan, a été décrit dans les premières chroniques comme un enfant sensible et brillant ; sans espoir pour le monde, il se détourna très tôt du confucianisme pour devenir moine bouddhiste. A l’âge de quarante-six ans, il arriva enfin à la retraite du cinquième patriarche, Hongren, dans la montagne Orientale, où il étudia avec le maître jusqu’à ce qu’il atteignit l’éveil. […] Puis il quitta le monastère et durant presque deux décennies il voyagea ; pendant ce temps-là un autre étudiant de Hongren, Farong, l’éclipsa, en renommée et par le nombre de ses disciples. Il semble cependant que Shenxiu ait été le maître le plus connu, car il devint par la suite le chef en titre de la faction Lankavatara, qui allait être connue aussi comme l’école du Nord – il est possible que ce soit parce que Shenxiu porta son enseignement dans les capitales urbaines raffinées, Luoyang et Chang’an. Ce fut l’époque la plus impériale du Chan, et un personnage aussi important qu’un ministre d’Etat composa l’épitaphe mémoriale sur la tombe de Shenxiu. Nous connaissons mal ce que ses enseignements avaient de spécifique ; un verset de l’un de ses sermons parvenus jusqu’à nous semble cependant suggérer qu’ils étaient en réalité des enseignements sur l’esprit et qu’ils devaient peu au bouddhisme traditionnel.


« L’enseignement de tous les Bouddhas
Existe dès l’origine dans l’Esprit de chaque être :
Chercher l’Esprit sans chercher son propre Moi
Rien à fuir loin de son père. »

 

 

Après sa mort, Puji, l’un de ses élèves, poursuivit son œuvre dans la capitale. Ce fut l’apogée du Chan officiel , le moment où l’école Lankavatara bénéficia du plus grand prestige. Plus important peut-être est que le succès de Shenxiu fut aussi celui du Chan, ou de moins apparut-il comme tel. Venue du temps où elle était la passion de maîtres de dhyana sans foyer, la secte s’était élevée jusqu’aux honneurs impériaux, au milieu de l’époque la plus brillante de la Chine, celle de la dynastie des Tang. L’ère Tang allait demeurer à jamais dans l’histoire par sa poésie, son art, son architecture, son éclat culturel. Malheureusement pour le Chan du Nord, cet éclat culturel était de plus en plus le fait d’autres groupes que celui de l’aristocratie au sang bleu qui avait traditionnellement dominé la culture de la Chine. Dans une certaine mesure, les splendeurs des Tang étaient des créations de la classe non aristocratique, et avant longtemps un soldat proscrit obligerait le gouvernement à capituler. De la même façon, un obscur maître chan du Sud rural allait bientôt effacer la place, apparemment éternelle, de Shenxiu dans l’histoire.

 

Shenhui (670-762), le « Martin Luther » du Chan


Le David face au Goliath qu’était Shenxiu fut un maître dont le nom avec une consonance très proche : Shenhui. Ce militant théologique de la rue était natif de la province de Hubei, à quelque distance au sud des somptueuses capitales jumelles des Tang, Chang’an et Luoyang. Il fut d’abord un érudit taoïste, mais il se tourna ensuite vers le bouddhisme dans sa quarantième année ; il voyagea plus loin encore vers le sud pour devenir le disciple d’un prêtre appelé Hongren, dont le temple était Caoqi, juste au nord de Canton, la cité portuaire du Sud, dans la province de Guangdong. On se souvient que Huineng avec également été un disciple de Hongren, le cinquième patriarche, et qu’il avait étudié aux côtés de Shenxiu. On pense que Shenhui est resté avec Huineng pendant environ cinq ans, jusqu’à la mort de ce dernier, en 713. Par la suite, il voyagea en Chine, terminant son périple à Huatai, légèrement au nord-est de la capitale de Luoyang. Il était, semble-t-il, un homme à la présence charismatique, qui inspirait facilement des disciples. Puis, en l’an 732, lors d’un synode rassemblant au temple des personnages éminents du Chan, il monta à la tribune et, dans un moment historique, déclara que les grandes organisations du Chan en Chine, qui se recommandaient jusqu’ici de Shenxiu, l’homme à qui l’impératrice Wu avait rendu hommage, s’était fait outrageusement passer pour l’héritier de Hongren. Shenhui affirma que l’école du Nord de Shenxiu et de son héritier, Puji, avait perpétré une fraude historique en usurpant au véritable sixième patriarche, Huineng, le maître du Sud, la reconnaissance qui lui était due. Défier l’école distinguée par la famille gouvernante était un acte de courage extraordinaire, mais peut-être Shenhui avait-il justement ce qu’il fallait d’audace pour gagner la sympathie du public.


Il défendit cette nouvelle proposition à peu près constamment de 739 à 745, alors qu’il voyageait à travers la Chine du Nord, et rencontra même les officiels du régime Tang. Sa situation politique s’améliora peu à peu et il finit par être invité (en 745, à l’âge de soixante-dix sept ans) à Luoyang pour prendre la direction du grand temple de Heze. Bien que l’objet principal de sa critique, Puji, le disciple de Shenxiu, fut mort en 739, Shenhui ne diminua pas ses attaques contre le lignage. Les politiques se débarrassèrent finalement de lui quand un « nordiste chan », un disciple de Shenxiu nommé Lui qui venait juste d’être nommé chef des censeurs impériaux, l’accusa de comploter contre le gouvernement (citant comme évidence les immenses foules qu’il attirait couramment). L’empereur Xuanzong lui-même (le petit-fils de l’impératrice Wu) fit venir Shenhui de Luoyang à Chang’an ; il interrogea le maître, puis l’envoya en exil à l’extrême sud du pays. Cela se passa aux alentours de 753. C’est à ce moment-là que l’histoire politique chinoise et le Chan entrent en collision, car le trône allait bientôt avoir besoin de l’aide de Shenhui.


Beaucoup rendent l’empereur Xuanzong (il régna de 712 à 756) responsable du naufrage de la dynastie des Tang. […] En 757, quelques quatre années après le bannissement de Shenhui, le gouvernement dépourvu, cherchant désespérément de l’argent, décida de dresser des estrades d’ordination dans toutes les grandes villes de Chine, et de se renflouer en vendant des certificats d’investitutre à ceux qui voulaient devenir moines bouddhistes. […] Un des premiers disciples de Shenhui se souvint soudain des dons oratoires du maître et le vieil hérétique fut rappelé pour prêter son concours à la levée de fonds. Son action fut si efficace dans la cité en ruine de Luoyang que le gouvernement fit construire des appartements spéciaux à son intention sur les terres de son ancien temple de Heze (plus tard on l’évoquerait comme le Maître de Heze).
Il semble que le prix de sa coopération ait été l’acceptation officielle de sa version de l’histoire du Chan ? Dans sa bataille contre l’école du Nord, il avait survécu à ses opposants et, grâce à un tour curieux des évènements, il était parvenu à ses fins. Seule sa persistance permit que Huineng, le moine obscur de l’école chan du Sud, fût reconnu comme sixième patriarche, remplaçant Shenxui dans l’histoire du Chan ; on alla même parfois jusqu’à déclarer Shenhui lui-même septième patriarche.


Le terme de révolution a été utilisé pour définir la signification philosophique de ce que la doctrine « du Sud » de Shenhui, a apporté au Chan. Un spécialiste moderne du Zen a prétendu que la révolution de Shenhui avait provoqué le remplacement intégral du bouddhisme indien par la philosophie chinoise, ne gardant que son nom. Shenhui, affirme-t-il, supprima toute forme de méditation ou dhyana et la remplaça par un concept appelé non-esprit : il s’agit des doctrines « d’absence de pensée » et de « voir dans sa nature originelle ».


Peut-être peut-on mieux comprendre ce coup d’Etat philosophique si l’on compare les enseignements de l’école du Nord et du Sud. L’école du Nord de Shenxiu, discréditée, avait prêché que la route de l’éveil doit être parcourue « pas à pas », qu’il y avait en fait deux stades de l’esprit – le premier est un « esprit faux » qui perçoit le monde de façon erronée, en dualités, et le second est un « esprit vrai » qui est pur et transcende toutes les discriminations et dualités, percevant le monde simplement comme une unité. On s’achemine de « l’esprit faux » vers « l’esprit vrai » pas à pas, à travers la suppression des processus de pensées erronées grâce à la pratique de dhyana ou méditation, dans laquelle l’esprit et les sens atteignent lentement un état de quiétude absolue.

 

Les adeptes de l’école du Sud se séparaient de cette théorie de l’esprit sur un certain nombre de points. D’abord, s’il n’y a aucune dualité dans le monde, comment l’esprit peut-il être divisé en « faux » et « vrai », faisaient-ils valoir. Ils arguaient que la réponse à cette question est tout simplement qu’il y a un seul esprit dont les nombreuses fonctions sont des expressions d’une unique réalité vraie. L’unité de toutes les choses est la vraie réalité ; nos esprits font également partie de cette réalité ; et au moment où vous en prenez conscience vous avez atteint la même expérience d’éveil que réalisa autrefois le Bouddha. Il n’y a pas « d’esprit faux » et « d’esprit vrai » pas plus qu’il n’est besoin d’un long programme de dhyâna pour supprimer lentement les pensées fausses.  Tout ce dont il est besoin, c’est de pratiquer « l’absence de pensée », et par ce moyen de prendre intuitivement conscience d’une vérité simple : une unité pénètre tout. Cette prise de conscience, qu’ils appelaient l’esprit de Bouddha, ne pouvait survenir que « d’un coup » n’importe quand et sans avertissement. C’est ce moment de première prise de conscience qu’ils désignaient par l’expression « voir dans sa nature originelle ».


Bien que Shenhui reste assez vague sur la pratique exacte qui doit remplacer la méditation, l’érudit Walter Lienbenthal a déduit ce qui suit de l’attitude de Shenhui envers « l’éveil subit » en remplacement de la méditation : « Il semble avoir abandonné la méditation au sens technique du terme. Au lieu d’efforts méthodiques désignés pour promouvoir le progrès religieux, il recommande un changement de perspective devant mener jusqu’au non-attachement

 

Dans ce cas, « non-attachement » signifie ne pas permettre aux objets extérieurs de se saisir de notre imagination… [Une] chose dont on se souvient est isolée, elle est distinguée du tout, et c’est pourquoi elle est une illusion ; car tout fragment du continuum indifférencié est illusoire. Les sens travaillent comme à l’accoutumée… mais « aucun désir ne surgit »… Ce changement survient soudainement, il ne dépend en rien d’efforts préliminaires. Il peut être amené sans passer auparavant par toutes les étapes d’une ascèse. C’est pourquoi on l’appelle « éveil subit ». D’après l’interprétation de de Liebenthal, Shenhui dit ceci : alors que le but de la méditation devrait être simplement d’effacer notre attachement aux choses physiques, elle élimine également la perception que nous en avons, ce qui n’est pas nécessairement une condition indispensable au non-attachement. Il devrait nous être possible d’avoir conscience du monde sans lui être attaché ou en être esclave. Le sermon de Shenhui exprime cette opinon de la manière suivante :
 
Ainsi quand on conseille à mes amis de mettre au rebut tout ce qu’ils ont appris auparavant parce que c’est inutile, alors il se peut qu’en entendant cela, ceux qui ont passé cinquante ans ou plus, ou seulement vingt ans, à pratiquer la méditation soient très troublés. […] Amis, écoutez attentivement, je vous parle de déception de soi. Que signifie déception de soi ? Vous qui êtes rassemblés ici aujourd’hui, vous désirez ardemment des richesses et les plaisirs de relations avec les hommes et des femmes ; vous pensez à des jardins et des maisons… Le sutra Nirvana dit : « Etre débarrassé de vos passions n’est pas le Nirvana ; les regarder comme des choses qui ne vous concernent pas, c’est cela le Nirvana. »

Jusque-là tout est bien ; mais comment peut-on atteindre cet état de perception sans détachement ? Le meilleur moyen est apparemment de retrouver d’une façon ou d’une autre notre état originel, celui dans lequel nous étions naturellement détachés du monde qui nous entourait. La manière d’y parvenir est de nous dissocier mentalement de l’agitation de la société qui nous entoure et de regarder vers l’intérieur pour toucher notre nature originelle. De cette façon on atteint simultanément prajna et samadhi, la conscience et la non-implication, qui ont été décrites comme les aspects actif et passif de la méditation.

 

« Laissons-nous maintenant pénétrer jusqu’à cet état où nous cessons d’être attachés. Qu’arrivons-nous à savoir ? En n’étant plus attachés, nous sommes tranquilles et innocents. Cet état qui sous-tend toutes les émotions et passions s’appelle samadhi. En pénétrant jusqu’à cet état fondamental nous parvenons à une sagesse naturelle qui est consciente de cette tranquillité et de cette innocence originelle. Cette sagesse s’appelle prajna. Ainsi est définie la relation intime qui existe entre samadhi et prajna. 


[…] Si vous pénétrez à présent jusqu’à cet état où votre esprit n’est pas attaché, et reste cependant ouvert aux impressions, ce qui vous permet d’être conscient du fait que votre esprit n’est pas attaché, alors vous avez atteint l’état de vacuité et de calme originel. De cet état de vacuité et de calme naît une connaissance intérieure grâce à laquelle vous distinguez parfaitement ce qui dans ce monde est bleu, jaune, rouge et blanc. Cela est prajna. Ces distinctions ne font pourtant naître aucun désir. Cela est samadhi.


[…] Il s’ensuit que l’absence d’attachement [aux choses extérieures qui dans le bouddhisme chan devient méditation] vous permet de regarder dans le cœur de tous les Bouddhas du passé, et ce n’est pourtant rien d’autre que ce que vous-même expérimentez aujourd’hui. »


Le plus révolutionnaire peut-être, dans cette approche était qu’elle semblait supprimer le besoin de tout l’appareil traditionnel du bouddhisme. Elle n’avait que peu ou rien à voir avec une religion organisée et avait encore moins de connexion avec les montagnes de philosophie indienne qui l’avaient précédée. Un millier d’année de pensée indienne avait été distillées et réduites à une vérité unique : la prise de conscience de notre nature originelle contient l’éveil. Si l’on prenait ceci à la lettre, alors la communauté bouddhiste n’avait plus besoin des sutra, du chant ni même de la méditation. Il n‘y avait en fait plus aucun besoin du bouddhisme. Il avait été réduit ; comme l’a observé le savant chinois Wingsit Chan, à un intérêt pour le seul esprit.

 

En redéfinissant la méditation, Shenhui avait « posé les fondations du Zen chinois qui n’avait plus rien à voir avec le Zen. » Shenhui décrivait à présent la méditation ou dhyâna de la manière suivante :

« Etre assis sans bouger n’est pas dhyâna ; l’introspection dans votre propre esprit n’est pas dhyana ; et regarder intérieurement votre propre calme n’est pas dhyâna … Voici mon école, n’avoir aucune pensée c’est être assis, et voir sa nature originelle est dhyâna [Chan].

 

Qu’advint-il de la méditation indienne ? Il n’est pas étonnant que le savant Hu Shi ait décrit ce nouvel enseignement comme une révolte chinoise contre le bouddhisme.


Si ce triomphe politique de Shenhui faisait du Chan du Sud la secte officielle, il signifiait aussi que lui-même, désormais l’une des figures de proue religieuses en Chine, appartenait obligatoirement à la classe gouvernante.


On comprend dans ces conditions que le véritable avenir du Chan revint vers les maîtres ruraux, des hommes qui pouvaient de manière plus convaincante prétendre qu’ils méprisaient les voies du monde, tandis qu’ils méditaient dans leurs retraites solitaires de la montagne, loin du patronage impérial. Au temple de Heze, l’école du Chan « sudiste » de Shenhui, qui avait établi sa domination dans le Nord, allait bientôt être éclipsé par ces nouveaux ruraux du Chan, illettrés mais vigoureux. IL est intéressant de remarquer que la reconnaissance officielle de la cour semblait éteindre rapidement toute école du Chan qui la recevait. […]

 

La contribution personnelle de Shenhui fut d’ouvrir la voie à l’anti-méditation de l’école rurale qui allait dominer le Chan.

Sengcan, Daoxin, Farong et Hongren. Quatre des premiers maîtres

13/02/2023

Sengcan, Daoxin, Farong et Hongren. Quatre des premiers maîtres

Sengcan [Seng-t’san] (mort en 606) succéda à Huike, puis enseigna à Farong [Fa-jong] (594-657) et à Daoxin [Tao-sin] (580-651), lequel transmis la robe de patriarche à Hongren [Hong-jen] (601-674). On honore aujourd’hui Sengcan, Daoxin et Hongren respectivement comme troisième, quatrième et cinquième patriarches, et ils sont vénérés pour avoir été les porte-flambeau des années formatrices du Chan. Néanmoins, lorsque nous nous mettons en quête d’informations concernant leur vie, nous ne trouvons que des sources minces et diffuses. L’une des raison en est probablement qu’avant 700, personne n’avait conscience que ces hommes seraient un jour élevés au rang de pères fondateurs et par conséquent personne ne se souciait de conserver des détails relatifs à leur vie.


Au cours du VIIème siècle, les maîtres de dhyana, jusque-là dispersés, semblent s’être unis dans une sorte de mouvement ad hoc. Ils avaient à leur suite un certain nombre de disciples – important autour des figures les plus connues. De même apparut un certain degré de respectabilité, si nous pouvons en croire les références à l’attention impériale qui commencent à apparaître dans les chroniques. Il semblerait que le mouvement chan soit devenu une secte plus ou moins cohérente, une école de bouddhisme reconnaissable, bien que définie de manière imprécise. Cependant, ce n’était pas tant une branche du bouddhisme en Chine que le mouvement s’efforçait apparemment de devenir qu’une version chinoise du bouddhisme. Les hommes reconnus plus tard comme les troisième, quatrième et cinquième patriarches ont en commun la lutte qu’ils menèrent pour plier la pensée bouddhique aux exigences intellectuelles chinoises, pour siniser le bouddhisme. Bien qu’ils aient seulement réussi à poser les bases nécessaires à cette transformation (dont la réalisation devait attendre d’autres mains), ils établirent réellement un modèle de personnalité qui allait mettre à part tous les maîtres qui vinrent à leur suite : un modèle d’une joyeuse irrévérence qui devait autant à Zhuangzi qu’à Bodhidharma.


En lisant les biographies qui suivent, il est inutile de garder à l’esprit qu’il est tout à fait possible que les détails explicites aient été forgés ultérieurement afin de satisfaire le goût naturel des Chinois pour les anecdotes qui les entourent n’étaient pas de totales inventions. Quoi qu’il en soit, on s’est souvenu d’eux, on leur a rendu hommage et ils ont été cités plus tard comme les fondateurs légendaires du Chan.

 

Sengcan, le troisième patriarche (mort en 606)

 

La question du successeur de Huike, le second patriarche, a toujours été embarrassante, même pour les premiers historiens du Chan. La première version de sa biographie (écrite en 645, avant que n’existent le Chan et son besoin d’une histoire) déclare : « [Huike] mourut avant d’avoir établi un lignage, ne laissant aucun disciple digne d’hériter ». Lorsque plus tard il devint nécessaire pour le Chan d’avoir une chaîne ininterrompue de patriarches, une histoire revisitée fut préparée qui lui procura un héritier du nom de Sengcan à qui, dit-on il transmit la doctrine. L’histoire de leur rencontre rappelle la première conversation de Huike et Bodhidharma, les rôles étant cette fois inversés. Le texte laisse entendre que lorsque Sengcan rencontra Huike pour la première fois il était atteint de la lèpre et qu’il implora le maître de le soulager d’une manière on ne peut plus éloigné du Zen, en disant : « cette maladie me fait beaucoup souffrir ; je t’en prie, lave-moi de mes péchés ». « Apporte ici tes péchés, répondit Huike, et je t’en laverai. » Après un long silence, Sengcan confessa : « Je les ai cherchés, mais je ne peux les trouver. » A quoi Huike répliqua, faisant écho à la répartie classique de Bodhidharma : « Vois ! Tu viens d’être purifié. »


Une autre version de cet épisode dit que Huike accueillit Sengcan par ces mots : « Tu souffres de la lèpre ; pourquoi veux-tu me voir ? » Sengcan rétorqua alors : « Mon corps est malade, mais l’esprit d’un homme malade n’est pas différent de votre propre esprit. »


Quelle que soit la manière dont la rencontre se passa dans la réalité, elle convainquit Huike qu’il avait trouvé un être éveillé qui percevait l’unité de toutes les choses, et sur-le-champ il transmit à Sengcan les symboles du patriarcat – la robe et le bol de mendiant de Bodhidharma – en lui disant qu’il devrait désormais prendre refuge dans le Bouddha, le Dharma (la vérité universelle proclamée pour le Bouddha) et la Sangha (la communauté bouddhique). Sengcan répliqua qu’il savait ce qu’était la Shanga, mais que voulait dire Huike par le Bouddha et le Dharma ? La réponse fut que les trois notions étaient toutes des expressions de l’Esprit.


Il semble que cet entretien ait eu lieu alors que Huike se trouvait à Yedu, la capitale Wei du Nord. Dans les années qui suivirent, Sengcan jugea bon de feindre la folie (afin d’échapper à la persécution pendant le mouvement antibouddhiste de 574), et il partit finalement se cacher dans la montagne Huangong pendant dix ans. Sa seule présence, rapporte-t-on, suffit à dompter les tigres sauvages qui avaient terrorisé les habitants de la région. Le seul ouvrage parvenu jusqu’à nous qui prétende transmettre son enseignement est un poème intitulé Xinwinming ou « Sur l’Esprit Croyant », dont on dit qu’il est l’un des premiers traités du Chan. Il débute sur une voix lyrique presque taoïste, digne de Zhuangzi, célébrant la nature originelle de l’homme et la folie de l’ambition.


« Il n’y a aucune difficulté dans la Grande Voie
Mais évitez de choisir !
C’est seulement lorsque vous n’aimez ni ne haïssez
Qu’elle apparaît en toute clarté.
Ne soyez ni pour ni contre quelque chose,
Le conflit du désir et de l’aversion,
Voilà la maladie de l’esprit.
En ne sachant pas la signification profonde des choses,
Nous troublons inutilement la paix (originelle) de notre esprit. »

 

Le poème exprime ensuite l’acceptation du concept mahayanique de l’Esprit englobant tout, la plus grande et seule vérité de l’univers, ainsi que le concept du Vide de Nagarjuna, la vacuité cosmique de sunyata.

 

« Les choses sont les choses à cause de l’Esprit.
L’Esprit est l’Esprit à cause des choses.
Si vous voulez savoir ce qu’ils sont l’un et l’autre,
Sachez qu’à l’origine ils sont une Vacuité.
Dans ce Vide tous deux (Esprit et choses) sont un,
Et ils contiennent la myriade des phénomènes. »

 

Le  poème se termine par une affirmation du credo chan de l’unité et de l’absence de dualisme comme signe d’éveil.

 

« Dans le monde de la Réalité
Il n’y a ni soi ni autre que soi.
« Pas de dualité ! » c’et tout ce que nous pouvons dire.
Quand il n’y a aucune dualité, toutes les choses sont une,
Il n’y a rien qui ne soit inclus.
L’esprit croyant n’est pas duel;
Ce qui est duel n’est pas l’esprit croyant.
Au-delà de tout langage,
Il n’y a pour lui ni passé, ni présent, ni avenir. »

 

Certains ont mis en doute l’attribution au troisième patriarche de ce poème rythmé car les premières sources historiques maintiennent que Sengcan n’a laissé aucun écrit. Quel qu’en soit l’auteur, l’importance réelle du poème réside dans la fusion subtile du taoïsme et du bouddhisme. Nous pouvons y voir comment les voix de la Chine et de l’Inde anciennes se mêlent dans une harmonie parfaite, au point qu’il est impossible de dissocier les parts de l’une ou de l’autre. C’était une noble tentative pour réconcilier la métaphysique bouddhique et les concepts philosophiques chinois, et dans une certaine limite ce fut une réussite. Quant à Sengcan, les légendes racontent qu’il finit par succomber au désir de revoir le Sud et qu’il disparut après avoir transmis les symboles du patriarcat à un moine du nom de Daoxin.

 

Daoxin, le quatrième patriarche (580-651)


La Chine, dont l’agitation politique avait contraint les premiers patriarches à fuir d’un petit royaume à un autre, trouva une unité ainsi que les débuts de la stabilité sous le dynastie Sui [Souei] (581-618), la première en trois siècles et demi (depuis la fin de celle des Han en 220) qui ait été capable d’unifier le territoire. Cette brève dynastie (qui fut bientôt remplacée par celle, resplendissante, des Tang) fut dominée par l’empereur Yang, un politicien rusé qui manoeuvra pour soustraire le trône à son frère aîné. […]


L’époque Tang est universellement considérée comme l’une des grandes périodes de l’homme et comme l’Age d’Or du Chan. L’empereur qui la fonda, Taizong, était un « Fils du Ciel » sage et bienfaisant. […] L’évolution du Chan vers une position établie dans la vie chinoise commença à se consolider sous le quatrième partriarche, Daoxin, dont la vie couvre la dynastie des Sui et le début de celle des Tang. Aujourd’hui, c’est pour deux choses que l’on se souvient essentiellement de lui : d’abord il se consacrait particulièrement à la méditation, la pratiquant avec plus d’avidité que ne l’avaient fait tous les maîtres de dhyana depuis Bodhidharma. On lui reconnaît ensuite le mérite d’être à l’origine de la vraie vie monastique du Chan. IL forma une communauté monastique qui vivait de sa propre production agricole et ne dépendait donc plus de la mendicité ; cela contribua sans doute beaucoup à apporter au Chan l’estime des Chinois. Les mendiants itinérants, même quand ils étaient maîtres de méditation, n’avaient jamais suscité en Chine l’admiration dont ils jouissaient traditionnellement en Inde, la terre du Bouddha. On pensait cependant que la mendicité formait le caractère, et elle ne disparut jamais de la discipline du Chan. […]


Daoxin, dont le nom de famille était Sima, venait de Henan [Ho-nan], mais il quitta son foyer dès l’âge de sept ans pour étudier le bouddhisme et rencontra le troisième patriarche, Sengcan, lorsqu’il était adolescent. Quand Sengcan décida de se retirer, il demanda à son brillant élève de se charger du sutra Lankavatara de Bodhidharma et de l’enseignement de dhyana dans un monastère du mont Lu. Daoxin accepta et resta là plusieurs années, attirant des disciples et effectuant au moins un miracle remarquable. On raconte qu’il empêcha une cité fortifiée d’être réduite à la famine par les bandits qui l’assiégeaient en organisant une session publique de sutra et en les chantant parmi les habitants. Les voleurs se retirèrent de leur propre chef tandis que, comme par magie, des puits secs venaient de se remettre à couler. A quelque temps de là, Daoxin remarqua un jour un étrange nuage pourpre au-dessus d’une montagne proche. Le prenant pour un signe, il alla s’installer sur la montagne (à laquelle on donna plus tard le nom de Shuangfeng ou « les pics jumeaux ») et y fonda la première communauté chan, dirigeant une armée virtuelle de quelque cinq mille disciples au cours des trente années qui suivirent. 

 

On l’évoque aujourd’hui comme un maître charismatique qui stabilisa enfin l’enseignement de dhyana. En cette période de troubles politiques, beaucoup d’intellectuels affluèrent vers la nouvelle école du Chan, attirés par la promesse d’une méditation paisible. Apparemment Daoxin encourageait ses disciples à s’organiser en une sorte de commune où agriculture et administration se mêlaient à la pratique de la méditation. Il semble de cette manière avoir non seulement révolutionné la respectabilité de la pratique de dhyana, mais encore être devenu lui-même une figure nationale. C’est en tout cas ce que nous pouvons conjecturer d’une des légendes les plus tenaces qui le montre défiant un décret impérial qui lui ordonnait de comparaître devant l’empereur Taizong.


Cette légende concerne un épisode qui aurait pris place vers l’année 645. A ce qu’on raconte, un messager impérial arriva un jour pour le convoquer au palais, mais Daoxin refusa froidement. Quand le messager rapporta cela à l’empereur, celui-ci ordonna qu’on envoyât une nouvelle invitation. Le messager se heurta encore à un refus, mais accompagné cet fois ci d’un défi : « Si vous voulez ma tête, coupez-la et emportez-la. Il se peut qu’elle aille avec vous, mais mon esprit n’ira jamais. »
Quand cette réplique parvint à l’empereur, il envoya à nouveau le messager, porteur d’une épée marquée du sceau impérial et d’un mandat de comparution adressé à la tête du maître. Mais il ajouta aussi un décret contradictoire réquérant qu’il ne soit fait aucun mal à Daoxin. Quand le maître refusa pour la troisième fois de se rendre au palais, le messager lut le décret qui ordonnait que sa tête fut coupée. Daoxin s’inclina obligeamment en disant : « Coupez-la ! » Mais le messager hésita, arguant que les ordres de l’empereur interdisaient de lui faire aucun mal. En entendant cela, Daoxin éclata de rire et dit : « Il est bon que vous sachiez que vous possédez des qualités humaines. »


Les enseignements du quatrième patriarche sont mal connus, mais on suppose qu’il inventa et développa de nouvelles techniques pour aider les novices à atteindre un niveau plus intense de méditation. Un extrait de son enseignement illustre sa ferveur pour dhyana :

 

« C’est avec gravité que vous devez vous assoir pour méditer ! Etre assis en méditation est essentiel à toute autre chose. Quand vous aurez fait cela pendant trois à cinq ans, vous serez capable de prévenir l’inanition en vous nourrissant très peu. Fermez la porte et asseyez-vous ! Ne lisez pas les sutra et n’adressez la parole à personne ! SI vous avez la volonté de vous exercer de cette manière et de persister longtemps, le fruit en sera aussi doux que la chair qu’un singe tire de la coque d’une noix. Mais de telles personnes sont rares. »

 

L’importance moindre accordée aux sutra indique la voie au Chan ultérieur. Il est intéressant de noter cependant que, quelques années plus tard à peine, l’utilité de s’assoir en méditation sera également remise en cause, en même temps qu’apparaîtra un nouveau style de Chan.


Nous savons par Daoxin que Hongren, le futur cinquième patriarche, était un de ses disciples et qu’il saisissait la signification intérieure de son enseignement. Ce fut à Hongren qu’il demanda de construire un mausolée sur le flanc de la montagne, le site de son dernier repos, et quand il faut terminé il s’y retira pour sa dernière méditation. Puis il expira et son corps assis fut enveloppé dans une étoffe laquée ; il offrait une vision si magnifique que personne ne put se résoudre à fermer le mausolée.

 

On ne peut avancer grand-chose avec certitude à propos de Daoxin, en dehors de sa place historique en tant que fondateur de la première véritable communauté Chan. Un manuscrit découvert au début de ce siècle dans les cavernes bouddhiques de Dunhuang prétend cependant contenir un sermon du quatrième patriarche intitulé « L’Abandon du Corps. »

 

« La méthode pour abandonner le corps consiste d’abord en une méditation sur le Vide ; par là l’esprit [conscient] est vidé. Que l’esprit dans son univers soit apaisé jusqu’à atteindre un état parfait de tranquillité ; que la pensée soit projetée dans le mystère de la quiétude, de manière à ce que l’esprit soit empêché d’errer d’une chose à l’autre. Quand l’esprit est apaisé dans ses plus proches demeures, ce qui l’embarrassait est tranché. […] L’esprit dans son absolu pureté est le Vide lui-même. »

 

Le texte cite ensuite Laozi et Zhuangzi ainsi que quelques-uns des sutra les plus anciens et il fait considérablement référence à la notion de Vacuité de Nagarjuna. Le texte, authentique ou apocryphe, constitue un élément de plus dans la fusion du taoïsme et du bouddhisme que fut le premier Chan, de même que son analyse de l’état d’esprit atteint pendant la méditation anticipe les enseignements plus tardifs du Chan.

 

Farong, le Saint François du Zen (594-657)

 

Dans cette parade des patriarches, on ne peut passer Farong sous silence, car si ce maître ne fut jamais officiellement couronné patriarche, son humanité fit de lui une légende. Farong (594-657), dont le nom de famille était Wei, naquit dans une province de la rive sud du fleuve Yangzi, et fut dans ses jeunes années un étudiant de la pensée confucéenne. Mais rapidement, son aspiration au défi spirituel le conduisit au bouddhisme. Il s’installa finalement dans une grotte à flanc de falaise, près d’un monastère célèbre du mont Nuitou [Nieou-t’eou]. D’après ce qu’on raconte, sa sainteté était telle que des oiseaux venaient lui faire des offrandes de fleurs.


Selon la chronique zen de la Transmission de la lumière de la lampe (1004), à un moment situé entre 627 et 649, le quatrième patriarche, Daoxin pressentant qu’un grand bouddhiste vivait sur le mont Nuitou, s’y rendit afin de se mettre en quête de cet homme. Après de nombreux jours de recherche, il rencontra enfin un être pieux qui se tenait assis au somment d’un rocher. Pendant que les deux maîtres faisaient connaissance, des broussailles et des ronces qui se trouvaient plus haut sur la montagne parvint soudain le rugissement d’un tigre. Daoxin parut s’en alarmer ce qui fit dire à Farong, ami des animaux, avec un sourire forçé : « Je vois que cela est encore en vous. » Le sens de cette phrase était bien sûr que Daoxin était encore l’esclave du monde des phénomènes, qu’il n’était pas complètement détaché de ses peurs et de ce qu’il percevait.


Après qu’ils eurent bavardé un moment, Farong dut quitter son siège et s’éloigner pour aller satisfaire un besoin naturel. En son absence, Daoxin inscrivit le caractère chinois du nom du Bouddha sur le rocher où il avait été assis. Quand Farong revint pour prendre sa place, il fut un instant choqué à l’idée de s’asseoir sur le nom du Bouddha. S’attendant à une telle réaction, Daoxin sourit et dit : « Je vois que cela est encore en vous. » Il avait montré que Farong restait intimidé par l’apparat du bouddhisme classique et n’était pas encore devenu un maître du pur Esprit détaché de toute chose. On dit que Farong ne peut comprendre le sens de cette remarque et implora Daoxin de lui enseigner le Chan, ce que le quatrième patriarche fit sans tarder. 


Une fois encore, le message de Daoxin recommandait la non-distinction, le non-attachement, la non-discrimination ; il disait de renoncer aux émotions, aux valeurs, à la lutte. Soyez simplement naturel, soyez ce que vous êtes, car c’est la partie de vous qui est la plus proche de l’idéal bouddhique de liberté mentale.


« Rien ne manque en vous et vous n’êtes pas différent du Bouddha. Il n’y a d’autre manière de parvenir à l’état de Bouddha que de laisser à votre esprit la liberté d’être lui-même. Vous ne devriez contempler ni purifier votre esprit. N’y laissez entrer ni désir obsédant ni haine, et n’ayez ni crainte ni anxiété. Soyez sans limites et absolument libre de toutes les conditions. Ayez la liberté d’aller dans la direction qu’il vous plaît, quelle qu’elle soit. N’agissez ni dans le but de faire le bien, ni dans celui de poursuivre le mal. Que vous marchiez ou que vous restiez, que vous soyez assis ou couché, quoi qu’il vous arrive il s’agit de la merveilleuse activité du Grand Illuminé. Tout est joie, sérénité – C’est ce qu’on appelle Bouddha. »

 

Après la visite de Daoxin, les oiseaux cessèrent d’apparaître avec leurs offrandes de fleurs : ce qui prouve, disent les maîtres ultérieurs du Chan, que l’être physique de Farong s’était entièrement évanoui. Son école du mont Nuiou fleurit un certain temps. On y enseignait que l’on pouvait atteindre les objectifs de la pratique du Chan en contemplant le Vide de Nagarjuna. Farong interprétait ainsi les enseignements de la Voie du Milieu :

 

« Tous les discours n’ont rien à voir avec la Nature originelle de l’homme que l’on peut atteindre seulement à travers sunyata. Pas de pensée, telle est la Réalité absolue dans laquelle l’esprit cesse d’agir. Quand l’esprit d’un homme est vide de pensées, sa nature a atteint l’Absolu. »

 

Les enseignements de Farong furent transmis par la suite au Japon grâce à un pèlerin japonais de passage, mais son école ne se perpétua dans aucun des deux pays au-delà du VIIIème siècle. Elle fut le premier groupe dissident du Zen ; étant trop attachée au bouddhisme traditionnel, peut-être lui manquait-il l’innovation nécessaire à sa survie.


Comme Farong avançait en âge, on l’encouragea à descendre de sa montagne pour aller vivre dans un monastère, ce qu’il aurait peut-être fait de lui-même. On dit qu’après qu’il eut fait ses derniers adieux à ses disciples, il fut suivi au bas de la montagne par les lamentations de ses oiseaux et de ses animaux. Un maitre plus ordinaire aurait été oublié, mais ce saint François du Zen était tant aimé qu’il devint un sujet de conférences et qu’on se souvint toujours de lui avec respect.

 

Hongren, le cinquième patriarche (601-674)


Daoxin, le quatrième patriarche, eut un autre disciple connu, Hongren (601-674), l’homme à qui l’histoire donna le titre de cinquième patriarche. Les chroniques disent qu’il venait de la même province que Daoxin et qu’il impressionna profondément le maître quand, âgé de quatorze ans, il rivalisa avec le quatrième patriarche dans un entretien d’introduction. Selon la description que nous avons de cette conversation, Daoxin demanda au jeune garçon, qui voulait devenir son disciple, quel était son nom de famille, mais comme le mot qui veut dire « nom de famille » se prononce de la même manière que celui qui signifie « nature », Hongren répondit à la question comme si elle avait été : « Quelle est ta « nature » ? », l’interprétant délibérément dans ce sens de manière à répondre : « Ma « nature » n’est pas ordinaire ; c’est la nature de Bouddha. » Daoxin s’enquit alors : « Mais n’as-tu pas un nom de famille ? » Ce à quoi Hongren répliqua habilement : « Non, car les enseignements disent que notre « nature » est vide. »


Hongren continua son chemin et devint le successeur du quatrième patriarche ; dans son établissement étaient rassemblés plusieurs centaines de disciples. Les chroniques ne nous apprennent pas grand-chose sur la vie réelle et les enseignements du cinquième patriarche, mais cela est sans importance. […] 

 

 

Huike. Le second patriarche du Zen

12/02/2023

Huike. Le second patriarche du Zen

C’est d’abord en tant que savant chinois se consacrant ardemment à la méditation que Huike [487-593] entre dans l’histoire du Zen. Ayant la ferme volonté de devenir un disciple du célèbre moine indien qui venait de s’installer au monastère de Shaolin, il se posta devant son portail, espérant que Bodhidharma le remarquerait. Le temps passa et la neige se mit à tomber, mais Bodhidharma continuait de l’ignorer et déclarait : « On ne peut comprendre l’incomparable doctrine du bouddhisme qu’après une longue et dure discipline, en endurant ce qui est le plus difficile à endurer et en pratiquant ce qui est le plus difficile à pratiquer. Les hommes de vertu et de sagesse inférieures ne sont pas autorisés à y comprendre quoi que ce soit. » Huike finit par désespérer et , pour montrer sa sincérité, il eut recours à une mesure extrême : il se coupa un bras et en fit offrande au maître. Même un maître de méditation qui n’a qu’un but, à l’égal de Bodhidharma, ne pouvait rester indifférent à un tel geste, et il consentit à accepter Huike pour son premier disciple chinois. […]

 

Sans doute ne pourra-t-on jamais déterminer avec certitude s’il perdit son bras par automutilation, comme le disent les chroniques zen écrites plus tard, ou s’il fut grièvement blessé lors d’un combat l’opposant à des bandits, comme le raconte la toute première source. La version tardive est certainement plus pieuse, mais la première semblerait plus plausible.
Il étudia avec Bodhidharma pendant six ans, se retirant progressivement de la vie de savant tout en se détournant de l’intellectualisme pour s’orienter vers l’expérience pure. Quand Bodhidharma décida enfin de partir, il fit venir tous ses disciples afin de soumettre leurs connaissances au fameux contrôle que nous avons évoqué dans le chapitre précédent. […]

 

Huike resta à Shaolin pendant quelques temps encore, puis il disparut de la vie publique, vivant de travaux domestiques et apprenant sur le tas la vie paysanne chinoise. Il voulait, à ce qu’on raconte, apaiser son esprit, acquérir l’humilité nécessaire à un grand maître et surtout, s’imprégner du sutra Lakavatara. Quand on lui demandait pourquoi lui, maître éveillé, choisissait de vivre parmi les travailleurs serviles, il répondait d’un ton acerbe que cette vie convenait mieux à son esprit et que ce qu’il faisait le regardait de toute façon. L’expérience qu’il menait était pénible, mais il la trouvait plus appropriée. Ce fut sans doute pendant cette période formative que le premier maître chinois du Chan forgea sa force intérieure.


Il est inévitable que la préoccupation principale de Huike pendant cette période ait été l’étude du sutra Lankavatara que lui avait confié Bodhidharma. Le Lankavatara ne fut pas écrit par un maître zen, pas plus qu’il ne sortit de la tradition zen, mais il fut néanmoins l’écrit sur lequel se fonda le Chan pendant ses deux cents premières années. Comme l’a remarqué D.T Suzuki, il existait au moins trois traductions chinoises de ce sutra sanskrit au temps où Bodhidharma vint en Chine. Bodhidharma eut cependant le mérite, du moins les documents zen le lui reconnaissent-ils, d’être à l’origine du mouvement qui devint plus tard l’école Lankavatara. EN 645, le sutra était décrit par un savant chinois, qui n’appartenait pas au Chan, de la manière suivante : « Toute la force de son enseignement réside dans prajna (la plus haute connaissance intuitive), laquelle transcende ce qui est écrit. Bodhidharma, le maître zen, propagea cette doctrine dans le sud et dans le nord de la Chine ; l’essence de cet enseignement consiste à atteindre l’inaccessible, c’est-à-dire  à saisir directement la vérité elle-même en oubliant parole et pensée. Plus tard, elle grandit et se développa dans le centre du pays. Huike fut le premier à atteindre la compréhension essentielle. Ceux qui, à Wei, se consacraient à l’enseignement écrit du bouddhisme répugnèrent à s’associer à ces voyants sprirituels. »


Le Lankavatara est présenté comme un document transmettant les pensées qu’eut le Bouddha alors qu’il était niché sur un pic montagneux du Sri-Lanka. Bien que l’ouvrage soit de façon notoire mal structuré, vague et obscur, il fut la pierre sur laquelle Huike allait aiguiser son éveil pénétrant. Le concept principal qu’il met en avant est celui d’Esprit, que D.T. Suzuki définit comme « l’esprit absolu, bien différent de l’esprit empirique qui est objet d’étude psychologique. Quand son initiale s’écrit en majuscule, il est la réalité ultime dont dépend la valeur de l’ensemble des objets individuels ». Le Lankavatara dit la chose suivante à propos de l’Esprit :


"[…] l’ignorant et le simple d’esprit, ne sachant pas que le monde n’et que ce qui est vu de l’Esprit lui-même, s’attachent à la multitude des objets externes et aux notions d’être et de non-être, d’un et d’autrui, des deux unis et séparés, d’existence et de non-existence, d’éternité et de non-éternité..."

 

Selon le lankavatara, le monde et la perception que nous en avons font l’un et l’autre partie d’une entité conceptuelle plus vaste. Les enseignements du Lankavatara mettent sérieusement en doute la véritable existence des choses que nous croyons voir. La discrimination entre soi et le reste du monde ne peut qu’être fausse puisque tous deux sont de simples manifestations de la même essence ambiante, l’Esprit. Notre perception est trop facilement déçue et c’est pourquoi nous ne devons pas faire confiance implicitement aux images qui parviennent jusqu’à notre conscience :

 

[…] [Elle] est semblable à ces bulles d’eau dans une chute de pluie qui ont l’apparence de gemmes de cristal et que l’ignorant poursuit, les prenant pour de véritables gemmes de cristal … Elles ne sont rien de plus que des bulles d’eau, elles ne sont pas des gemmes, et elles ne sont pas non plus de non-gemmes, puisqu’elles sont prises comme telles [par d’autres].

 


La réalité se situe au-delà de ces discriminations sans importance. L’intellect est également impuissant à distinguer le réel et l’illusoire, car tout est à la fois réel et illusoire, mais jamais au même moment. Cette conviction du Lankavatara demeure au cœur même du Zen, même après que le sutra lui-même eut été supplanté par des ouvrages plus simples dont l’approche est plus aisée.


Peu à peu, tandis qu’il prêchait et étudiait le Lankavatara, Huike acquit une réputation allant bien au-delà de son apparence délibérément modeste. Pendant tout ce temps, il mena une vie itinérante, voyageant dans le nord de la Chine. On raconte qu’il arriva dans la capitale orientale du royaume Wei après que celui-ci eut été divisé ; en 534. Là, dans la cité de Yedu, il enseigna sa version de dhyana et ouvrit la voie de l’éveil à de nombreuses personnes. Bien qu’il fût simple dans ses manières et son vêtement, son succès suscita l’antagonisme des cercles bouddhiques établis, et en particulier l’opposition d’un maître de dhyana conventionnel du nom de Daohuan. Selon les Biographies des maîtres éminents (645), Daohuan était un maître jaloux ; il avait mille disciples et l’approche en dehors des textes que préconisait Huike l’irritait profondément. Ce prêtre malveillant envoya plusieurs de ses disciples pour s’informer de l’enseignement que prodiguait Huike, sans doute avec l’intention de l’accuser d’hérésie, mais tous les envoyés furent si impressionnés qu’ils ne retournèrent jamais auprès de leur maître. Puis un jour Daohuan [Tao-Huan] rencontra l’un de ces élèves gagnés à l’enseignement de Huike. D.T. Suzuki traduit ainsi la rencontre :

 

Plus tard il advint que Tao-Huan rencontra le premier messager. « Comment se fait-il, lui demanda-t-il, que j’aie dû vous envoyer chercher un si grand nombre de fois ? Ne vous ai-je pas ouvert les yeux et cela ne m’a-t-il pas coûté tant de peine ? » Le premier disciple répondit sur le plan mystique : « Mon œil était parfait dès le début, et c’est à cause de vous qu’il a commencé à loucher ».

 


D’après ce message, il semblerait que Huike enseignait un retour à la nature originelle, à l’homme originel avant qu’il ait acquis un apprentissage artificiel ou toute prétention doctrinale. Fou de colère et de jalousie, le maître de dhyana fit en sorte que Huike subit la persécution officielle. […]

 

Huike fut donc contraint de fuir vers le sud où il s’installa un temps dans les régions montagneuses du fleuve Yangzi. La persécution fut de courte durée car l’empereur qui en était responsable mourut peu après avoir promulgué son décret, aussi Huike retourna-t-il à Chang’an ; il se peut cependant qu’eun le forçant à voyager ces persécutions aient contribué à répandre son enseignement dans les campagnes.


Le seul fragment authentique de la pensée de Huike qui ait survécu rapporte sa réponse à une demande envoyée par un dévot laïque du nom de Xiang dont on nous dit que, seul dans la jungle, il était en quête de la réalisation spirituelle. Sa demande, qui ressemble plus à un constat qu’à une question, était exprimée dans les termes qui suivent :

 

« […] celui qui aspire à l’état bouddhique en pensant que cet état est indépendant de la nature des êtres doués de sensibilité est comparable à celui qui essaie d’écouter un écho en étouffant le son qui en est à l’origine. Par conséquent l’ignorant et l’Illuminé marchent sur la même voie ; l’homme vulgaire et le sage ne pourront être différentiés l’un de l’autre. Là où il n’y a pas de noms nous créons des noms ; et à cause de ces noms, des jugements sont formés. Lorsqu’il n’y a pas de matière à théorie, nous construisons des théories, et à cause de cette construction de théories les litiges surgissent. Tout cela, ce sont des créations fantomatiques et non des réalités, et qui donc sait qui a tort et qui a raison ? Elles sont toutes vides, sans rien de substantiel, et qui sait ce qui est et ce qui n’est pas ? Ainsi nous comprenons que notre gain n’est pas un gain réel ni notre perte une perte réelle. Telle est mon opinion, et puissé-je être éclairé si je me trompe. »

 

 

Cette « question, si elle en est une, ressemble de façon suspecte à un sermon et se présente en fait comme un exposé des propos du Zen ? Huike répondit de la manière suivante dans le passage d’une lettre qui est le seul écrit connu de lui qui subsiste encore :


« Vous avez vraiment compris le Dharma tel qu’il est ; la vérité la plus profonde réside dans le principe d’identité. C’est à cause du principe de l’ignorance que le joyau de l’esprit est pris pour un morceau de brique, mais dès qu’on est soudain éveillé à l’Illumination, on comprend qu’on est en possession d’un royaume réel. L’ignorant et l’Illuminé sont de même essence, il ne doivent pas en réalité être séparés. Nous devrions savoir que toutes les choses sont telles qu’elles sont. Ceux qui conservent une vision dualiste du monde doivent être pris en pitié, et j’écris cette lettre pour eux. Lorsque nous savons qu’entre ce corps et le Boudhha il n’y a rien qui sépare l’un de l’autre, à quoi sert de chercher le Nirvana [comme quelque chose d’extérieur à nous-mêmes] »

 

Huike insiste sur le fait que tout jaillit de l’Esprit unique et qu’en conséquence les notions de dualité, d’attachement à tel ou tel phénomène, ou même la possibilité de choix, sont également absurdes. Bien qu’il n’ait su que trop bien que l’éveil ne pouvait être obtenu à partir de l’enseignement, il ne plaidait pas en faveur d’une cassure radicale par rapport aux méthodes traditionnelles des maîtres bouddhistes de la méditation. Son style n’était pas orthodoxe, mais ses méthodes d’enseignement se limitaient encore aux conférences et à la méditation. Cette approche était cependant plus proche de la tradition du Bouddha que les techniques violentes de l’Illumination subite » qui allaient sortir du Chan chinois.


Vers la fin de sa vie, de retour à Chang’an, Huike vivait et enseignait avec la même simplicité. Il semble que son style de franc-tireur ait continué d’offenser les maîtres plus conventionnels et une histoire plus tardive relate qu’il mourut en martyr. Un jour, alors qu’un maître docte était en train de prêcher dans le temple de Kuangzhou, Huike passa par là et se mit à bavarder avec les passants, dehors. Peu à peu une foule se rassembla, tant et si bien que la salle de conférences du prêtre révéré finit par être vidée de ses auditeurs. Ce prêtre célèbre, du nom de Biange, accusa le maître en guenilles auprès du magistrat Zhe Chongran de répandre une fausse doctrine. Huike fut donc arrêté, puis exécuté, révolutionnaire impie âgé de cent six ans.

Zen

Bodhidharma. Le premier patriarche du Zen

09/02/2023

Bodhidharma. Le premier patriarche du Zen

Une légende raconte qu’un moine indien barbu du nom de Bodhidharma (470-532), fils d’un roi brahmane de l’Inde méridionale, apparut un jour à Canton, la cité portuaire du sud de la Chine, aux environs de l’an 520 de notre ère. De là, il se dirigea vers le nord-est jusqu’à Nankin, près de l’embouchure du fleuve Yangzi, afin de répondre à l’invitation du plus fervent des bouddhistes de Chine, l’empereur Wu, de la dynastie des Liang. Après un entretien célèbre au cours duquel son irrévérence jeta l’empereur dans la consternation, Bodhidharma se hâta de rejoindre les centres bouddhiques du Nord, et s’installa finalement dans le monastère de Shaolin, sur le mont Song, où il resta pendant neuf années en méditation, les yeux fixés sur un mur. Il transmit ensuite ses réflexions ainsi qu’une copie du sutra Lankavatara à un successeur, puis disparut. Il légua à la Chine sa dévotion pour la méditation et pour le sutra que nous avons évoqué plus haut. Plus tard, on lui rendit hommage en tant que père de la dhyana chinoise, ou « méditation », école du bouddhisme appelée Chan.


Bodhidharma attira peu l’attention pendant les années qu’il passa en Chine et la première allusion à sa vie est une brève note dans une chronique compilée une centaine d’année plus tard, l’identifiant simplement comme un praticien de la méditation. Cependant les récits ultérieurs sur sa vie furent de plus en plus embellis, au fur et à mesure qu’il était élevé au rang de premier patriarche du Chan chinois. On élabora sa vie de manière à remplir en tout point les besoins d’une légende, et on l’enveloppa peu à peu d’anecdotes symboliques qui, mieux que le fait banal, illustraient somptueusement la vérité. […]


La Chine au temps de l’arrivée de Bodhidharma était un territoire politiquement divisé, où la nouvelle foi du bouddhisme tenait souvent lieu de dénominateur commun spirituel. Bodhidharma apparut précisément au moment où, dans le Nord-Ouest, l’empereur Wu (et qui régna de 502 à 549) était devenu un bouddhiste fanatique. Peu après avoir pris le pouvoir, Wu ordonna de fait à tous les membres de la maison impériale et à tous ceux qui avaient un accès à la cour d’adopter le bouddhisme et d’abandonner le taoïsme. Les moines bouddhistes devinrent conseillers à la cour et ouvrirent les coffres impériaux pour y puiser de quoi construire de nombreux temples somptueux qui sont devenus très célèbres. […]

 

L’empereur était connu pour l’hospitalité qu’il dispensait aux moines indiens qui lui rendaient visite et il est tout à fait plausible qu’il ait invité Bodhidharma à une audience. Selon la légende, l’empereur Wu commença presqu’immédiatement à infliger au dignitaire en visite une liste de toutes les actions qui prouvaient sa foi, énumérant les temples construits, le clergé investi, les sutra promulgués. La liste était longue, mais il finit par faire une pause, troublé sans doute par l’indifférence de son invité. Dans l’espoir de susciter une réaction, il demanda : « Etant donné tout ce que j’ai fait, que pensez-vous que puisse être mon mérite ? » Bodhidharma fronça les sourcils : « Il n’y a pas là le moindre mérite, Sire. » Cette réponse frappa l’empereur de stupeur, mais il s’empressa d’essayer une autre question banale : « Quel est le principe le plus important du Bouddhisme ? » On raconte que Bodhidharma répondit à cela d’un abrupt : « Vaste Vide ». L’empereur fut tout aussi déconcerté par cette réponse et ne sachant plus que penser, il s’enquit finalement de l’identité exacte du visiteur barbu qui se tenait devant lui. Bodhidharma admit de bonne grâce qu’il n’en avait pas la moindre idée. L’entretien se termina aussi brusquement qu’il avait commencé. Bodhidharma s’excusa et prit rapidement congé. Le premier miracle qu’on lui prête fut de traverser le Yanzi aux abords du Nankin sur un roseau, puis il se dirigea vers le Nord.


C’est en Chine du Nord près de la cité de Luoyang que la légende retrouve Bodhidharma. Les versions diffèrent quelque peu, mais les plus vivaces associent son nom au fameux monastère de Shaolin, sur le mont Song. Là nous dit-on, il médita pendant neuf années face à un mur (inventant de cette façon la « contemplation du mur ») jusqu’à ce que, rapporte une version pieuse, ses jambes finissent par se détacher. A un moment, relate une autre version zen, il se surprit à somnoler et dans un accès de rage s’arracha les paupières, les jeta par terre avec mépris ; à l’endroit où elles tombèrent jaillirent des buissons de thé – la boisson sacrée du zen. Une autre anecdote en fait l’inventeur d’un style chinois de boxe pour l’éducation physique des moines chétifs de Shaolin, et par là même le fondateur d’une discipline chinoise classique. Mais le plus célèbre des épisodes ayant trait à son séjour à Shaolin concerne le moine Huike [Houei-k’o], qui devait devenir son successeur. L’histoire raconte que Huike attendit dans la neige à l’extérieur de Shaolin pendant des jours et des jours, espérant en vain que Bodhidarma le remarquât ; en désespoir de cause il finit par se couper un bras pour attirer l’attention du maître.


Bodhidharma préconisait la méditation, les sutra et tout l’apparat du bouddhisme traditionnel comme moyen de parvenir dans sa propre nature. Les légendes qui l’entourent présentent le Zen dans sa période de formation, bien avant que des méthodes moins orthodoxes n’aient été imaginées pour faire entrer les disciples dans un nouveau mode de conscience. […]


Les véritables enseignements de Bodhidharma ne sont pas totalement connus. La première information concernant le « barbare aux yeux bleus » (comme l’appelèrent plus tard les Chinois) se trouve dans l’histoire bouddhique chinoise qui a pour titre Biographie de moines éminents et que l’on date de 645, plus d’un siècle après qu’il est venu en Chine. Cette biographie contient également le texte bref d’un essai attribué à Bodhidharma. Au temps où elle fut recueillie, celui-ci n’avait pas été encore consacré premier patriarche du Zen, il était simplement connu comme l’un des moines qui enseignait la méditation. Aussi n’y avait-il aucune raison d’embellir son histoire par un essai apocryphe et c’est la raison pour laquelle la plupart des exégètes pense qu’il est authentique. […] Le texte que laissa Bodhidharma avait pour mission de montrer aux hommes les différentes voies vers l’éveil.


Il y a plusieurs moyens d’entrer dans la voie, mais en résumé il n’y a que deux catégories ; l’une est « l’Entrée par la Raison » et l’autre « l’Entrée par la conduite ».


De manière plus précise, la première de ces voies, l’Entrée par la Raison, pourrait être appelée ‘entrée par la pénétration pure ». Il semble que la voie préconisée soit un mélange de bouddhisme et de taoïsme ; les sutra y sont utilisés comme véhicule pour conduire celui qui cherche d’abord à la méditation, puis vers un état de conscience impossible à décrire dans lequel toute dualité, toute sensation d’un moi différent du monde sont effacées. C’est un résumé précoce et éloquent des objectifs du Zen.

 

Par « Entrée par la Raison » nous voulons parler de la compréhension de l’esprit du bouddhisme à l’aide de l’enseignement des écritures. Nous arrivons alors à avoir une foi profonde dans la « Vraie Nature », qui est une seule et même chose dans tous les êtres doués de sensibilité. La raison pour laquelle elle ne se manifeste pas est due à l’illusion qui enveloppe les objets extérieurs, et les fausses pensées. Lorsque, abandonnant le faux et embrassant le vrai, on se réfugie en parfaite sincérité de pensée dans biguan, on trouve qu’il n’y a ni moi personnel ni rien d’extérieur au moi, que les masses et les individus éminents sont une seule et même essence ; on s’en tient alors fermement à cette croyance et on ne s’en écarte jamais plus. Un tel homme ne sera plus guidé dorénavant par des instructions écrites, car il est en communion silencieuse avec le principe lui-même ; il sera libéré de toute discrimination par voie de concept, car il est plein de sincérité et non agissant.

 

On attribue à Bodhidharma le mérite d’avoir inventé le terme biguan [pi-kuan] dont la traduction littérale est « la contemplation du mur » mais dont la véritable signification est à l’estimation de chacun de nous. On qualifie parfois biguan de métaphore qui exprimerait la confrontation de l’esprit avec la barrière de l’intellect – obstacle que l’on doit finir par sauter si l’on veut atteindre l’éveil. Dans tous les cas ce texte représente une évidente ratification de la méditation en tant que moyen pour apaiser l’esprit tout en abolissant notre impulsion à faire une discrimination entre nous et le monde qui nous entoure. Il insiste sur le fait que l’enseignement écrit ne peut aller que jusque-là et qu’enfin il doit être abandonné en faveur d’une soumission à la pensée intuitive.

 

La seconde voie (ou Dao) qu’il décrivait avait pour nom ‘Entrée par la Conduite » et faisait référence aux origines bouddhiques indiennes de Bodhidharma. La description de la « Conduite » était divisée en quatre sections qui, prises ensemble, étaient destinées à inclure tous les types possibles de la pratique bouddhique.

 

L’ « Entrée par la Conduite » désigne les Quatre Actions dans lesquelles tous les autres actes sont compris. Quelles sont-elles ? 1) Comment répondre à la haine ? 2) Etre obéissant envers le Karma. 3) Ne jamais poursuivre quoi que ce soit. 4) Etre en accord avec le Dharma.

 

Le premier acte de conduite conseillé au croyant est de supporter toutes les épreuves car elles représentent des paiements pour des fautes commises dans des existences antérieures.


Que veut-on dire par : « Comment répondre à la haine » ? Ceux qui se forment sur la Voie doivent penser ainsi quand il leur faut lutter contre des conditions adverses : pendant les innombrables âges du passé, j’ai erré à travers la multiplicité des existences, m’abandonnant constamment à des détails dénués d’importance au détriment de ce qui est essentiel dans la vie, et créant ainsi des occasions infinies de haine, de mauvais vouloir et d’actions mauvaises. Aucune action perfide n’a été commise dans cette vie, mais cependant c’est maintenant que les fruits des fautes du passée doivent être récoltés. Ni les dieux ni les hommes ne peuvent prévoir ce qui m’arrivera. Je me soumettrai avec bonne volonté et patience à tous les maux qui tomberont sur moi, jamais je ne gémirai ni ne me plaindrai. Dans le sutra on dit de ne pas se tourmenter sur les maux qui peuvent nous advenir. Pourquoi ? Parce que par l’intelligence on peut avoir une vue générale [de toute la chaîne des Causes interdépendantes]. Lorsque cette pensée s’élève, on est en accord avec le principe parce qu’on fait de la haine le meilleur usage qu’on puisse en tirer en la faisant servir à sa progression sur la Voie. C’est cela qui est appelé « la façon de répondre à la haine ».


La seconde règle de Conduite est de se réconcilier avec qu’il advient, qu’il s’agisse d’un bien ou d’un mal. Cette règle semble refléter l’attitude taoïste pour laquelle chaque chose est ce qu’elle est, et qu’en conséquence les jugements de valeur sont hors de propos. Lorsque survient le bien, il est le résultat d’actions de mérite dans une existence antérieure et il disparaîtra quand la force du Karma qui en est la cause sera épuisée. Ce qu’il est important de saisir, c’est que rien n’a d’importance, quoi qu’il arrive.


Nous devons savoir que tous les êtres doués de sensibilité sont produits par les effets combinés des conditions karmiques, et en tant que tels il ne peut y avoir de moi en eux. Les fils mêlés du plaisir et de la souffrance sont tous tissés à partir des fils des causes qui imposent des conditions … Laissez donc les gains et les pertes courir leurs courses naturelles selon les conditions et les circonstances toujours changeantes de la vie, car l'Esprit lui-même ne s’accroît pas avec les gains et ni diminue pas avec les pertes. De cette manière aucune tempête d’autosatisfaction ne s’élèvera et votre esprit demeurera en harmonie cachée avec le Dao. C’est dans ce sens que nous devons comprendre la règle d’adaptation aux conditions et aux circonstances variables de la vie.

 

La troisième Règle de Conduite était l’enseignement du Bouddha selon lequel cesser toute recherche et se tourner vers le non-attachement apporte la paix.

 

Toute leur vie, les hommes à travers le monde demeurent non éveillés ; partout nous les voyons liés par leurs désirs et leurs convictions. C’est ce qu’on appelle « l’attachement ». Les sages cependant comprennent la vérité, et leur raison leur dit de se détourner des voies séculières. Ils jouissent de la paix de l’esprit et du parfait détachement. Ils ajustent les mouvements de leurs corps aux revers de fortune, toujours conscients de la vacuité du monde des phénomènes dans lequel ils ne trouvent rien à convoiter, rien dont se réjouir … Tout ce qui a un corps est héritier de souffrance et étranger à la paix. Ayant compris cette vérité, les sages restent détachés de tout ce qui appartient au monde des phénomènes ; leur esprit est libéré des désirs et des besoins insatiables. Les écritures disent : « Toutes les souffrances jaillissent de l’attachement ; la vraie joie naît du détachement. » Connaître clairement la béatitude du détachement est marcher véritablement sur la voie du Dao.


La quatrième Règle de Conduite était de dissiper notre perception des dualités sujet-objet et de regarder la vie comme un tout unifié. C’est cette fusion du moi et du monde extérieur que Bodhidharma appelle esprit pur ou raison pure.

 

Le Dharma n’est rien d’autre que la Raison qui est pure dans son essence. Cette Raison pure est la Forme sans forme de toutes les formes. Elle est au-dessus de la souillure et de l’attachement et elle ne connaît ni « moi » ni « autre ».

 

Après avoir développé cet exposé assez bien tourné du Zen et des idéaux bouddhiques tels qu’ils sont prêtés à Bodhidharma, il nous faut malheureusement ajouter qu’à la seule exception du terme biguan, tout semble avoir été emprunté directement au sutra Vajrasamadhi (attribuer des citations du sutra à des patriarches était alors chose courante). Tout au moins la légende en ce temps-là ne dépeint-elle pas Bodhidharma comme un contemplateur de sutra. Il utilisait en fait un sutra comme véhicule afin de promouvoir sa pratique de contemplation intensive. On ne sait pas quel rôle jouait à cette époque la méditation dans le bouddhisme, mais l’érudit Hu Shih se demande si elle était bien comprise. Les Biographies qui couvraient toute la première période du bouddhisme en Chine depuis le 1er siècle jusqu’en 519, ne contenaient que vingt et un noms de moines pratiquant dhyana sur un total d’environ quatre cent cinquante. Et pratiquement tous ces vingt et un moines étaient cités à cause de leur ascétisme et de leurs pouvoirs miraculeux remarquables. Ceci montre bien que malgré les nombreux manuels de yoga qui étaient en traduction, et en dépit du grand respect que les intellectuels bouddhistes portaient à la doctrine de dhyana, il n’y avait jusqu’à l’an 500 pratiquement aucun bouddhiste chinois qui comprenait véritablement ou pratiquait sérieusement dhyana ou le Zen.

 

En arrivant en Chine en 520 peut-être Bodhidharma eut-il le sentiment qu’il utilisait les mots d’un sutra déjà existant pour faire l’éloge de la méditation, il pourrait mieux susciter l’intérêt des Chinois pour cette forme de Bouddhisme. […] L’enseignement de biguan, contemplation du mur, fut ce qui fit de Bodhidharma le premier patriarche du bouddhisme zen en Chine. » […]

 

La fin de Bodhidharma est également entouré de mystère. Qu’arriva t-il réellement à ce gourou indien voyageur ? Mourut-il empoisonné, comme le dit une légende, ou se rendit-il en Asie centrale comme le rapporte une autre ? Ou encore est-il partie pour le Japon comme une autre histoire le révèle ? La version la plus persistante raconte qu’au bout de neuf années passées au monastère de Shaolin, décidé de retourner en Inde, il convoqua ses disciples afin de tester leur degré de réalisation qu’ils avaient atteint. Le premier disciple dit : « tel que je le comprends, si nous voulons saisir la Vérité, nous ne devons ni faire entièrement confiance aux mots et aux lettres, ni nous en dispenser complètement ; nous devons au contraire les utiliser comme un instrument de la Voie ». A ceci, Bodhidharma répondit : « Tu as atteint ma peau. »
Une nonne s’avança ensuite et dit : « selon moi, la Vérité est semblable à une vision heureuse du Paradis Bouddhique ; on l’aperçoit une fois et la vision ne se reproduit plus jamais. » A cela Bodhidharma répondit : « Tu as atteint ma chair. »
Le troisième disciple dit : « Vides sont les quatre éléments et non existants les cinq skandha (c’est-à-dire les constituants de la personnalité : le corps, les sentiments, la perception, la volonté et la conscience). Il n’y a rien en fait qui puisse être saisi comme réel ». A ceci Bodhidharma dit : « Tu as atteint mes os ».
Ce fut enfin le tour de Huike. Mais il ne fit que s’incliner devant son maître et resta silencieux là où il était. Bodhidharma dit : « Tu as atteint ma moelle. »  […]

 

Qu’y a-t-il de vrai dans la légende de Bodhidharma ? La réponse importe peu. A l’égal de Moïse, si Bodhidharma n’avait pas existé il aurait fallu l’inventer.  […] Il est important de garder à l’esprit que Bodhidharma, homme et mythe, était le produit d’une forme première du Zen. Les maîtres ultérieurs avaient besoin d’un lignage et on lui délégua le rôle de premier patriarche. Le principal problème avec Bodhidharma était que beaucoup de ses idées contredisaient directement les positions adoptées par les enseignements postérieurs du Zen. Souvenez-vous par exemple qu’il prônait la confiance dans un sutra (le Lankavatara) et qu’il mettait fortement l’accent sur la méditation (à laquelle les maîtres zen allaient plus tard se dérober partiellement). […]


Sans doute est-il opportun  de terminer par le texte apocryphe le plus durablement associé à son nom, à savoir la stance que les maîtres ultérieurs lui attribuèrent en prétendant qu’il s’agissait d’un résumé de son enseignement :

 

Une transmission spéciale en dehors des écritures
Aucune dépendance vis-à-vis des mots et des lettres
Se tourner directement vers le seul esprit,
Comtempler sa propre nature.

Au sud des nuages

29/06/2022

Au sud des nuages

LA LANTERNE BLEUE

 

Autrefois, dans le pays,

j'ai vu par les montagnes

et les torrents

des temples de mille moines et plus !

La cloche et le tambour résonnaient

dans les vallons de bambous géants,

sur les versants plantés de pins

par ceux du dharma antique.

 

Cascades et brumes,

montagnes froides,

cherchant l'homme véritable.

 

Aujourd'hui je suis seul,

dans la maison sur la colline,

cultivant la voie ancienne.

Encens, écrits des maîtres,

coussin de kapok,

j'allume la lanterne bleue,

lanterne de solitude !

Perclus dès le matin,

en proie au doute, à la souffrance,

déployant les pâramitâs,

je cherche le cœur des maîtres

des Tang et des Song.

 

Dressant des pierres,

travaillant la terre, cultivant les arbres

j'ai reçu longuement

l'enseignement des silencieux

et n'en saisis le secret.


Un maître leva son chasse-mouche,

voici près de mille ans,

et voici que je ris et je pleure,

réalisant la perle antique.

Quand la lune morte monte au ciel

un semis millénaire lève !

La graine du Lankâvatâra,

et celle de la Prajnâpâramitâ,

elle est bien vivante !

Pour enseigner le dharma,

voici mon attestation

à moi, Nan Shan,

vieux jardinier désherbant l'allée

du temple du ciel.

 

 

SUR LE SEUIL

 

Lorsqu'il a compris, consciemment ou d'une façon confuse,

que le contact avec les êtres et les objets est douloureux,

l'être sensible, se rétractant, s'enferme en lui-même,

S'enfermant en lui-même, l'être sensible construit un moi,

citadelle du haut de laquelle il observe, distancié, le monde.

Il cultive alors l'illusion qu'une observation poussée,

des connaissances adéquates,

lui permettront de comprendre

et dissiper son malaise.

 

Parfois l'homme fuit dans l'extraversion

et le divertissement,

il s'oublie, il se consume

Parfois il s'éloigne au contraire du monde connu,

il prend la fuite

Son exil le mène au loin,

jusqu'au-delà du monde commun.

Dans son trouble intérieur, souffrant,

il cherche lui-aussi

ce que sont réellement le monde,

les choses et lui-même.

Sous l'effet de la souffrance et du questionnement intense,

le visage des objets perd sa cohérence paradigmatique,

échappe au connu consensuel,

une percée de la mâyâ, sauvage et dangereuse,

peut surgir.

En dehors des repères, sans guide,

la remise en question du nom et de la forme

mène aux confins de la perte du langage et de l'égarement.

 

Ne trouvant finalement pas les bonnes réponses

ni au dehors, ni en lui-même,

l'homme, sous le feu de la souffrance,

constatant les enjeux et les dangers,

cherche ardemment une solution.

 

 

84 000 PORTES

 

Le dharma, dit-on, possède quatre-vingt-quatre mille portes, quatre-vingt-quatre mille entrées. C'est dire qu'à la voie du Bouddha les accès sont innombrables, qu'à chaque instant, sous l'aiguillon de la souffrance, une occasion d'entrer dans le courant apparaît.

Que l'on prenne le chemin du sud, le chemin du nord, celui de Lankâ, celui de la prajnâpâramitâ, celui du mâdhyamika, le sentier de Niou Tou, la voie du Tientai, la véritable entrée est sans détour et immédiate.

Où que l'on soit sur la périphérie, c'est le centre qui est proche.

 


Si, dans les écoles qui s'adressent aux êtres de petite compréhension, l'accès à l'essence de la voie se fait par la dévotion à un objet, par la bhakti et le sacré, dans le Chan l'accès se fait directement par le sans-accès.

Dans les écoles où l'on enseigne la voie progressive, le dévot se consacre à la prière, à la soumission et l'identification à des idoles fabriquées, des entités illusoires.

Plutôt que de progresser par la dualité, l'homme du Chan se jette directement dans le vide.

 

Certains entrèrent abruptement par une chute,

une torsion du nez,

un coup de bâton.

D'autres entrèrent au son d'une cloche,

de celui d'un tambour,

l'esprit rompu par des mots,

à la vue d'une fleur qui tombe :

leur karma était mûr.

 

Sans détour et immédiate, toujours disponible, telle est la grande porte du dhyâna. L'accès que ces hommes ont emprunté s'y ouvre chaque fois que le souffle expire. Un bref instant, naturellement, le monde des illusions est détruit et subtilement reconstruit sur d'autres bases, sur une sphère qui se rapproche du centre.

Sous l'effet de la lumière sainte de la bodhi, l'illusion devient peu à peu transparente, et prajnâ perce, puis s'étend entièrement sur les domaines.

Lorsque la puissance de prâjna domine, quatre-vingt-quatre mille portes s'ouvrent simultanément. Lorsque l'attention tombe, quatre-vingt-quatre mille portes se ferment.

 

Laissons cela ! Laissons cela !

Arrivé à la porte de la montagne,

au pied des escaliers géants,

les mains se joignent,

la tête s'incline,

Joie profonde !

 

 

DHYANA

 

En haut des escaliers géants,

les murailles obliques du temple et le toits dominent pins et rochers.

Partout dans cours et galeries,  à l'oreille de chacun,

soudain le bruit du bois résonne.

Un par un, en silence, les hôtes gagnent la salle de la voie.

Ils se déchaussent, saluent les trois joyaux,

et, face au mur, prennent la posture de bouddha.

Dans le silence qui s'approfondit

le tintement d'une clochette approche,

le maître de dhyâna arrive, le maître est là.

En signe de bienvenue,

le vieil homme fait le tour de la salle,

et chaque disciple,

quand il passe derrière son dos,

sévère et bienveillant,

s'incline face au mur.

Bruits feutrés de pas, froissements de la kashâya,

sachez que cela est déjà l'éveil !

La concentration de l'esprit-cœur a commencé.

 

Comme chèvres folles sur les coteaux rocheux,

les pensées cabriolent,

capricieuses, s'agglutinent en chimères,

se dispersent sous l'effet d'une crainte imaginaire,

s'élancent vers une nouvelle pâture,

un bouquet de feuilles, une écorce tendre.

Les pensées vont et viennent,

les pensées naissent et disparaissent.

 

Quelqu'un semble observer la pensée

qui se déroule d'elle-même,

une conscience, un pur témoin,

l'ego est transparent,

mais sa racine est encore vivante,

la voie est encore longue !

Voici le souffle qui va,

voici le souffle qui vient.

La flamme de l'œil en veilleuse,

la fumée de l'encens, qui monte en volutes,

s'étend en nappes,

se recueille en une odeur mystique,

purifiant le corps subtil.

Un son lointain semble émaner d'une cloche d'or,

et la cloche d'or elle-même est la posture,

posture d'un bouddha sans visage,

d'un bouddha sans forme.

L'esprit glisse dans le rêve et s'égare près du sommeil.

 

Ne pratiquez pas dhyâna avec un but,

l'intention érige un ego et obstrue,

Energie et persévérance doivent être maintenues,

comme suspendues au sein du vide.

Dhyâna après dhyâna,

renoncez à chercher

à entendre le bruit du bruit, le silence du silence.

Cessez d'ériger un observateur,

une chose observée.

Lorsqu'en présence et recueillement

l'illusion d'un connu et d'un connaissant se dissipe,

au sein du vide, subtilement,

se manifeste la prajnâ.

 

Prâjna et dhyâna sont inséparables,

inaccessibles à la pensée,

accessibles à la voie,

Ceux qui, exposant leurs vues erronées,

professent ne point s'assoir :

ne les écoutez pas !

 

Oubliant les moyens habiles

sans affaires, sans position,

je vais avec le vent,

cœur tranquille,

je m'assois sous l'arbre antique.

 

 

SUR LE SANS-TEMPS

 

Présence, immobilité, pureté, éveil, voilà le dhyâna.

Pensées évaporées, parties, parties comme nuages.

Lorsque les pensées ne sont plus engendrées,

les trois mondes cessent d'apparaître.

Les illusions n'étant plus produites,

Le Gange remonte jusqu'à sa source,

les grains de sables innombrables ont disparu,

Brahmâ lui-même oublie son propre nom.

La roue du samsâra est immobile,

naissance et mort sont oubliées.

 

Que le temps se dissolve dans le vide,

ou qu'il soit un concept sans substance,

voilà une question qui ne s'élève

dans l'esprit pacifié.

Comment pourrait-on vivre dans l'instant,

ainsi que de nos jours on l'entend professer,

quand rien ne fut, n'est, ni ne sera jamais ?

Assis, couché, debout,

par l'effet d'une attention vigilante,

prajnâ détruit les germes de production illusoires.

Dès que la pensée cesse, le temps cesse,

c'est la vacuité.

Le karma de dix mille vies est, dit-on,

purifié.

Quand la nature foncière est reconnue,

non-née, hors du temps,

comment pourrait-on seulement parler

de visage originel ?

 

Impermanent, impermanent est ce monde,

éphémère est la fleur,

mélancolique est la pensée,

immense est la tristesse.

Au sein même de la tristesse

subtile est la joie profonde,

immense et calme et la sagesse,

insondable est la sapience immobile. 

 

 

L'ATTENTION VIGILANTE

 

Lorsqu'a sonné la cloche,

la posture de dhyâna est quittée,

L'homme de la voie en maintient l'empreinte en lui,

sous forme d'immobilité intérieure, de vacuité,

de réceptivité, d'attention vigilante,

il maintient la gratuité, la pureté de l'esprit,

la prajnâ efficiente.

 

Coupant du bois, portant de l'eau,

travaillant aux jardins,

l'homme de la voie cultive, sans y penser,

une présence attentive

qui, l'empêchant de sombrer dans l'illusion,

le maintient en éveil.

Eveillé, il ne forme ni ne reforme un moi illusoire

à partir de semences karmiques,

de germes stockés dans les samskâras.

 

Tournée vers l'intérieur, l'attention vigilante,

observe la pensée.

Simplement observées,

les formations fantasmagoriques, les formations maladives,

progressivement, d'elles-mêmes, s'inactivent.

 

Au hasard des circonstances,

les semences karmiques,

lorsqu'elles rencontrent des conditions favorables,

intérieures et extérieures, germent.

Par l'attention vigilante et l'efficience de prajnâ,

les pousses sont aussitôt brûlées jusqu'à la racine.

 

A la pensée secrètement issue du désir

en butte aux circonstances,

à la discrimination,

se substitue bientôt

la pensée non pensée,

dans la conscience de miroir.

La lune brille sur les eaux.

 

SOI ET NON-SOI

 

Homme du dharma, écoute !

Soi et non-soi sont de simples notions,

Toute conception abandonnée jusqu'à la racine,

assieds-toi, regarde le bouddha.

En vérité, il n'est personne.

Depuis l'origine, tout est vide.

Lorsque le contenu est abandonné,

le connaisseur ne tarde pas à disparaître,

l'illusion cesse.

Ouvrir la porte au vide,

voilà le seul souci compatissant des maîtres

qui frappent et poussent vers le trou sans fond.

Quand l'illusion d'un soi persiste,

on naît sans fin au monde de la souffrance.

Quand l'illusion d'un soi persiste,

on naît sans fin au monde de la souffrance.

Quand le vide d'un soi est perçu,

au sein même de la souffrance,

joie profonde !

 

Dhyâna et éveil sont identiques,

pourquoi ?

Dhyâna est cessation de la pensée.

Cessation de la pensée est cessation de l'ego.

Cessation de l'ego est l'ouverture au non-soi?

Non-soi est vide, esprit, bouddha.

Non-soi est toutes choses, yin, yang et le Tao entier.

Lorsque ceci est réalisé,

la pensée elle-même est sainte,

le désir sans obstruction.

Les vagues vont et viennent

sous la lune.

Les glaciers du Sumeru se couvrent de fleurs.

 

VIDE DES OBJETS

 

Quelle que soit la nature réelle du monde,

selon la supputation des religieux,

la théorie des savants,

le système des philosophes,

par l'effet du fonctionnement des agrégats des sens et de conscience,

un monde d'image, de sons, de sensations apparaît dans l'esprit.

Ce monde apparu dans l'esprit est fantasmé par la pensée,

par la connaissance,

vers l'intérieur, comme sujet,

vers l'extérieur, comme objet.

 

D'objet en objet,

chaque instant l'esprit fasciné, illusionné,

transmigre.

D'objet en objet,

chaque instant, l'esprit agrippé, illusionné,

souffre.

 

Conditionné par les sens,

les images des objets,

n'ont pas de consistance réelle.

Conditionnés par la pensée,

par l'identité, le nom,

les objets n'ont pas de soi réel.

 

Dès que la non-pensée est établie,

toute chose s'arrête à elle-même.

Dès que l'esprit réalise sa propre vacuité,

il se tient dans une pureté immobile.

La chaîne de production conditionnée est rompue,

la transmigration cesse,

le bouddha apparaît,

désobstrué,

vide comme un miroir,

l'esprit reflète, sans préjudice,

sans altération,

les images qu'il a lui même créées,

les sont venus de nulle part.

 

Quittons, quittons ces choses abstruses,

et disgraciées !

Sur la montagne,

cascades, pins et torrents

réjouissent secrètement mon cœur.

La lune monte à travers les bambous,

je bois du vin.

Comme j'aime

la couche de ma compagne,

et dans la nuit,

le bruit du vent !

 

 

SUNYATA, WU, VIDE

 

Au début est le Tao, et le Tao est pur,

Le Tao est vide.

Lorsque le Tao s'obscurcit,

apparaissent les dix milles choses.

Lorsque l'esprit est fragmenté, impur,

c'est la connaissance.

Lorsque l'esprit est non fragmenté,

c'est le vide.

 

Le Tao étant un et non duel,

tout ce qui relève de la dualité,

et de la cognition

ne peut le saisir.

C'est pourquoi, par compassion,

les maîtres de dhyâna ont parlé

de non-pensée, de non-esprit,

montrant le chemin

de la désobstruction, de l'éveil.

 

Vide est l'absence

de toute conception.

Il n'y a pas de vide-en-soi.

Vide est absence de vide aussi.

Mais si le vide nie tout,

inutile de parler,

si ce n'est d'un silence mystique,

ou d'un claquement de chasse-mouche.

 

Lorsque le vide est reconnu,

toutes les racines disparaissent.

La racine de la discrimination est tranchée

d'elle-même.

D'un seul regard, on reconnaît,

que ce néant est un tout immense,

un océan de calme et de pureté.

La reconnaissance directe de

ce vide qui est un tout,

ce tout qui est un vide,

plus réel que le réel connaissable,

est la source de prajnâ.

 

Lorsque l'obnubilation dualiste s'est résorbée,

on nie naissance et mort,

l'aggrippement cesse,

l'illusion du moi disparaît.

Clarifié, l'esprit s'ouvre à une vision nouvelle,

impersonnelle et sage.

 

 

PRAJNA PARAMITA

Perfection de sapience

 

Que l'illusion du moi soit détruite,

ou simplement dissipée,

sans même qu'il s'en aperçoive,

dhyâna marque le pratiquant

du sceau de la posture

du vide-réalisation.

 

Lors que la pensée d'objets

ne constitue plus le fantôme d'un moi,

chaque image, chaque son, chaque sensation

est reconnue comme visage originel.

Sans identité, chaque objet est le corps du bouddha.

Comment discrimination et conflits intérieurs

sauraient-ils naître ?

 

Au miroir de l'esprit, sans obstruction,

les dix milles choses apparaissent,

Le rêve d'un soi une fois oubliée,

la porte d'une compréhension

intuitive et immédiate,

s'ouvre en l'occurrence, sur la situation.

 

Lorsque le conflit apparaît,

une simple pensée de vigilance

actualise le sceau de la posture

du vide-réalisation.

L'ego évacué,

du vide jaillit la prajnâ,

compréhensive, subtile, compassionnée,

tranchant sans traces.

 

Lorque la prajnâ est ferment établie,

la pensée cesse d'être un obstacle.

Les passions, que les ignorant

nommaient souillures,

nirvânées,

sont elles-mêmes la voie.

 

 

NI ESPRIT, NI BOUDDHA

 

C'est, dit-on, livrant du bois de chauffage, que Huei Neng alors qu'il était encore enfant, entendit fortuitement la récitation du sûtra du Diamand, circonstance qui devait entrouvrir son oeil et décider de sa vocation.

C'est bien des années plus tard, en entendant une phrase de ce même sûtra de la bouche de son maître qu'il connut l'éveil parfait :

"Si l'esprit ne s'arrête nulle part, alors apparaît le véritable esprit".

 

Parmi les Maîtres de Chan, Tao Xin enseignait :

 

"L'esprit qui considère le Bouddha est Bouddha"

 

De Ma Zu à Huang po on dit encore :

 

"L'esprit lui-même est le Bouddha"

 

Par la suite, les disciples tenant cet énoncé pour un acquis au lieu de réaliser par eux-mêmes la vérité, il fallut, par subterfuge, en venir à :

 

"Ni esprit, ni Boudha"

 

Peu à peu le pratiquant du dhyanâ réalise

que la nature de l'esprit est vide,

et que cet esprit vide est la bodhi.

S'il s'arrête à ce point, pourtant,

stagnant, son dhyâna devient fabrication de vide,

et son moi vide, fabrication mentale.

On polit la tuile?

S'étant construit un soi identifié au vide,

il est alors dans une situation pire

que celle d'un simple enfant portant du bois.

Principe d'identification et principe d'identité

son désir et attachement

ils président à la création

d'un soi illusoire.

Supprimer l'idée d'objet dans l'objet,

supprimer l'idée de sujet dans le sujet,

c'est là supprimer toute représentation mentale

vider l'esprit d'esprit, lâcher prise, laisser enfin agir le Tao.

 

Si l'esprit ne s'arrête nulle part,

ne s'attache pas aux choses visibles,

quand l'esprit ne demeure sur rien,

alors le véritables esprit apparaît.

 

 

 

 

 

Les propos du vieux Tcheng

28/06/2022

Les propos du vieux Tcheng

 

Moi le vieux Tcheng, je n'interviens pas pour maintenir, modifier ou changer le cours des choses en suivant les désirs de l'esprit singulier. Point de garde ni de révolte, mais seulement l'acte nécessaire. Si je me comporte d'une manière différente avec vous, crânes tondus, c'est pour qu'enfin vous osiez voir l'esprit originel directement par vous-même au lieu de toujours le chercher par l'intermédiaire de gaillards morts ou la fréquentation d'étourdis tels que moi.

 


Ma façon à moi, c'est de vous secouer comme l'arbrisseau au vent de la montagne. Ce faisant je rompts tous vos étais et vous voilà tout désemparés, n'ayant plus rien à quoi vous raccrocher. Mais parce que je sape toutes vos petites sécurités et qu'ainsi vous voilà remplis de peur, vous dites pour vous rassurer de nouveau que je prêche contre la Loi et les convenances et ne suis qu'un vil blasphémateur. Vous continuez ainsi à vous agripper désespérément à l'apparence et à l'accessoire au lieu de les laisser vous quitter d'eux-mêmes sans chercher à les retenir. [...] Crânes tondus, à vous accrocher à des futilités, vous gaspillez votre vie pour rien et l'évidence de l'esprit originel vous échappe. Quel naufrage pour vous !

*

[...] Vous croyez aspirer à l'esprit originel mais ce sont les satisfactions de la condition, du savoir et du mérite que vous cherchez. A cause de cela, crânes tondus, vous êtes entièrement sous le charme de tout ce qui en vous et hors de vous varie et meurt. Voilà pourquoi les paroles du vieux Tcheng passent à travers vous sans laisser d'empreinte, comme les oiseaux qui ne laissent pas de traces dans le ciel.

*

Crânes tondus, tout ce que vous pensez et dites à propos de l'esprit originel ne sont que des divagations de vos petits esprits singuliers. Ce qui spontanément vous est apporté par la nature vous n'y répondez qu'après l'avoir interprété au moyen de tout ce que vous avez placé au-dessus de vos têtes.

*

[...] Moi le vieux Tcheng, je n'imite pas tel ou tel, n'adhère à aucune croyance, ne suis l'adepte d'aucune école, et le disciple de personne. Dans ma nature véritable, je ne sais rien, je n'ai rien, je ne suis rien, car là il n'y a pas de vieux Tcheng. Pour l'ordinaire, les choses auxquelles je participe s'écroulent d'elles-mêmes. Même l'esprit originel n'est plus mon affaire. [...]

*

L'esprit originel a toujours été présent sous vos yeux. Vous n'avez rien à acquérir pour le voir car rien ne vous a jamais manqué pour cela. Si vous en êtes incapables c'est à cause de votre incessante jacasserie avec vous-même et avec les autres. Vous passez votre temps à supposer, comparer, supputer, commenter, développer, expliquer, justifier et citer ce que vos petits esprits ont retenu et cru comprendre des Ecritures et des paroles de vieux bavards tels que moi, de préférence celles de ceux à qui on a donné une fois morts, une telle autorité qu'elles ne sauraient plus désormais être mises en doute. Dans ce conditions comment pouvez-vous espérer voir l'esprit originel dans son instantanéité ? [...]

*

Dire que l'esprit originel n'est pas un pur néant sans être existant, voilà le verbiage. Penser à l'esprit originel voilà le poison. Abandonner cette pensée et penser à l'absence de cette pensée voilà encore votre poison. Crânes tondus, vous êtes toujours à chercher avec votre pensée et vous ne faites rien d''autre que de fabriquer des pensées. Penser qu'on peut voir l'esprit originel au moyen de la pensée, voilà votre perte.

 

Brûler de l'encens, réciter des sûtras, passer son temps à se prosterner contre terre ou à se surveiller pour rester immobile, fixer ou éliminer la pensée, voilà votre égarement. Crânes tondus, vous êtes toujours à intervenir et vous ne faites rien d'autre que fabriquer des actes. Espérer qu'on peut voir l'esprit originel au moyen d'actes, voilà votre illusion.

 


Vénérer le Bouddha, voilà le mal (de l'attachement). Rejeter le Bouddha, voilà le mal (de l'impiété). Crânes tondus, vous êtes toujours à exprimer des émotions et vous ne faites rien d'autre que de fabriquer des sentiments, voilà votre erreur.

*

Quand vous regardez les pensées des autres comme un bien précieux et sacré et que vous les apprenez, récitez et transcrivez avec recueillement et vénération pour les transmettre comme un grand secret, voilà ce que j'appelle être enchaîné au dessous des pensées.

 


Quand vous cultivez les pensées de votre petit esprit, les regardant comme une chose rare, digne d'être conservée et manifestant une susceptibilité de catin si on ne les respecte pas ou si on commet en les rapportant l'erreur le plus infime, voilà ce que j'appelle être enchaîné par les pensées.

 

Quand les pensées des autres et les vôtres vous apparaissent comme des vagues de la mer qui vont et viennent, sans qu'aucune soit supérieure ni inférieure aux autres, et sans qu'aucune vous affecte, mais en gardant toutefois celle d'avoir atteint un état de parfaite quiétude, voilà ce que j'appelle errer au-dessus des pensées.


Quand nulle pensée ne retient plus l'attention parce que l'évidence est née en ce qui concerne l'esprit originel il n'y a rien à conserver et rien qui puisse être obtenu par la pensée, voilà ce que j'appelle être au seuil de l'esprit originel.

 

Etre dans le non-temps, le non-lieu, la non-forme, le non-mouvement et la non-pensée et connaître ce qui est perçu en l'absence de toute perception, voilà ce que j'appelle voir l'esprit originel.

*

Quand vous auriez étudié toutes les Ecritures et tous les traités de tous les patriarches, rencontré tous les Eveillés et maîtrisé toutes les pratiques et les forces mystérieuses, si vous ne voyez pas l'esprit originel, même si vous êtes devenus des sommets de spiritualité, de sainteté et de science, votre vie, crâne tondus, ne sera jamais qu'un futile amusement.

*

Les paroles tracées sur ce rouleau et que je viens de lire :

- si je vous dis qu'elles sont du Bouddha, vous les considérerez comme sacrées et vous voilà remplis de vénération et de crainte.

- Si je vous dis qu'elles sont de Boddhidharma ou d'un grand patriarche, vous voilà remplis d'admiration et de respect.

- Si je vous dis qu'elles sont d'un moine inconnu, vous ne savez plus ce qu'il faut penser et vous voilà remplis de doute,

- Si je vous dis qu'elles viennent du moine des cuisines, vous éclatez de rire pensant que je viens de jouer un tour.

 

Ainsi ce qui compte pour vous, ce n'est pas la vérité que portent ces paroles, mais seulement l'importance qu'il convient de leur accorder suivant la notoriété de celui à qui on les attribue. Vous êtes incapables de voir par vous-même mais seulement selon ce qu'il convient d'éprouver et de penser d'après l'opinion de ceux que vous avez placés au dessus de vos têtes. Vous êtes toujours en train d'ajouter aux choses, de les altérer et de les falsifier. C'est pour cela que vous êtes impuissants à voir l'esprit originel sans référence à qui ou quoi que ce soit. Crânes tondus, vous n'êtes que des truqueurs. Votre cas est désespéré.[...]

*

Vous avez entendu dire que pour voir l'esprit originel votre petit esprit doit être vide. Alors vous voilà à rester assis, raides comme un bambou, à regarder le mur, la langue contre le palais, cherchant à arrêter vos pensées. Vous parvenez ainsi à une absence de pensées que vous prenez pour la vacuité de l'esprit originel. L'instant d'après le tourbillon de votre petit esprit recommence comme au sortir du sommeil. Dans l'absence de pensées, quel avantage ? Et si un éclair lumineux vous secoue, vous voilà en train de sauter sur place comme un jeune cheval, en criant que vous avez éprouvé quelque chose d'immense et que vous êtes un grand privilégié. A avoir été frappé comme par la foudre, quel bénéfice ? Tout cela n'est que prouesses juste bonnes pour le cirque.

 

Crânes tondus, si vous persistez dans votre manie et votre prétention à vouloir atteindre et posséder quoi que ce soit, votre cause est perdue.

*

[...] L'esprit originel est l'esprit originel. Rien d'autre ne peut en être dit. Même cela est déjà trop. Ce que les autres ont dit de l'esprit originel et ce que j'en dis, ne peut vous servir à rien d'autre qu'à vous inciter à le chercher vous-mêmes directement sans recourir à aucune autorité et sans aucun artifice. Tout le reste ne fait que vous brouiller la vue et vous détourner de l'unique interrogation qui devrait vous posséder tout entier et quoi que vous fassiez : méditer, balayer la cour ou satisfaire vos besoins naturels. Mais quand je vois ce que vous faites des paroles des patriarches et des miennes, mieux aurait valu que les patriarches aient été noyés à leur naissance et moi avec. 

 

Crânes tondus, vous êtes atteints d'une maladie incurable.

*

Ayant entendu parler du vide comme étant l'accomplissement suprême, vous cherchez à l'atteindre. Ainsi vous tombez dans la torpeur et l'insensibilité que vous prenez pour la vacuité de l'esprit originel.

 

Ayant entendu parler de l'absolu comme étant l'état ultime, vous vous imaginez que toutes les choses sont égales et qu'aucune n'est digne de respect. Ainsi vous tombez dans la désinvolture et l'anarchie que vous prenez pour l'unicité de l'esprit originel.

 

Ayant entendu parler de la pureté comme étant la félicité totale, vous vous efforcez d'y parvenir. Ainsi vous tombez dans l'intransigeance et la raideur que vous prenez pour la transparence de l'esprit originel.

 

Ayant entendu parlé du détachement comme étant l'unique liberté, vous tentez de vous séparer du monde et de vous-mêmes. Ainsi vous tombez dans l'indifférence que vous prenez pour l'indépendance de l'esprit originel.

 

Crânes tondus, c'est l'esprit originel qui est dit être vacuité, unicité, transparence et indépendance, et l'élément de la roue de l'existence que vous êtes ne pourra jamais posséder aucune de ces facultés. Mais si vous voyez l'esprit originel, alors vous connaitriez qu'il est votre vraie nature sans aucune qualification possible et qu'en réalité aucun nom ne peut lui être donné. Alors vous connaitriez aussi que ce que l'on appelle vide, absolu, pureté, détachement et esprit originel même, ne sont rien d'autre que des mots qui n'existent que de votre côté, seulement à cause de votre aveuglement et de votre ignorance.

 

Crânes tondus, à vouloir simuler l'esprit originel, c'en est fait de vous.

*

Parce que vous êtes devenus moines, les adeptes de la Loi du Bouddha et les disciplines d'un Supérieur célèbre, vous vous croyez différents des profanes que vous regardez avec condescendance. Crânes tondus, vous êtes aussi ignorants de l'esprit originel que peut l'être l'herbe des champs.

*

Crânes tondus, en vous abandonnant complètement à la volonté et aux caprices d'un autre que vous avez fourré au-dessus de vos têtes, au point de vous en remettre à lui pour toutes choses, vous vous imaginez, posséder l'attitude juste et ainsi être sans affaires et sans désirs. En réalité, vous ne faites, que vous comporter comme les tout jeunes singes qui ne quittent pas leur mère un seul instant, s'agrippant fébrilement à elle, tant ils sont remplis de crainte. Et avec le temps, vous devenez comme ces arbres desséchés que rien ne distingue des autres en hiver mais qui, le temps venu, ne poussent plus de feuilles et ne donnent plus de fruits. Dans une telle passivité, comment pouvez-vous espérer voir l'esprit originel ?

 

Crânes tondus, vous êtes déjà morts.

*

Impuissants à voir l'esprit originel et par là à vivre par vous-mêmes, vous masquez votre insignifiance en revêtant la dépouille des autres: morts ou vivants. Vous accumulez les points de vue et cultivez la nuance, la différence et la convergence. Ainsi vous vous pavanez. Parce que vous éblouissez les sots avec vos tours, vous vous prenez pour des éveillés. [...]

*

Vous n'avez besoin de personne pour voir la lumière du soleil. Tout ce que les autres peuvent dire à ce sujet vous est inutile. Vous êtes dans la lumière. [...] Il en est de même pour l'esprit originel. Il est toujours présent, aussi éclatant que la lumière du soleil. Lui non plus vous ne pouvez ni l'accaparer, ni vous en défaire.[...]

*

Crânes tondus, considérez tous les patriarches et tous les bavards tels que moi comme des imposteurs puisqu'ils vous parlent de ce qu'ils ne peuvent ni vous montrer, ni vous donner. La seule utilité qu'on peut à la rigueur leur accorder, c'est d'affirmer que tout être a la nature de Bouddha. Mais c'est à chacun d'entre nous de la chercher par lui-même, sans se laisser détourner par quoi que ce soit d'autre, pour la voir enfin dans sa réalité fulgurante. Crânes tondus, si vous vous laissez séduire par les paroles des patriarches et tous leurs tours d'illusionnistes vous êtes perdus.

*

[...] S'il en est parmi vous qui en m'écoutant sont frappés par quelque chose de plus grand et de plus profond que mes paroles et qui n'est pas cette sorte de torpeur béate dans laquelle se complaisent, s'imaginant ainsi se trouver dans l'esprit originel, mais une lucidité simple et active, alors à ceux-là je peux seulement indiquer l'orientation juste et montrer le chemin. Leur propre gangue finira pas se fissurer et tomber d'un seul coup et ils verront briller le joyau de l'esprit originel.

 

Dans cette affaire je n'interviens pas en propre. Je ne suis que passage pour l'esprit originel que certains pressentent à travers moi le vieux Tcheng, qui suis pour le reste également comme la gangue qui enveloppe une pierre précieuse. [...]

*

 Crânes tondus, la pensée de l'esprit originel n'est que le reflet de cet esprit dans l'esprit singulier, comme l'image de la lune vue dans l'eau de la mare n'est que le reflet de la lune. L'esprit originel demeure présent, inchangé et inaffecté par le tumulte de vos pensées et de vos actes, comme la lune reste inchangée et inaffectée que l'eau de la mare soit claire ou boueuse, calme ou agitée ou que la mare soit pleine ou vide. C'est seulement l'image de la lune qui est modifiée ou absente à cause de cela. Il n'y a pas de lune dans la mare. 


Crânes tondus, comprenez donc qu'avec toutes vos inventions de pureté à atteindre, de détachement et de liberté à obtenir, d'arrêt de la pensée au trois heures et de quantité d'autres pratiques auxquelles vous vous livrez en vue de saisir l'esprit originel, vous êtes pris par l'esprit singulier comme un poisson dans une nasse. Vous agissez aussi stupidement que si pour voir directement la lune, vous purifiez l'eau de la mare, enleviez les plantes qui la recouvrent, éleviez une barrière de bambous pour que le vent ne trouble pas sa surface ou vidiez la mare.[...]

*

Crânes tondus, c'est à cause de votre aveuglement que le vieux Tcheng vous parle de l'esprit originel et de l'esprit singulier, comme s'il s'agissait de choses différentes. Pour le vieux Tcheng, l'esprit originel et l'esprit singulier, l'éternel et l'éphémère, la sagesse et l'ignorance, l'Illumination et l'aveuglement, le nirvana, les sutras, le système de Loi, tous les Corps de transformation et le Bouddha lui-même ne sont rien d'autre que le tourbillon des pensées, semblables à un tas  de feuilles mortes qui donnent l'impression d'être vivantes quand le vent d'hiver les soulève mais qui l'instant d'après sont redevenues mortes. Crânes tondus, la nature véritable des êtres et des choses n'est pas supérieure chez celui qui la voit ni inférieure chez celui qui l'ignore. Elle reste inaffectée par le fait d'être connue ou non et pour tout ce dont vous l'affublez. Libre à vous, crânes tondus de continuer à vous perdre dans les distinctions, les nuances et les subtilités. Voilà, je vous ai tout dit.

*

[...] Mais vous tous, les disciples du Bouddha, qu'avez vous fait ? Vous vous êtes emparés du Bouddha pour faire de sa vie une légende propre à vous émerveiller et de sa personne une idole propre à être adorée. Vous vous êtes emparés des paroles du Bouddha, pour en faire une chose sacrée digne d'être apprise, récitée et transcrite sans fin. A propos de la vie et des paroles du Bouddha, vous avez créé quantité d'écoles différentes, écrit des traités sans nombre et bavardé sans cesse. Vous avez construit des temples et fabriqué des statues. Vous avez allumé l'encens et fait brûler le camphre. Vous avez arrêté des croyances et établi des dogmes, des règles, des disciplines et des pratiques.

 

Crânes tondus, vous êtes ainsi tombés dans le piège et la séduction de tout ce que le Bouddha avait reconnu être l'erreur ne pouvant conduire qu'à l'égarement. Vous avez par là dressé jusqu'au ciel des murailles devant l'esprit originel que vous voulez voir. 

Crânes tondus, si vous persistez dans votre égarement, quel échec sera votre vie !

*

Maintenant crânes tondus, écoutez-moi avec l'attention la plus extrême. Je vais vous révéler le grand secret de l'esprit originel. C'est ce qu'il y a de plus important dans tout ce qui a jamais été dit à son sujet.

 


Voilà :

IL N'Y A PAS DE SECRET DE L'ESPRIT ORIGINEL

 


Faisant une pirouette, le vieux Tcheng disparut et nul n'entendit plus parler de lui.

Zen, liberté intérieure

27/06/2022

Zen, liberté intérieure

Le Zen est l'essence du bouddhisme, la liberté est l'essence du Zen. 

 

A son niveau élémentaire et aussi le plus profond, le Zen est destiné à libérer le potentiel enfoui au fond de l'esprit humain.

Ecoutons le maître zen chinois Yin :

 

Vivre selon la voie du Zen est le plus direct des raccourcis pour atteindre l'Eveil ou le maîtriser de manière juste, là où l'on se trouve. Il ne demande pas l'application de la moindre force.

 

 

La liberté que propose le Zen ne se trouve pas dans un monde lointain mais juste là, dans notre monde. On peut le mettre en pratique au centre de nos activités habituelles, elle ne requiert rien d'extraordinaire. Applicable dans l'immédiat, elle se développe naturellement.

 

Da Hui, un autre grand maître chinois disait :

 

Pour atteindre l'illumination du Zen, il n'est pas nécessaire d'abandonner sa famille, de quitter son travail, de devenir végétarien ou de pratiquer une ascèse ou encore de fuir dans un lieu tranquille.

 

 

 

[...] La libération zen est essentiellement atteinte par une connaissance spéciale et par une perception qui pénètrent la racine même de l'expérience. Cette connaissance et cette perception libèrent l'esprit des limites arbitraires qui lui sont imposées par le conditionnement, éveillant ainsi les capacités endormies de la conscience.

 

Da Hui explique :

 

Le royaume de l'éveillé n'est pas un royaume extérieur composé de caractéristiques manifestes. La bouddhéité est le royaume du savoir sacré que l'on trouve en soi-même. Pas besoin d'arsenal, de pratiques ou de réalisations pour l'atteindre. Tout ce qui est nécessaire, c'est de se purifier des influences qu'exercent les afflictions psychologiques en relation avec le monde extérieur, accumulées dans notre psyché depuis les temps sans commencement.

 

Le zen purifie l'esprit pour permettre l'interne perception de sa propre nature essentielle. Cette perception de la pureté essentielle de l'esprit permet de demeurer en toutes circonstances libre et bien équilibré, de telle sorte que l'on continue à clarifier chaque expérience quotidienne. Le maître zen japonais Bunan s'exprimait ainsi :

 

Les gens pensent qu'il est difficile de percevoir l'essence de la nature humaine mais en fait, ce n'est ni facile ni difficile. Rien ne peut adhérer à cette nature essentielle. Il ne s'agit que de répondre à ce qui est bien et mal en restant détaché de ce qui est bien et mal, de vivre au milieu des passions en restant détaché des passions, de voir sans regarder, d'entendre sans écouter, d'agir sans agir et de chercher sans chercher.

 

 

La liberté illuminée du Zen au coeur du monde sans appartenir au monde, est traditionnellement comparée à la fleur de lotus dont la racine croît dans la boue tandis que la fleur s'épanouit à la surface de l'eau.

Il ne s'agit pas d'un détachement négatif mais d'un équilibre d'indépendance et d'ouverture. En conséquence, on ne le réalise pas au moyen d'efforts formel mais par expérience directe et dans le déploiement de l'essence de l'esprit humain.

 

Le paradoxe de la liberté zen est qu'elle est présente et disponible, tout en étant insaisissable quand on la cherche de manière délibérée. C'est ce que veut dire Bunan : "chercher sans chercher".

 

Ying An a ces mots :

 

Dans le zen, il n'y a rien à saisir. Quand ceux qui étudient le Zen n'ont pas intégré cette donnée, c'est à cause de l'excessive avidité de leur approche.

 

C'est pourquoi les livres classiques du Zen ne sont pas des manuels exposant des doctrines ou des rituels qu'il faudrait systématiquement respecter et qui devraient mener chacun, pas à pas, au sanctuaire intérieur. Ils ont été rédigés pour éveiller les dimensions endormies de la conscience et non pour inculquer des idées ou des croyances.

 

Depuis la disparition des écoles originelles, on a conçu des systèmes sans nombre pour approcher le Zen, mais aucun n'est complet et aucun ne tient dans la durée. C'est tout simplement dû à la nature du Zen qui s'adresse à l'expérience personnelle de chaque individu, en chaque instant. C'est également vrai de toutes les écoles bouddhistes comme en attestent les écrits. Le maître Da Hui disait :

 

Si l'on croit qu'il existe des formules qui transmettent de mystérieux secrets, il ne s'agit pas de Zen véritable.

 

Le Zen ouvre une autre dimension à la conscience, à la fois dans les modes rationnel et intuitif. Il le fait en approfondissant, en aiguisant la pensée et en stimulant un mode particulier de vision intérieure et de connaissance plus subtile que la pensée. L'apprentissage du Zen nécessite une approche originale et appropriée.

 

L'essence de l'approche zen est d'une simplicité déconcertante ainsi que l'explique le maître chinois Yan Wu :

 

Débarrassez-vous de toutes les formules que vous avez apprises et de tous les points de vue intellectuels qui vous collent à la peau.

 

Le Zen est l'essence la plus rafraîchissante de l'esprit qui disparaît dès qu'elle se transforme en idée. Les écrits du Zen veulent créer l'impact et non pas une nouvelle idéologie. En raison de sa nature même, le Zen n'est ni oriental ni occidental. Pour les maîtres zen classiques, cette essence n'appartient à aucune culture, à aucune philosophie et encore moins à une classe sociale ou à un groupe. Un poète zen fit cette remarque :

 

Quelle porte, la lumière de la lune ne vient-elle pas éclairer ?

 

Le Zen à la source de l'idée n'est pas un produit de l'idée. C'est ce qui le distingue de toutes les philosophies, religions, arts et sciences.

De nombreux chemins mènent au Zen, et les possibilités qui surgissent du Zen sont encore plus riches. Ce livre rassemble quelques aperçus sur la manière dont les grand maîtres zen de Chine ont, dans le passé, réalisé et vécu l'essence du Zen. Traduits des textes chinois originaux, ces écrits uniques représentent les formes d'instructions les plus directes et les plus ouvertes du canon zen. Il ne s'agit ni de religion ni de philosophie mais d'une pratique psychologique de libération. 

 

Depuis des siècles, ce genre de littérature zen a circulé publiquement et chacun peut en tirer profit. Cela ne demande rien d'autre que la conscience et ne dépend pas de la connaissance du bouddhisme zen ou d'une quelconque forme de culture orientale. Cela s'applique directement à la relation entre l'esprit et la culture elle-même, quelle que soit cette culture. C'est donc immédiatement relié à la manière dont on fait l'expérience du mon et dont la vie est vécue. C'est l'aspect universel du Zen, l'essence du Zen.

 

Thomas Cleary

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Les citations qui vont suivre ne constituent qu'une toute petite partie de ceux qui figurent dans le livre de Thomas Cleary dont nous ne saurions que vous recommander l'achat.

 

 

Maitre Ma Zu

(709-788)

 

La racine

 

Les fondateurs du Zen affirment que notre propre essence est complète en elle-même. Ne pas s'attarder sur le bien ou le mal : c'est ce qu'on appelle pratiquer la Voie. S'attacher au bien et rejeter le mal, contempler le vide et entrer en concentration, tout cela fait partie du domaine des inventions et si l'on poursuit sa recherche à l'extérieur, on s'éloigne de plus en plus de la Voie. [...]

 

Maître Da Zhu

 

Le Zen artificiel

 

Tout fonctionne bien naturellement, quelle chance ! Cependant vous êtes artificiellement en lutte. Pourquoi voulez-vous porter des chaînes et aller en prison ?

Vous passez votre temps à clamer que vous étudiez le Zen, que vous vous appliquez à suivre la Voie, que vous savez parler du Bouddhisme. Tout ceci ne fait que vous aliéner un peu plus. Ce n'est rien d'autre que poursuivre le son et la forme. Quand donc vous arrêterez-vous ?

 

Maître Lin Ji

IXème siècle

 

Perception véritable et compréhension

 

Ceux qui souhaitent étudier le bouddhisme devraient partir, dès maintenant à la recherche de la perception réelle et véritable ainsi qu'à la recherche de la compréhension. Quand vous atteignez la perception réelle et véritable ainsi que la compréhension, la vie et la mort ne vous affectent plus. Vous êtes libre de partir ou de rester. Plus besoin de chercher des merveilles, les merveilles viennent d'elles-mêmes.

 

Pas d'obsessions

 

Il est de la plus extrême urgence de chercher la perception véritable et réelle ainsi que la compréhension afin que, dans ce monde, vous soyez libre et non pas embrouillé par de soi-disant maîtres spirituels. Il vaut mieux éviter les obsessions. Ne soyez pas artificiel mais soyez naturel. L'impulsion qui vous pousse à chercher ailleurs, comme si vous pouviez trouver chez les autres vos propres pieds et mains, est la première erreur.

 

Les dilettantes de la vie spirituelle

 

De nos jours [XIème siècle], les étudiants zen sont complètement ignorants de la vérité. Ils sont comme de vieilles brebis qui ramassent tout ce sur quoi elles butent. Elles ne font pas de distinction entre le serviteur et le maître, entre l'hôte et l'invité.

 

Des gens comme ça, affublés d'un esprit tordu, entrent dans le Zen et sont incapables de se lancer avec efficacité dans des actions dynamiques. On les appelle peut-être de véritables initiés, en réalité ils ne sont que de vulgaires mondains. [...] On constate en ce moment une obsession du bouddhisme qui se confond avec une véritable démarche. Ceux dont les yeux sont clairs, tranchent tout autant l'obsession que le bouddhisme. Si vous adorez le sacré et méprisez l'ordinaire, vous êtes encore en train de faire des bulles dans l'océan de l'illusion.

 

Aveugles au crâne rasé (expression péjorative pour désigner les moines)

 

Il existe des aveugles au crâne rasé qui, après avoir mangé à satiété, font zazen, méditent, interrompent l'enchaînement des pensées pour les empêcher d'apparaître, fuient le bruit et recherchent le silence. Ceux-là sont des déviants du Zen.

 

Esprit critique

 

En croyant que nous ne sommes pas capables de comprendre leurs enseignements, nous n'osons pas porter de jugements sur les maîtres du passé et nous prenons les paroles de ces instructeurs du Zen pour celles de la Voie réelle. Si nous persistons dans cette attitude toute notre vie, nous resterons aveugles malgré l'évidence de nos deux yeux.

 

Maitre Yang Shan

(807-883)

 

Profond et superficiel

 

SI je me mettais à expliquer la source du Zen, il n'y aurait pas une seule personne pour écouter, encore moins un groupe de 500 ou 700 personnes.

Mais si je parle de ceci et de cela, tous, vous faites la course pour venir le ramasser comme un stupide gamin aux poings vides, il n'y a aucune réalité là-dedans.

 

Maître Fa Yan

(885-958)

 

Détérioration du Zen

 

Le but du Zen est de permettre à l'être humain de transcender l'ordinaire et le sacré, de s'éveiller par lui-même et de couper pour toujours la racine du doute.

Ceux qui méprisent cette conception sont nombreux. Ils ont beau se joindre à des groupes zen, ils sont paresseux dans leur étude du Zen. Même s'ils parviennent à la concentration, ils ne choisissent pas de bons maîtres. A travers les erreurs de ces faux maîtres, ils perdent la Voie. Sans comprendre le sens des textes ni les sujets, dès qu'ils sont en possession de quelque fausse interprétation, ils en sont obsédés et perdent complètement le contact avec la base correcte. Ils ne sont intéressés que dans le fait de devenir des meneurs et d'être connus en tant que maîtres. Tant qu'ils accordent de l'importance à ces vanités mondaines, ils s'en rendent malades. Et non seulement, il font de leurs successeurs des aveugles et des sourds mais en plus, ils concourent à la dégénérescence du Zen.

 

Le sectarisme

 

Dans le Zen, aucun prédicat ne stipule qu'il existe une doctrine de base à transmettre.

Il ne s'agit que de guider directement l'adepte jusqu'à l'esprit humain, jusqu'à la perception de son essence, jusqu'à l'accomplissement de l'Eveil. Quelles valeurs pourrait-on accorder aux différences de styles qu'affichent des sectes variées ?

Dans les manières d'enseigner des anciens maîtres, les différences tenaient à la fois de la tradition et de changements circonstanciels.

Certaines méthodes utilisées par de célèbres maîtres ont connu une continuité justifiée par la tradition, à tel point que les héritiers devenus sectaires ont perdu le contact avec la réalité d'origine. Parfois même, ils établirent des disgressions et furent en désaccord les uns avec les autres. Ils ne furent pas capables de distinguer le profond du superficiel car ils ne savaient pas que la Grande Voie n'a pas de rives et que les fleuves de vérité ont tous la même saveur.

 

 Succession Zen

 

Si l'on tient à mémoriser des formules, on sera incapable de choisir la subtile adaptation que requiert la situation qui se présente.

Ce n'est pas qu'il n'existe pas de moyen pour enseigner la vision intérieure à ceux qui veulent apprendre mais une fois que l'on a appris le moyen, il faut le laisser fonctionner jusqu'au bout. Si l'on reste attaché à l'école, au maître et aux formules, il n'y aura pas Eveil mais seulement connaissance intellectuelle. C'est pourquoi l'on dit :

Quand votre perception n'est qu'à l'égal de celle de votre maître (quand vous parlez), vous diminuez de moitié la puissance de votre maître. Quand votre perception est au-delà de celle de votre maître, alors seulement, vous pouvez exprimer l'enseignement reçu de votre maître.

Le sixième Patriarche du Zen a dit à quelqu'un qui venait juste de connaître l'Eveil : Ce que je vous dis n'est pas un secret. Le secret est en vous.

Un autre maître s'est adressé en ces termes à un compagnon : Tout jaillit uniquement de votre coeur.

 

Maitre Huang Long

(1002 - 1069)

 

La voie zen

 

La voie zen ne demande pas à être cultivée, il suffit de ne pas la souiller. Le Zen n'a pas besoin d'être étudié, le plus important est d'arrêter l'activité de l'esprit. Quand l'esprit s'arrête, il ne rumine pas. Puisque vous ne le cultivez pas, à chaque pas, vous avancez sur la voie. 

Quand il n'y a pas de rumination, il n'y a pas de monde à transcender. Parce qu'on ne la cultive pas, il n'y a pas de voie à chercher.

 

Recherche

 

Aller d'école en école en cherchant des maîtres, est une recherche extérieure. Considérer la propre nature de la conscience comme l'océan et considérer la connaissance silencieuse de la sagesse comme le zen, s'appelle : recherche intérieure. Chercher à l'extérieur est fatalement sujet de préoccupation. Chercher à l'intérieur, en tenant arrêtés corps et esprit, est fatalement une entrave. 
Donc le Zen ni ni à l'intérieur ni à l'extérieur, ni dans l'être ni dans le non-être, ni dans le vrai ni dans le faux. Ainsi l'on dit : "Intérieure ou extérieure, les deux visions sont fausses."

 

Maitre Yuan Wu

(1063 - 1135)

 

Zen à demi-cuit

 

Le plus difficile à rectifier, c'est le Zen à demi-cuit. Celui où l'on est scotché dans la calme immobilité, considérant cela comme l'ultime réalité, la gardant au fond du coeur, conscient à chaque instant de son rayonnement, transportant partout un fagot composé d'un mélange de savoir et de compréhension, en clamant que l'on a la vision et que l'on a obtenu l'approbation d'un maître zen, ce qui ne fait qu'accroitre l'égoïsme.

 

Esprit Zen

 

Chez ceux qui parviennent à atteindre le Zen, les machinations mentales ont disparu, vision et action sont oubliées, les points de vue subjectifs n'apparaissent plus. Les adeptes du Zen sont tout simplement libres et ni supporters ni ennemis ne les détectent. Ils foulent le fin fond du plus profond océan, pur de toute contamination, l'esprit libre et agissant en toute normalité. On ne peut pas les distinguer de personnes ordinaires.

 

Bien qu'ils libèrent leur esprit directement et continuent à le développer jusqu'à l'état d'Eveil, ils n'ont pas l'intention d'en rester là. Le plus mince des objets est ressenti de l'importance d'une montagne et tout ce qui pourrait créer une obstruction est immédiatement chassé. Bien qu'il s'agisse purement du domaine des noumènes, il n'y a plus rien à attraper. Si on l'attrape, cela devient un point de vue figé.

 

En conséquence, il est dit : "Le Tao est l'union du sans-esprit avec l'humanité. Celui qui n'a plus de mental est uni au Tao."

 

Comment pourrait-on dire et montrer que l'on a atteint le Zen ?

 

Ne pas chercher le Zen

 

Si l'on veut atteindre une intime réalisation du Zen, avant tout, il ne faut pas le chercher. Ce que l'on trouve en le cherchant est déjà tombé dans l'intellectualisme. Le grand trésor du Zen a toujours été clair et ouvert, source de puissance pour toutes les actions. 

 

Ce n'est que lorsque l'on arrête l'activité de notre mental compulsif pour atteindre le point où pas un seul phénomène ne naît, que l'on passe vraiment de l'autre côté et que l'on atteint la liberté sans plus tomber dans les sensations, sans s'installer sur des concepts mais en transcendant tout totalement. Partout dans le monde, le Zen est une évidence. Selon la grande fonction, il agit avec la totalité de chaque phénomène.

Tout vient de son propre coeur. C'est ce qu'un ancien appelait : "Montrer le trésor familial".

 

Le point essentiel

 

Le point essentiel dans l'apprentissage du Zen, est de créer des racines profondes et une tige ferme. Rester conscient jour et nuit, rester conscient de là où l'on se trouve, de ce que l'on est en train de faire. Quand aucune pensée n'apparaît et que dans l'esprit il n'y a plus rien, on se fond dans l'infini et l'on devient vide et immobile. Nos actes ne connaissent plus les arrêts dus au doute ou à l'hésitation. Cela s'appelle : l'affaire fondamentale juste à portée de main.

 

Dès que l'on produit une opinion ou une interprétation, dès que l'on désire réaliser le Zen et devenir un maître, on tombe dans les domaines psychologique et matériel. On est piégé par les sens ordinaires, par les idées de gain et de perte, de juste et de faux. A demi ivre, à demi sobre, on ne peut plus s'en sortir de manière efficace.

 

Outils

 

Les paroles des Bouddhas et des maîtres zen, ne sont que des outils, des moyens pour gagner l'accès à la vérité. Une fois que l'on est clairement illuminé et que l'on expérimente la vérité, tous les enseignements se trouvent en nous-mêmes.

On considère alors les paroles qui composent les enseignements des bouddhas et des maîtres zen, comme un écho ou une réflexion et on ne les porte plus autour de la tête.

 

Non-mental

 

Quand à l'intérieur on est vide et tranquille, tandis qu'à l'extérieur on est détaché des perceptions, on réalise naturellement l'expérience pénétrante du non-mental, ce qui signifie que même si, tout à coup, de nombreux phénomènes se produisent, ils ne peuvent plus troubler notre esprit et même si toutes sortes de problèmes nous assaillent, cela n'affecte plus nos pensées.

 

Zen

Les cinq variétés du zen

22/06/2022

Les cinq variétés du zen

La vérité est que, parmi les nombreuses formes du zen, certaines sont profondes et certaines superficielles, certaines conduisent à l’illumination et certaines non. On dit qu’au temps du Bouddha il y avait quatre-vingt-dix ou quatre-vingt-quinze écoles de philosophie ou de religion, dont chacune avait son type particulier de zen et différait légèrement des autres.

 

Toutes les grandes religions ont quelque rapport avec le zen, car religion implique prière et prière appelle concentration de l’esprit. Les enseignements de Confucius et de Mencius, de Lao-tseu et de Tchouang-tseu comprennent tous une part de zen et le zen concerne beaucoup d’activités différentes, comme la cérémonie du thé, le nô, le kendo, le judo. Au Japon, depuis la restauration Meiji, il y a moins de cent ans, jusqu’à nos jours, on a vu apparaître des enseignements et des disciplines où entrent des éléments du zen. Je citerai seulement les méthodes de méditation d’Okada et d’Emma.

 

Récemment, un certain Tempu Nakamura s’est fait l’avocat convaincu d’une forme de zen se réclamant du yoga indien. Plutôt que de m’étendre sur ces innombrables méthodes de concentration, je me propose de vous parler des cinq principales variétés du zen définies par Keiho-zenji, l’un des premiers maîtres du zen en Chine, dont il me semble que la classification est toujours valable et utile. Extérieurement, ces cinq formes de zen diffèrent à peine entre elles par la position des jambes, des mains, la régulation de la respiration, mais elles ont en commun trois éléments fondamentaux : la posture assise, le contrôle du souffle et la concentration ou l’unification de l’esprit. Les débutants ne doivent pourtant pas perdre de vue qu’elles se distinguent nettement par la substance et le but, en sorte que chacune implique une pratique appropriée à l’objectif visé par chacun de vous.

 

Le zen que nous appelons bompu ou « zen ordinaire », sans contenu philosophique ou religieux, est destiné à chacun et à tous. C’est un zen pratiqué à seule fin d’améliorer la santé physique et mentale. Comme il ne peut en aucun cas faire de mal, n’importe qui peut le pratiquer, quelles que soient ses convictions religieuses et même s’il n’en a aucune. Le zen bompu a pour but de soulager les maux de nature psychosomatique et d’améliorer la santé en général. On y apprend la concentration et le contrôle de l’esprit. La plupart des gens ne songent jamais à essayer de contrôler leur esprit et, malheureusement, cette discipline de base ne fait pas partie de l’éducation contemporaine, n’entrant pas dans ce qu’on appelle l’acquisition du savoir. Pourtant, sans elle, nous avons peine à retenir ce que nous apprenons parce que nous l’apprenons mal, en gaspillant notre énergie. En outre, cet excellent exercice de l’esprit vous rendra mieux capables de résister à des tentations auxquelles vous étiez enclins à céder et à rompre des liens qui vous ont longtemps enchaînés. Du fait que les trois éléments fondamentaux de l’esprit — intellect, affectivité, volonté — se développent harmonieusement, il résulte un enrichissement de la personnalité et un renforcement du caractère. Cela dit, bien qu’il soit de loin plus bénéfique pour l’esprit que la lecture d’innombrables ouvrages sur la morale et la philosophie, le zen bompu est incapable de résoudre le problème de l’homme et de son rapport avec l’univers, car il ne peut avoir raison de l’idée erronée que l’homme ordinaire se fait de lui-même lorsqu’il se considère comme essentiellement différent ou distinct de l’univers.

 

La deuxième forme de zen est appelée gedo. Gedo signifie littéralement « voie extérieure » et implique donc, du point de vue bouddhiste, d’autres enseignements que celui du bouddhisme. Il s’agit donc d’un zen religieux et philosophique mais non point d’un zen bouddhiste. Le yoga hindou, le quiétisme confucéen, les pratiques contemplatives chrétiennes appartiennent tous à la catégorie du zen gedo. Celui-ci est souvent pratiqué également pour cultiver divers pouvoirs ou dons supranormaux ou hors d’atteinte pour l’homme ordinaire. Tempu Nakamura, dont j’ai déjà parlé, est capable, dit-on, de faire agir des gens sans faire un geste ou dire un mot. La méthode d’Emma a pour but de permettre de se tenir, pieds nus, sur des lames tranchantes ou d’hypnotiser des oiseaux. Tous ces exploits sont rendus possibles par le joriki, pouvoir particulier que donne la pratique acharnée de la concentration spirituelle et dont je vous parlerai plus longuement dans une autre causerie. Pour l’instant, je vous rappellerai seulement qu’un zen dont le seul objectif est le joriki utilisé à de telles fins n’est pas un zen bouddhiste. Certains pratiquent également le zen gedo dans l’espoir de renaître, au Ciel, après la mort. Le bouddhiste zen n’entend pas mettre en cause ce genre de conviction, mais il croit préférable d’être né dans le monde humain et d’y pratiquer le zazen à seule fin de devenir finalement un bouddha. Avant de vous parler des trois autres formes du zen, je vais vous indiquer à présent une nouvelle méthode de concentration, qui consiste à suivre la respiration avec l’œil de l’esprit. Cessez de compter vos inspirations et vos expirations et efforcez-vous seulement de les suivre en essayant de les visualiser clairement.

 

Le troisième type de zen est le shojo, qui signifie littéralement « Petit Véhicule » (Hinayana). Ce véhicule est celui qui vous portera d’un état d’esprit (l’erreur) à un autre (l’illumination). On le dit « petit » parce qu’il n’est fait que pour un seul voyageur ; peut-être pourrions-nous le comparer à une bicyclette. Le Grand Véhicule (Mahayana) ressemblerait plutôt à une voiture ou à un autobus : il emporte aussi les autres. Le shojo est donc un zen qui ne tend à la paix spirituelle que de celui qui s’y adonne. Ce zen-là est bouddhiste mais il n’est pas en accord avec le plus haut enseignement du Bouddha. C’est plutôt un zen commode pour ceux qui ne sont pas capables de saisir la signification la plus profonde de l’illumination du Bouddha, c’est-à-dire le fait que l’existence est un tout indivisible, chacun de nous embrassant et incarnant la totalité du cosmos. Cela étant, il s’ensuit que nous ne pouvons atteindre une véritable paix de l’esprit en ne cherchant que notre propre salut et en restant indifférents à celui des autres. Il y a pourtant des individus — dont certains d’entre vous qui m’écoutez font peut-être partie — qui ne peuvent arriver à croire à la réalité d’un tel monde. Bien qu’on leur répète que le monde relatif des distinctions et des contraires auquel ils restent attachés est un monde illusoire, le produit de leurs vues erronées, ils ne peuvent se débarrasser de celles-ci. À ceux-là, le monde semble intrinsèquement mauvais, placé sous le signe du péché, du conflit, de la souffrance, de la mort infligée ou subie, et leur désespoir les fait aspirer à lui échapper, et la mort leur semble même préférable à la vie. Mais supprimer la vie de quelque façon et dans quelques circonstances que ce soit est le plus inadmissible des péchés, car il condamne celui qui le commet à d’interminables souffrances, au cours d’innombrables existences ultérieures, en raison de l’inexorable loi du karma. La mort n’est donc pas le terme et ce que cherchent ceux dont je parle est un moyen d’éviter de renaître, une mort qui ne soit pas suivie de renaissance. Le zen shojo fournit une réponse à cette aspiration. Il a pour objectif la suppression de toute pensée, de telle façon que l’esprit se vide complètement et atteigne un état appelé mushinjo, où toutes les fonctions des sens sont éliminées et où la faculté de conscience est suspendue. Tout le monde, par la pratique, peut cultiver cet état. Si la chose ne s’accompagne pas du désir de la mort, on peut y accéder pendant une période limitée — disons une heure ou deux, un ou deux jours — voire même indéfiniment, auquel cas la mort s’ensuit naturellement, sans souffrance et, c’est le plus important, sans renaissance. Ce processus est exposé de façon détaillée dans un ouvrage de philosophie bouddhiste intitulé le Kusharon.

 

La quatrième forme du zen est appelée daijo. C’est le zen du « Grand Véhicule » (Mahayana) et un véritable zen bouddhiste, car il a pour objectif le kensho-godo, c’est-à-dire la faculté de voir en notre nature essentielle et d’appliquer la Voie à notre vie quotidienne. C’est à l’intention de ceux qui sont en mesure de comprendre la signification de l’illumination du Bouddha, qui ont le désir de dépasser leur conception illusoire de l’univers et de connaître la Réalité absolue et indifférenciée que le Bouddha a enseigné cette forme de zen. Le bouddhisme est essentiellement une religion de l’illumination. Après avoir lui-même connu le satori, le Bouddha a passé quelque cinquante ans à enseigner aux hommes à voir clair et à « réaliser » leur vraie nature. Ses méthodes ont été transmises de maître à disciple jusqu’à nos jours. On peut donc dire qu’un zen ignorant, niant ou minimisant le satori n’est pas le véritable zen bouddhiste daijo.

 

Dans la pratique de celui-ci, le premier objectif est de s’éveiller à sa véritable nature, mais après l’illumination on comprend que le zazen est plus qu’un moyen d’atteindre celle-ci : c’est la réalisation de cette nature véritable. Dans cette forme du zen, il est facile de considérer (à tort) le zazen comme un simple moyen. Toutefois, un maître avisé précisera dès l’abord que le zazen est en réalité la réalisation de notre nature innée de bouddha et non point seulement une technique pour atteindre l’illumination. S’il en était autrement, il s’ensuivrait qu’après le satori le zazen deviendrait inutile. Mais comme l’a dit Dogen-zenji, c’est le contraire qui est vrai : plus profonde est l’illumination, plus grand est le besoin de la pratique du zazen.

 

Le zen saijojo, enfin, est le « Véhicule Suprême », le point le plus haut du zen bouddhiste et son couronnement. Il a été pratiqué par tous les bouddhas du passé — notamment Çakyamuni et Amida. Il est l’expression de la Vie Absolue, de la vie sous sa forme la plus pure. C’est le zazen que Dogen-zenji recommandait par-dessus tout. Il n’implique aucune aspiration au satori ni à quelque autre objectif du même genre. Nous l’appelons shikan-taza. Dans cette pratique suprême, les moyens et la fin se confondent. Le zen daijo et le zen saijojo sont, en fait, complémentaires. La secte Rinzaï donne la prépondérance au premier, la secte Soto au second. Dans le saijojo, pratiqué correctement, on a la ferme conviction que le zazen est la réalisation de la vraie nature de l’homme et, en même temps, la conviction que le jour viendra où on en prendra clairement conscience. Conséquemment, il n’est pas besoin de s’efforcer consciemment d’atteindre l’illumination. Aujourd’hui, beaucoup d’adeptes de la secte Soto estiment que, du fait que nous sommes tous, de manière innée, des bouddhas, le satori n’est pas nécessaire. Cette erreur profonde ramène le shikan-taza, qui est normalement la plus haute forme de zazen, aux dimensions du zen bompu

 

Shikan signifie « rien que », ta signifie « frapper », et za « être assis ». Le shikan-taza est donc une pratique où l’esprit se concentre intensément sur la seule posture assise. Dans ce type de zazen, il n’est que trop facile pour l’esprit d’être distrait, dès lors qu’il n’est pas aidé par le contrôle de la respiration ou par la méditation d’un koan. En conséquence, dans le shikan-taza, l’esprit doit être à la fois sans hâte et en même temps fermement assis, comme le mont Fuji, mais il doit aussi être en éveil, tendu comme la corde d’un arc.

 

Le shikan-taza est un état d’éveil et de concentration, comparable à celui d’un homme confronté avec la mort. Imaginez que vous êtes engagés dans un duel au sabre, comme ceux qui se pratiquaient dans l’ancien Japon. Vous observez votre adversaire avec une attention qui ne se relâche pas. Si votre vigilance faiblissait, fût-ce une seconde, vous seriez aussitôt touchés à mort. La foule se rassemble pour suivre le combat. N’étant pas aveugles, vous voyez les spectateurs du coin de l’œil, et, n’étant pas sourds, vous les entendez, mais pas un instant votre esprit ne se laisse distraire par ces impressions sensorielles. Cet état ne peut durer longtemps. En fait, vous ne devez pas pratiquer le shikan-taza pendant plus d’une demi-heure de suite. Après trente minutes, levez-vous et marchez en rond (kinhin) avant de vous rasseoir.

 

Si votre shikan-taza est authentique, au bout d’une demi-heure vous serez couverts de transpiration, même en hiver dans une pièce non chauffée, à cause de la chaleur engendrée par cette intense concentration. À la différence d’un duelliste amateur, un maître maniait son sabre avec aisance, mais il arrivait aussi qu’il eût à faire les plus grands efforts, en raison d’une maîtrise imparfaite, pour défendre sa vie. Il en va de même dans le shikan-taza. Au début, la tension est inévitable, mais avec le temps et la pratique cette forme de zazen, tout en restant pleinement attentive, devient moins contraignante. Et de même qu’en cas de danger le maître dégaine son sabre sans effort et attaque sans hésitation, de même l’adepte du shikan-taza se concentre sans contrainte, l’esprit en éveil. Mais n’imaginez pas un instant que cet état puisse être atteint sans une pratique longue et assidue.

Zen

Les makyo dans le Zen

22/06/2022

Les makyo dans le Zen

Ma signifie « démon » et kyo « le monde objectif ». Les makyo sont donc les phénomènes troublants ou « diaboliques » susceptibles d’apparaître pendant le zazen. Ils ne sont pas intrinsèquement néfastes, mais ils peuvent devenir un obstacle sérieux au zazen si l’on ignore leur vraie nature et si l’on se laisse prendre à leur piège.

 

Le mot makyo est utilisé à la fois dans une acception générale et particulière. Au sens large, toute la vie de l’homme ordinaire n’est que makyo. Des bodhisattvas tels que Monju et Kannon, si évolués qu’ils soient, n’en sont pas entièrement libérés, sans quoi ils deviendraient de parfaits bouddhas. Celui qui est prisonnier de ce dont il a pris conscience par le satori demeure encore attaché au monde du makyo. Vous voyez donc que le makyo subsiste même après l’illumination, mais nous n’entrerons pas ici dans cet aspect du problème.

 

Au sens spécifique, le nombre des makyo qui peuvent apparaître est illimité, selon la personnalité et les dispositions du sujet. Dans le sutra de Ryogon (Surangama), le Bouddha en énumère cinquante sortes différentes les plus communes. Si vous participez à une sesshin de cinq à sept jours, vous aurez vraisemblablement affaire, le troisième jour, à des makyo d’une intensité variable. À côté de ceux qui concernent la vision, il en est de nombreux qui concernent le toucher, l’odorat, l’ouïe, ou qui parfois provoquent des mouvements incontrôlés du corps. Des mots peuvent jaillir involontairement ou encore, plus rarement, on peut imaginer que l’on sent des parfums particulièrement grisants. Il y a même des cas où, sans en avoir conscience, on écrit des choses qui se révèlent prophétiquement vraies.

 

Les hallucinations visuelles sont très fréquentes. Alors que vous vous livrez au zazen les yeux ouverts, vous « voyez » soudain la natte qui est devant vous agitée de vagues, ou bien tout devenir blanc ou noir. Un nœud dans le bois d’une porte peut brusquement ressembler à une bête, un démon ou un ange. Un de mes disciples avait fréquemment des visions de masques bouffons ou démoniaques. Je lui demandai d’où cela pouvait venir et il se révéla que, dans son enfance, il avait vu de tels masques au cours d’une fête dans l’île de Kyushu. Un autre était sans cesse dérangé par des visions du Bouddha et de ses disciples marchant en rond en récitant des sutras, et il ne réussissait à dissiper ces hallucinations qu’en se plongeant pendant deux ou trois minutes dans l’eau glacée.

 

Beaucoup de makyo sont de nature auditive. On peut entendre le son d’un piano, des bruits assourdissants, des explosions qui font sursauter. Un de mes disciples entendait constamment le son d’une flûte de bambou, instrument dont il avait appris à jouer de longues années plus tôt.

 

Dans les Zazen Yojinki, il est écrit que « le corps peut se sentir brûlant, froid, transparent, dur, lourd ou léger. Cela se produit parce que le souffle n’est pas en parfaite harmonie [avec l’espritl et a besoin d’être soigneusement contrôlé […]. On peut éprouver la sensation de flotter ou de couler, ou encore se sentir tour à tour l’esprit embrumé ou particulièrement éveillé. Le disciple peut se croire capable de voir à travers des objets solides, comme s’ils étaient transparents, ou au contraire se sentir lui-même fait d’une substance translucide. Il peut voir des bouddhas et des bodhisattvas, avoir soudain le sentiment de comprendre des passages de sutras particulièrement difficiles. Toutes ces visions et ces sensations anormales ne sont que les symptômes d’un déséquilibre provoqué par une inadaptation de l’esprit au souffle. »

 

D’autres religions et d’autres sectes attachent une grande valeur à des expériences entraînant des visions de Dieu, l’audition de voix célestes ; on y parle de miracles, de messages divins ou de rites purificateurs. Dans la secte Nichiren, par exemple, les dévots répètent tout haut le nom du sutra du Lotus en accompagnant la chose de mouvements du corps et croient se purifier ainsi de toute souillure. Ces pratiques peuvent entraîner une sensation de bien-être, mais du point de vue du zen il s’agit là d’états morbides, privés de véritable signification religieuse, et qui ne sont que makyo.

 

Quelle est la nature essentielle de ces phénomènes perturbants que nous appelons makyo ? Ce sont des états mentaux temporaires qui apparaissent pendant le zazen, lorsque notre faculté de concentration a atteint un certain point de maturation. Lorsque les vagues de pensée qui se forment et se défont à la surface de la sixième catégorie de conscience sont partiellement apaisées, des éléments résiduels d’expériences passées « enfouies » dans la septième et la huitième catégorie de conscience surgissent sporadiquement à la surface de l’esprit, donnant le sentiment d’une réalité plus grande ou élargie. Les makyo sont donc un mélange de réel et d’irréel, un peu comme les rêves ordinaires. Et de même que ceux-ci n’apparaissent que dans le demi-sommeil, les makyo sont étrangers à la concentration profonde (samadhi). Il ne faut jamais céder à la tentation de tenir ces phénomènes pour réels ou de donner une signification aux visions elles-mêmes. Le fait de voir un bodhisattva ne signifie pas que vous soyez près d’en devenir un vous-mêmes, pas plus que le fait de rêver que vous êtes milliardaires ne signifie que vous vous réveillerez riches. De même, si des monstres affreux vous apparaissent, ne vous en inquiétez pas. Surtout, ne vous laissez pas impressionner par des visions du Bouddha, de dieux vous bénissant ou vous transmettant quelque message, pas plus que par des makyo prémonitoires ; ce serait là gaspiller votre énergie dans la vaine poursuite du vent. Mais de telles visions signifient assurément que vous êtes arrivés à un point crucial de votre pratique du zazen et que, si vous vous appliquez avec acharnement, vous connaîtrez certainement le kensho. Selon la tradition, le Bouddha Çakyamuni lui-même, juste avant son illumination, eut affaire à d’innombrables makyo, qu’il qualifia de « démons encombrants ». À quelque makyo que vous ayez affaire, ignorez-le et continuez à vous livrer au zazen avec toute votre conviction. 

Zen

La pratique du zazen selon Yasutani-roshi

19/06/2022

La pratique du zazen selon Yasutani-roshi

Marié, père de famille, professeur et finalement maitre du zen au sein de l'école Soto, Hakuun Yasutani ne s'est pas tenu à l'écart des joies et des souffrances de la vie d'un homme ordinaire, mais il a voulu les connaître et les transcender. Sa vie est l'expression de l'idéal du Mahayana, selon lequel l'accomplissement de soi n'est pas moins le fait du chef de famille que du moine célibataire.

 

Dans les écrits des anciens maîtres du zen chinois et japonais qui sont parvenus jusqu’à nous, il est peu question de la théorie du zazen ou du rapport existant entre sa pratique et l’illumination. On ne possède également que peu de détails sur des questions aussi élémentaires que les postures assises, la régulation de la respiration, la concentration de l’esprit et l’incidence de visions et de sensations d’une nature illusoire.

 

Rien d’étonnant à cela. La posture assise du zazen ou de la méditation est à ce point tenue dans toute l’Asie pour le chemin normal de l’émancipation spirituelle qu’aucun bouddhiste zen n’a jamais eu à apprendre que c’était par elle qu’il pourrait développer ses pouvoirs de concentration, atteindre l’unité et la sérénité de l’esprit et finalement, si son projet était assez pur et assez fort, arriver à la connaissance de soi. En conséquence, on se contentait de donner à un aspirant quelques instructions orales sur la manière de croiser les jambes, de contrôler sa respiration et de concentrer son esprit. C’était à force de tâtonnements et par des entretiens périodiques (dokusan) avec son maître qu’il apprenait finalement, d’une façon entièrement expérimentale, non seulement à s’asseoir et à respirer convenablement, mais aussi à saisir la signification interne et l’objet du zazen.

 

L’homme impatient et anxieux mène une existence à demi folle parce que son esprit, enfoncé dans l’erreur, est sens dessus dessous. Il nous faut dès lors revenir à notre perfection originelle, prendre conscience que la fausse image que nous nous faisons de nous-mêmes est incomplète et coupable, et nous éveiller à notre pureté, à notre intégrité inhérentes.

 

Le zazen est le moyen le plus efficace pour atteindre ce but. Le Bouddha Çakyamuni lui-même mais aussi beaucoup de ses disciples ont connu l’illumination grâce au zazen. Qui plus est, au cours des deux mille cinq cents années qui se sont écoulées depuis la mort du Bouddha, d’innombrables dévots, en Inde, en Chine et au Japon, ont trouvé, par cette même méthode, la réponse à la question fondamentale : « Que sont la vie et la mort ? » Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui ont été capables, grâce au zazen, de repousser soucis et angoisse et de se libérer eux-mêmes.

 

Entre un Nyorai (c’est-à-dire un bouddha absolument parfait) et nous, qui sommes des êtres ordinaires, il n’y a pas de différence de substance. Cette « substance » peut être comparée à l’eau. L’une des caractéristiques dominantes de l’eau est qu’elle prend la forme du récipient où on la verse. Nous possédons cette même faculté d’adaptation mais, enchaînés par l’ignorance de notre vraie nature, nous avons renoncé à cette liberté. On peut dire que l’esprit d’un bouddha est pareil à une eau calme, profonde, claire comme du cristal, reflétant parfaitement « la lune de la vérité ». En revanche, l’esprit de l’homme ordinaire est pareil à une eau trouble, constamment agitée par les tempêtes de la pensée trompeuse et incapable de refléter la lune de vérité. La lune brille néanmoins au-dessus des vagues, mais le mouvement de celles-ci nous empêche de voir son reflet. Et nous menons ainsi une vie malheureuse et dénuée de sens.

 

Comment faire en sorte que la lune de la vérité illumine pleinement notre vie et notre personnalité ? Nous devons d’abord purifier cette eau, apaiser les vagues qui s’élèvent en arrêtant les vents de la pensée discursive — en d’autres termes vider notre esprit de ce que le sutra de Kegon appelle « la pensée conceptuelle de l’homme ». La plupart des gens accordent une grande valeur à la pensée abstraite, mais le bouddhisme a clairement démontré que la pensée discriminatoire est la source d’erreur. J’ai entendu un jour quelqu’un me dire : « La pensée est la maladie de l’esprit humain. » Du point de vue bouddhiste, cela est tout à fait vrai. Certes, la pensée abstraite est utile quand elle est utilisée avec prudence — c’est-à-dire quand sa nature et ses limitations sont bien comprises — mais aussi longtemps que les êtres humains restent esclaves de leur intellect, enchaînés et dirigés par lui, on peut dire qu’ils sont des malades.

 

Toutes les pensées, qu’elles soient nobles ou basses, sont impermanentes et inconstantes ; elles ont un commencement et une fin, elles sont comme nous passagères et cela est aussi vrai de la pensée d’une époque que de celle d’un individu. Dans le bouddhisme, la pensée est appelée « le courant de la vie et de la mort ». Il est important, à cet égard, de distinguer le rôle des pensées transitoires de celui des concepts établis. Les idées fugitives sont relativement inoffensives, mais les idéologies, les opinions, les convictions, les points de vue, pour ne rien dire des connaissances accumulées depuis la naissance et auxquelles nous sommes attachés, sont les ombres qui obscurcissent la lumière de la vérité.

 

Aussi longtemps que les vents de la pensée continuent à agiter l’eau de notre nature authentique, nous ne pouvons distinguer la vérité de l’erreur. Il est donc impératif que ces vents soient apaisés. Lorsqu’ils cessent de souffler, les vagues se calment, l’eau n’est plus troublée et nous constatons que la lune de la vérité n’a jamais cessé de briller. Le moment de cette prise de conscience est le kensho, c’est-à-dire l’illumination, l’appréhension de la vraie substance de notre nature profonde. À la différence des concepts moraux et philosophiques, qui sont susceptibles de variation, cette conscience authentique est définitive. Pour la première fois nous pouvons vivre dans la paix et la dignité intérieures, libérés du doute et de l’inquiétude, en harmonie avec notre environnement. J’espère avoir réussi, malgré le caractère sommaire de ces propos, à vous faire comprendre l’importance du zazen. Parlons à présent de sa pratique.

 

Il convient d’abord de choisir une pièce tranquille. Déployez-y une natte ou un tapis et posez-y un petit coussin rond d’environ trente centimètres de diamètre ou un coussin carré plié en deux. Il est préférable de ne porter ni pantalon ni chaussettes, qui empêchent de croiser les jambes et de disposer les pieds comme il faut. Pour vous asseoir dans la posture du lotus, posez le pied droit sur la cuisse gauche et le pied gauche sur la cuisse droite, les deux genoux touchant la natte, ce qui assure une parfaite stabilité. Le corps ainsi immobilisé, les pensées ne sont plus incitées à l’activité par des mouvements physiques et l’esprit trouve plus facilement le calme.

 

S’il vous est difficile de vous asseoir dans la posture du lotus, adoptez celle du demi-lotus en posant le pied gauche sur la cuisse droite et le pied droit sous la cuisse gauche. Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas habitués à s’asseoir les jambes croisées, cette position elle-même peut se révéler inconfortable. Il est alors possible d’adopter la posture japonaise traditionnelle en s’asseyant sur les talons et les mollets, en posant éventuellement un coussin entre les talons et les fesses. L’avantage de ces diverses positions est qu’elles permettent de tenir le dos droit. Mais si toutes se révélaient trop pénibles, vous pouvez utiliser une chaise.

 

Il faut ensuite poser la main droite dans le giron, la paume vers le haut, et la main gauche sur la paume droite, le bout des pouces se touchant de manière que les paumes et les pouces forment un cercle. Le côté droit du corps est le pôle actif, le côté gauche le pôle passif. C’est ce qui explique qu’en plaçant le pied gauche sur la cuisse droite et la main gauche sur la main droite, nous essayons d’atteindre le plus haut degré de tranquillité. Après avoir croisé les jambes, penchez-vous en avant pour faire saillir les fesses puis ramenez lentement le tronc à une posture verticale. La tête doit être bien droite de telle façon que, de profil, les oreilles soient à la verticale de vos épaules et le nez à la verticale du nombril. Gardez les yeux ouverts et la bouche fermée. La pointe de la langue doit toucher légèrement la face interne des dents du dessus. Si vous fermez les yeux, vous tomberez dans un état de somnolence ou de rêverie. Le regard doit être dirigé vers le bas, sans se fixer sur aucun objet particulier. L’expérience a montré que c’est ainsi que l’esprit est le plus silencieux, sans fatigue ni effort.

 

La colonne vertébrale doit toujours être droite, la chose est importante. Lorsque le corps s’affaisse, non seulement une pression s’exerce sur les organes internes, contrariant leur libre fonctionnement, mais les vertèbres écrasent les nerfs, ce qui peut créer des tensions. Le corps et l’esprit ne faisant qu’un, toute altération des fonctions physiologiques affecte inévitablement l’esprit, sa clarté et son unité, qui sont indispensables à une concentration efficace. D’un point de vue purement psychologique, il est aussi peu souhaitable d’adopter la raideur d’un manche à balai qu’une position affaissée, car la première procède d’un orgueil inconscient et la seconde d’une inconsciente bassesse ; ces deux attitudes ayant leur fondement dans l’ego, toutes deux sont des obstacles à l’illumination.

 

Soyez attentifs à tenir la tête droite. Si elle s’incline en avant, en arrière ou de côté et reste ainsi un certain temps, il peut en résulter un torticolis. Lorsque vous aurez adopté une posture correcte, respirez profondément, retenez votre souffle un instant puis expirez doucement et lentement. Recommencez deux ou trois fois, en respirant toujours par le nez ; après quoi respirez naturellement. Lorsque vous serez habitués à cette méthode, une aspiration profonde pour commencer suffira. Ensuite, penchez le corps d’abord à droite puis à gauche, aussi loin que possible, sept ou huit fois environ, en revenant progressivement à la position initiale.

 

Vous êtes prêts, à présent, à concentrer votre esprit. Il existe plusieurs bonnes méthodes de concentration, qui nous ont été léguées par nos prédécesseurs. Pour les débutants, la plus simple consiste à compter les inspirations et les expirations du souffle. La vertu de cet exercice réside dans le fait qu’il exclut toute réflexion et met au repos la pensée discriminatoire. Les vagues de l’esprit sont apaisées et celui-ci atteint graduellement l’unité. Pour commencer, comptez les inspirations et les expirations. Lorsque vous inspirez, concentrez-vous sur « un », lorsque vous expirez, sur « deux », et ainsi de suite jusqu’à dix — pour recommencer à compter de un à dix. Ce n’est pas plus compliqué que cela…

 

Comme je l’ai déjà souligné, les idées fugitives qui traversent naturellement l’esprit ne constituent pas un obstacle. La chose n’est malheureusement pas toujours admise. Même parmi les Japonais qui ont étudié et pratiqué le zen pendant plusieurs années, beaucoup confondent cette pratique avec une suppression de la conscience. Il y a effectivement un type de zazen dont tel est le seul objectif, mais ce n’est pas le zazen traditionnel du bouddhisme zen. Vous devez admettre que, si attentivement que vous comptiez vos inspirations et vos expirations, vous continuerez à voir ce qui est devant vous et à entendre les bruits qui vous entourent. De même votre cerveau n’étant pas endormi, diverses pensées vous traverseront l’esprit — mais elles ne feront pas obstacle à votre zazen ni n’affecteront son efficacité, à moins que, les jugeant « bonnes », vous ne vous attachiez à elles ou, les jugeant « mauvaises », vous n’essayiez de les chasser. Vous ne devez considérer comme un obstacle au zazen aucune perception ni aucune sensation, ni d’ailleurs vous y soumettre. J’insiste là-dessus. Cette « soumission » signifierait que dans l’acte de voir, votre regard s’attarde sur des objets ; que lorsque vous entendez, votre attention s’attache aux sons et que dans le processus de la pensée votre esprit se fixe sur des idées. Si vous vous laissez distraire de cette façon, votre concentration sur votre respiration sera contrariée.

 

Au terme de la séance, ne vous levez pas brusquement mais commencez par vous balancer de droite à gauche, de plus en plus profondément, au contraire de ce que vous avez fait en commençant. Relevez-vous ensuite lentement et marchez silencieusement en rond avec les autres. Cette forme de zazen est appelée kinhin. On s’y livre en appuyant le poing gauche, le pouce à l’intérieur, sur la poitrine et en le couvrant de la paume droite, les deux coudes étant à angle droit, le corps droit, les yeux fixés sur un point se trouvant environ à deux mètres devant les pieds. En même temps, continuez à compter vos inspirations et vos expirations. Marchez lentement et calmement, en posant d’abord les talons sur le sol. Il est bon de pratiquer cette marche pendant au moins cinq minutes après chaque période de station assise de vingt ou trente minutes. Le kinhin est une forme de zazen en mouvement, dont la pratique diffère considérablement dans le Soto et le Rinzaï. Selon la méthode Rinzaï, la marche est rapide et énergique, alors que selon la tradition Soto elle est lente et retenue : mon maître Harada-roshi conseillait un moyen terme entre les deux. D’autre part, la secte Rinzaï place la main gauche sur la droite, alors que le Soto fait le contraire. Harada-roshi estimait la première méthode préférable. Il faut ajouter que même si cette marche détend les jambes raidies par la position assise, ce fait est secondaire et n’est pas le principal objectif du kinhin. Ceux qui se concentraient sur leur respiration doivent continuer à le faire pendant le kinhin, de même que ceux qui méditaient sur un koan.

 

 

 

 

 

Zen

Le Tao cosmologique

27/05/2022

Le Tao cosmologique

 

I. L'enjeu et la signification de la cosmologie

 

Le taoïsme est essentiellement fondé sur la cosmologie, qui prime de beaucoup la théologie et revêt une importance majeure dans le processus menant vers la Vérité ultime ainsi que dans les pratiques qui permettent de communiquer avec les forces divines. On peut rapprocher cette attitude de celle de Thomas d'Aquin qui comptait deux voies pour connaître Dieu : à la foi, il ajoutait la contemplation du cosmos et la connaissance de l'ordre cosmique qui doit s'ensuivre. Le taoïsme, à cet égard, ne recommande que très exceptionnellement l'appel à la seule foi, qui relève à ses yeux plus de la religion populaire que de son enseignement propre. Il préfère souvent enseigner la contemplation du monde et tente d'en dégager les lois qui le régissent. [...]

 

Ce monde n'est pas celui de la science, mais un monde conçu comme un organisme vivant, ce qui rend compte de son uni-totalité. C'set un tout organique et harmonieux dans lequel l'homme doit s'intégrer psycho-biologiquement, de façon à atteindre un harmonie entre son propre organisme (corps et esprit), perçu de l'intérieur, vécu dans la vie quotidienne, et la structure et le mouvement du monde. Image du monde que reflète l'esprit, qui lui-même en est le reflet. Pourtant, ce monde n'est pas non plus tout à fait de même nature que celui des cosmologistes ; il est appréhendé à partir de l'intérieur, de l'expérience humaine, du vécu et de la complexité, et à partir de l'expérience mystique qui conjoint l'intérieur et l'extérieur, le "je" et le "tout". C'est un monde intermédiaire, né d'un double jeu de miroirs, dont le sens est dans l'espace vide qu'il y a entre ces deux miroirs. Lieu d'une mystique visionnaire qui se situe à mi-chemin entre le Tao et le monde ordinaire des phénomènes.

 

Aussi le rôle de l'homme consiste-t-il à entrer dans le jeu qui se déroule par-delà lui-même, où il ne peut - sous peine d'être hors jeu - que s'insérer le plus docilement possible, non comme acteur, mais comme exécutant, un jeu où il est agi par la structure du monde et de ses énergies. Cette insertion docile lui vaut de se prolonger dans la vie de l'univers sous la forme d'un médiateur conscient, de se mettre en coïncidence avec ce qui à la fois le vit et lui donne forme au plus secret de lui-même, et ce qui constitue toutes les formes et activités de tous les êtres et permet la communication consciente entre lui, le monde et les diverses parties de celui-ci. [...]

 

C'est un monde non créé, qui s'autocréée constamment et qui se suffit à soi-même. Aussi n'y a t-il rien à y changer, au contraire de la conception qui domine en Occident. Un monde gratuit, sans cause ni origine ni finale, parce qu'il a en lui toutes les causes et tout de cette inutilité que chante Zhouang zi; il laisse l'espace ouvert à tous les êtres qui s'y chargent de valeur et de sens, qu'il "sustente".[...]

 

En outre, au sein de ce tout organique que forme le monde, toute chose a sa résonance, de telle sorte que si un élément en est indûment déplacé ou détourné, si l'homme s'écarte de l'ordre universel, le Tout est altéré. Tout être est une métaphore du Tout, un Tout en petit qui résume et représente le Tout. Chacun ne se constitue et ne prend de sens qu'en tant qu'élément d'une chaîne, d'un tissu cosmique dans lequel il s'insère.

 

La cosmologie taoïste relève de deux points de vue distincts et complémentaires. D'une part, un rapport extatique au monde; le point de vue cosmologique est lié dans le taoïsme à la méditation ou à l'extase : c'est au sortir de leurs expériences extatiques que les personnages de Zhouang zi, qui ont à cette occasion goûté la compagnie du "façonneur", retrouvé l'Origine du monde, se lancent dans un discours cosmologique; plusieurs traits de la cosmologie taoïste gardent cette marque de l'extase, et c'est un des sens, avons-nous vu, de la notion de Chaos originel. D'autre part, l'organisation consciente du cosmos y est une voie très généralement adoptée pour guider vers le Tao, le vide ou l'illumination, le dépassement de ce cosmos; cette organisation est donc construite en fonction du dépassement vers lequel elle doit mener, mais en passant par elle. Il ne peut y avoir de "soi" sans une insertion dans la nature ou la société, sans une communication avec le monde qui existe en fait avant même qu'il y ait une conscience. Le propos d'une partie du taoïsme consiste à développer cette communication spontanée sur le mode conscient.

 

La notion "d'ordre naturel" chère aux Chinois, joue un rôle important. Le Li, l'ordre immanent au monde, est le Li suprême, un aspect du Tao, en somme, qui comme le Tao "pénètre tout" est "infini" et est autoproduit. Cet ordre est orienté en ce sens qu'il a un mouvement, comme les rouages d'une machine, de telle sorte que le "lot" à respecter concerne un sens à suivre, celui de l'individu, mais aussi celui des astres et de l'univers (les saisons, les conjonctures favorables ou non, etc.), ce qui est tout à fait dans la ligne de la pensée "morphologique" des Chinois. [...]

 

Dans la méditation et en alchimie intérieure, de même, l'adepte parcourt un monde constitué par des repères symboliques avant de s'élever dans les cieux. [...]

 

Cette organisation du monde est un acte primordial, et la cosmologie en tant que représentation est un agencement, un processus actif, dynamique et formateur visant à composer un ensemble lisible. La cosmologie est épistémologique en ce sens qu'elle reproduit ce que fait l'homme ordinaire inconsciemment, dans l'ignorance, et ramène ce processus à la lumière en l'articulant et en le dotant de règles et de procédés.[...]

 

Ces démiurges taoïstes se situent à l'opposé du bouddhiste qui ne part pas comme eux du Tout indifférencié pour le diversifier de façon organisée, mais se place d'emblée dans le Deux, le discontinu, pour montrer comment l'activité structurante de l'être humain façonne faussement des éléments hétérogènes et discontinus pour en faire des tout illusoires. C'est ainsi que les taoïstes , au revers des bouddhistes et de bien d'autres mystiques, dont la chrétienne, ne se préoccupent pas vraiment d'induire une désappropriation du moi; ils cherchent plutôt à obtenir un centrage et une identification à l'univers et à l'Homme parfait et grand qui est l'Homme cosmique. L'anéantissement du "moi" est inclus dans la cosmicisation de l'individu et dans sa sublimation; le fidèle est plus conduit à développer les éléments divins (qui sont cosmiques) qui sont en lui qu'à anéantir son moi. De même, loin d'être condamné, le corps est cosmicisé lui aussi et spiritualisé.

 

Les taoïstes rejoignent cependant les bouddhistes lorsqu'ils atteignent à l'au-delà de cette activité cosmicisante qu'est la Source commune de l'organisé et du non-organisé, en un acte unique qui fait coïncider en une unité la construction et la non-construction du monde. La différence fondamentale de point de vue réside en ce que pour les premiers l'activité de construction démiurgique est indispensable, même si elle est une étape à dépasser, tandis que les bouddhistes tiennent qu'elle est un obstacle et qu'on y gagne à en faire l'économie. Aux yeux des taoïstes, c'est là une économie que ceux-ci paient d'un manque de substance dans leur vision ultime du monde, et c'est pourquoi quelque influence que les taoïstes aient subie de la part du bouddhisme, ils ont toujours conservé de façon insistante la dimension cosmologique de leurs pratiques. [...]

 

II. Analogies, organicisme et correspondances

 

Le monde est un ensemble de de structures, un système de relations qui est applicable à des phénomènes différents et qui dessine un ordre qui reste constant, d'où se dégagent des invariants. Les totalités relatives, les petits ensembles ou divers microcosmes sont construits sur le même modèle que la totalité de l'univers.

 

Tous ces ensembles sont analysés de façon à faire ressortir les rapports qui existent entre les parties qui se constituent en organismes cohérents, non seulement à l'intérieur de l'un de ces microcosmes, mais aussi par aussi par rapport au macrocosme et entre eux. Un modèle se forme sur lequel s'alignent les microcosmes, qui sont analysés à leur tour comme à la fois reflétant ce modèle et comme faisant partie d'une structure globale. Ainsi, le corps est construit à l'image de l'univers, à l'instar de Lao zi; il "est modelé sur le Ciel et fait à l'image de la Terre. Il contient le yin et exhale le yang ; en lui se déploient les cinq Agents pour répondre aux quatre saisons. Les yeux sont le soleil et la lune, les cheveux sont les étoiles et les repères sidéraux; les sourcils sont le Dais fleuri (une constellation), la tête est le Kunlun (le sommet du monde)".

 

Dès lors, chaque microcosme entretient avec les autres microcosmes des rapports qui sont constitutifs d'un tout plus vaste. [...] L'accent est donc mis sur l'interrelation non seulement entre les différentes parties d'un tout, mais aussi entre celles-ci et les autres parties d'autres touts. C'est la place de chaque chose par rapport à un ensemble qui est significative en tant qu'élément d'une chaîne, d'un tissu individuel ou cosmique. A la fois point et vecteur, l'individu, pourrait-on aller jusqu'à dire, n'est là que comme repère, voie de transit. C'est sa place qui détermine le rôle qu'il doit jouer et le sens qu'il prend. En s'insérant dans une configuration générale, il concourt à l'ordre total et communique avec le reste du monde. Mis en relation active avec l'univers, il influe sur lui et est influencé par lui.

 

L'espace n'est pas conçu comme une extension, comme dans le système de pensée aristotélicien, mais comme une relation entre des positions. Occuper une place dans l'espace n'est pas une affaire de volume, mais de lieu relationnel et cette place est une qualité inhérente à chaque chose. Il en est de même pour le temps, car l'espace et le temps sont dans le même rapport de relation que toutes les structures entre elles : tous deux sont structurés de la même façon, principalement par la théorie des Cinq Agents. Il s'ensuit que la relation étant plus importante que le terme, ces termes peuvent se substituer l'un à l'autre.

 

La notion de "résonnance" est corollaire de celles de structure et d'analogie. Les structures semblables "se répondent", sont analogues entre elles, et en outre sont constituées d'éléments analogues qui agissent les uns aux autres en fonction du rapport étroit qu'ils entretiennent entre eux, et dans ce contexte sont substituables les uns aux autres. Cette "résonnance" est un système de "stimulus et de réponse" qui fait intervenir les notions d'appel, d'attraction naturelle entre deux éléments semblables.

 

Cette notion de résonance est  à la fois un principe de mouvement, un système d'interfonctionnement, et une manière d'explication d'un système de causes et de conséquences. C'est le principe de l'action à distance, à travers l'espace, laquelle est à la base de l'action magique.

 

III. Le Souffle primordial et l''Un

 

Au fondement du monde, le Souffle qi, souffle primordial yuanqi, ni esprit ni matière, étoffe tout immatérielle dont est tissé l'univers, mais aussi processus dynamique, parfois assimilé au Tao en tant que formateur du monde. Il actionne le "soufflet de la forge" auquel Lao zi compare le monde (Chap. 5); il est le "souffle de la Glèbe" de Zhuang zi qui s'engouffre dans les cavités de la terre et y fait jouer toutes les résonnances (Chap. 1). Il souffle dans les branches des arbres de vie qui croissent dans les paradis taoïstes et y fait résonner les sons divins des Livres sacrés.

 

"Par son mouvement, il établit le Ciel et la Terre; créateur et transformateur, il se déroule et se déploie, et donne réalité aux dix milles êtres".

 

Toute la diversité des êtres et des évènements dans l'espace et le temps ne sont que des modalités différente de ce Souffle, ainsi que le dit Zhuang zi :

 

"La vie humaine est concentration de souffle; lorsque celui-ci se concentre, il y a vie, lorsqu'il se disperse, il y a mort". (Chap. 22)

 

Huainan zi explique la formation du monde par la différentiation du Souffle en souffle clair et léger qui monte et fait le Ciel, et souffle lourd et opaque qui constitue la Terre :

 

"Le Ciel et le Terre n'avaient pas encore de forme,

Flottements et tournoiement, profondeurs confuses,

On l'appelle le Grand Commencement.

Le Tao commence en la Vide Ampleur.

La Vide Ampleur engendra l'étendue et la durée.

L'étendue et la durée engendrèrent le Souffle.

Le Souffle eut contours et limites.

Le yang pur s'envola et forma le Ciel,

Ce qui était lourd et opaque se condensa, et forma la Terre.

L'agglomération et la réunion des parties pures et subtiles fut facile;

La condensation et la gravitation des parties lourdes et grossières fut malaisée.

C'est pourquoi le Ciel fut achevé le premier, et la Terre établie ensuite.

Les essences réunies du Ciel et de la Terre constituèrent le yin et le yang,

Les essences condensées du yin et du yang constituèrent les Quatre Saisons;

Les essences déployées des Quatre Saisons constituèrent les dix milles êtres".

 

 

Cette conception du souffle, celle de Zhuang zi et de Huainan zi, a été largement adoptée par la tradition chinoise. En généralisant cette façon de penser, on en est venu à considérer que les modalités plus ou moins grossières ou subtiles de ce Souffle expliquent les différences entre les êtres.

 

Le texte qui suit, qui date de 756 et qui est dû au taoïste Wu Yun, a été repris par plusieurs anthologies taoïste; il montre que toute chose et faite du Souffle primordial. Il adopte le schéma cosmogonique du Huainan zi, mais en ajoutant aux deux états du Souffle léger-pur et lour-opaque qui ont fait le Ciel et la Terre deux autres, l'un harmonieux qui a fait l'Homme, troisième puissance cosmique, l'autre hétéroclite qui a fait les êtres multiples "rebelles", c'est à dire qui vont dans la dispersion et sans ordre. En outre, il fait intervenir l'esprit, la forme la plus lumineuse du Souffle qui gouverne le monde et reste inchangé tout en répondant à la diversité des mouvements sans jamais s'épuiser, et il fait la synthèse entre les notions de Vide, d'Un primordial, de flux, de non-existence et d'existence :

 

"Avant le Grand Vide, quiétude et silence, qu'y a-t-il ?

L'essence suprême reçut une impulsion et s'écoula comme un flux, et l'Un véritable naquit.

L'Un véritable mut son esprit, et le Souffle primordial se transforma spontanément?

Le Souffle primordial est l'existence dans la non-existence,

La non-existence dans l'existence.

Vaste, sans mesure, subtil à ne pouvoir être discerné;

Germant et se mouvant peu à peu, il apparut;

Confus et indistinct sans compagnon.

Les principes des dix milles images y firent leur apparition.

Alors, le souffle pur, pénétrant et clair s'éleva et forma le Ciel;

Le souffle opaque et ténébreux s'amassa et forma la Terre;

Le soufle harmonieux, souple et docile se concrétisa et forma l'Homme;

Le souffle hétéroclite, dur et rebelle se dispersa et forma les diverses espèces."

 

Tous sont nourris d'un seul Souffle qui a semé les germes des dix milles différences, s'est divisé, passe par le ressort des mutations et se transforme sans fin. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tao

Zhuang zi

23/05/2022

Zhuang zi

L'oeuvre est composée d'une multitude de petites séquences, récits ou exposés. Plus qu'à dire, Zhuang zi cherche à montrer : métaphore, images, comparaisons, paraboles. Son style est en accord direct avec l'un de ses propos qui est de montrer les failles du langage; un langage dont il se sert pourtant mais en s'essayant à le dépasser. Parfois le texte zigzague, et use de décrochages en apparence sans liens, mais non gratuits; on peut discuter de ce manque de lien apparent entre certains passages et l'attribuer à la nature composite du Zhuang zi, mais on peut aussi avancer qu'il est fait pour heurter, forcer le lecteur à changer ses habitudes de pensée.

 

[...] Lao zi conclut pour un silence qui est accueil sans prise de possession : un dire qui laisse la place à l'antithèse et la comprend. Zhuang zi fait de même, mais ajoute que le "oui" ne diffère pas absolument du "non", ni la thèse de l'antithèse. A la façon de Lao zi, il dit : "cela émerge du ceci, ceci dépend de cela", "ceci" et "cela" "ensemble sont nés", mais il ajoute : "ceci et cela se substituent : oui et non en cela; oui et non en ceci. Y-a-t-il ou non un ceci et un cela ?" et il parle d'un "lieu où tous deux n'engendrent plus d'opposés" (chap. 2). Non seulement affirmation et négation s'étaient l'une l'autre, mais en outre il n'y a pas de différence foncière entre elles.

 

A la manière de Pyrrhon, il adopte à leur égard une attitude d'in-différence : s'il est in-différent de dire oui ou non, pourquoi dire ou ne pas dire l'un ou l'autre ? Mieux vaut s'en remettre à l'évidence silencieuse; l'illumination, conclut-il.  Ses questions sont doubles et contradictoires et restent en suspens. L'affirmation d'une négation est remise en question aussitôt que posée : "la non-existence est-elle existence ou non existence ?" (chap.2). La méthode consiste à questionner sans donner de réponse et à abolir le sens même de la question. Non point silence, mais renoncement à la fois à la parole et au silence; au-delà des mots "ni parler ni se taire" (Chap. 25). Car l'on peut se taire sans jamais cesser de parler, puisque les mots n'annulent pas le silence : "qui parle sans paroles parle toute sa vie sans jamais avoir parlé, toute sa vie ne parle pas sans jamais n'avoir pas parlé" (chap. 27).

 

[...]Il procède par facettes qu'il fait miroiter tour à tour, indiquant qu'aucune n'épuise le sujet et que chacune apporte une indication. Il créé un espace qui permette à la vision de rester ouverte et multiple. [...]

 

Zhuang zi dénonce le caractère conventionnel du langage qui ne traite pas de faits, ce qu'on oublie parfois, mais d'énoncés; celui de la pensée aussi, avec laquelle on traite de concepts et de valeurs qui ne révèlent rien sur le réel et n'accroissent en rien la connaissance profonde que nous pouvons avoir du réel.

 

[...] Le langage, dit-il, est l'artisan d'une construction de nous-mêmes et de notre réalité; il désigne les choses et permet ainsi de les manipuler. Toutes les opinions ne sont qu'interprétation, ne sont que des programmes provisoires et sont sujettes à révision. Il parle d'une connaissance qui inclut l'in-décidable, l'aléatoire, l'hypothétique et le problématique. La réalité est indivisible; or la connaissance divise. L'incommensurabilité du monde dépasse nos capacités de connaissance et d'ordonnancement, et le "ce par quoi" celles-ci existenet est inconnaissable.

 

Il plaide pur des formes diverses de rationalité et même pour l'irrationalité assumée qui peut coexister avec la rationalité sans l'abolir. Pour Aristote , la négation du principe de contradiction (ce qui est est A n'est pas non-A) entrainerait l'effacement de toute les différences et tous les êtres ne feraient plus qu'un; pour Zhuang zi, n cheval est aussi bien cheval que non-cheval : "le Ciel et la Terre sont nés en même temps que moi, et les dix milles êtres ne font qu'un avec moi".  Il ne s'agit pas de substituer le non-être à l'être, ou la négation de toute chose à l'affirmation, ni même de les conserver touts les deux. Mais il y a une place où les choses sont indifférentes, en effet, indécidables, où le principe du tiers exclu (A est A ou non-A, il n'y a pas d'alternative) ne joue pas, où l'on ne peut ni dire vrai ni se tromper. Et avec le rêve il nous introduit dans un lieu où la distinction entre l'imaginaire et le réel ne se pose pas, où les valeurs sont parfois inversées. Et puis sommes nous rêvants ou rêvés, et le propos de Zhuang zi lui-même ne sont-ils pas un simple rêve, comme toute chose ? "Je rêve que je rêve", "je pense que je pense", Zhouang zi procède à une mise en abîme, un redoublement qui est lui-même mis en cause : "est ce que je rêve que je rêve ?" sans apporter de réponse :

 

"Autrefois Zhuang Zhou rêva qu'il était papillon, un joyeux papillon, content de l'être et libre à sa guise. Il ne savait rien de (Zhuang) Zhou. Soudain s'éveilla Zhouang Zhou, ne sachant plus s'il était Zhou se rêvant papillon ou papillon se rêvant Zhou".

 

Le monde que nous nous représentons, que nous fabriquons n'est qu'un des mondes possibles. Il n'a pas plus de réalité et en a autant que les rêves qui, pour leur part, sont vécus réellement. Comme le rêve, la vie éveillée est irréelle, construite par l'esprit de l'homme. Mais comme le rêve, elle est vécue réellement.

 

[...] Dégagée de la finalité des actes et de leur signification, la vie est légère comme une danse, irréelle en ce qu'outre le réel et peut-être plus encore que lui, elle implique le possible. Un jeu dont les règles changent au fur et à mesure de son déroulement, dont il faut intégrer les imprévus. Les voies humaines, celles des hommes qui savent, sont en fait un rétrécissement des possibilités. Zhuang zi, plus encore que l'ensemble des penseurs chinois, est un philosophe du devenir et du changement. Il nous montre le nageur qui ne possède aucune "voie", aucun de ces daos dont sont prolixes ses contemporains, mais qui épouse si bien les remous des eaux qu'il peut plonger dans une chute d'eau de trente pied où nul ne s'aventure et en sortir indemne en épousant son flux :

 

"simplement, dit-il, j'entre dans le flot et sors avec le reflux; je suis la voie (dao) de l'eau sans imposer mon ego. C'est ainsi que je surnage".

 

 

S'oublier soi-même, oublier le juste et le faux, être si à l'aise que l'on oublie jusqu'à son bien-être.[...]

 

Que disparaisse l'écran que constitue le doute, la peur, le désir de réussir, le questionnement, alors s'établit un accord profond avec la réalité dans l'acte que l'on accomplit et qui surgit de façon immédiate, abrupte, sans volontarisme. Intelligence à l'oeuvre dans le devenir, concentration dans un présent riche de l'expérience accumulée dans le passé, état de vigilance, de présence continue aux actions en cours, aux mouvements multiples, sans préjugés ni inhibitions; flottant çà et là au gré des circonstances, certes, mais l'esprit clair et léger, ancré sur lui-même, prompt à saisir le moment et le lieu décisifs, comme Renxiang qui,

 

"(en symbiose) avec les êtres, n'a ni commencement ni fin, ni instant ni durée, quotidiennement se transforme avec eux et s'unit à ce qui ne change pas ... (Le sage) se meut avec le monde sans trêve; où qu'il se meuve il trouve plénitude sans défaut".

 

Présence immédiate de la présence même. La conscience n'et que la marque d'un temps qui est encore celui de l'apprentissage, d'une acquisition récente et non mûrie. Elle entrave l'action. Absence du désir de réussite qu'accompagne inévitablement la peur de l'échec qui fait trembler la main. Aucune satisfaction ne peut être trouvée dans les actes qui la recherchent, c'est à la fois un paradoxe et une évidence; on ne trouve de joie profonde que dans un acte qui n'est pas fait pour autre chose que lui-même. [...]

 

Le "non-agir" comme le "non mental" n'est pas une simple adéquation docile, mais un laisser-faire à l'intérieur de soi : laisser agir le processus de création continue qui est à l'œuvre dans la nature continûment; c'est une actualisation et une manifestation d'un processus naturel par lesquelles l'homme s'inscrit plus profondément et plus radicalement à la racine du devenir du monde, et ainsi s'accomplit, devient "entier", et se réalise, devient "véritable". 

 

 Où est la part de l'effort, de la pratique, et celle de la nature innée qui intervient inexplicablement ? Parler d'une "seconde nature" qui serait innée est contradictoire. En fait il s'agit d'apprendre à désapprendre, ce qui est long et difficile. Zhuang zi semble parfois dire qu'il ne peut y avoir d'enseignement ni de transmission. Il se rit des connaissances livresques, et son charron affirme que son art ne peut se transmettre, pas même de père en fils. Il affirme l'impossibilité à enseigner quoi que ce soit qui concerne l'essence de la vie. La vie propre d'un individu, son soi, peut se vivre, mais non se transmettre. Et pourtant on voit souvent des maîtres instruisant leurs disciples, et il va jusqu'à tracer des lignées de maîtres. [...] Mais la contradiction n'est qu'apparente; il existe au sein de l'enseignement quelque chose qui n'est pas enseigné et sur quoi il faut faire fond; l'expérience doit être immédiate

 

S'il s'est moqué des tâcherons qui s'essoufflent en exercices respiratoires et gymnastiques ou observances diététiques, c'est qu'ils sont esclaves de leurs efforts et oublient que lorsque le poisson est pris, il faut jeter la nasse :

 

"La nasse existe pour le poisson; une fois que vous avez pris le poisson, oubliez la nasse. Le filet existe pour le lièvre; une fois que vous avez pris le lièvre, oubliez le filet. Les mots existent pour l'idée; une fois que vous avez l'idée, oubliez les mots" (Chap. 26)

 

Nombre de passages de l'ouvrage de Zhuang zi font des allusions assez précises à des techniques de méditation, à la fois physiologiques et mentales, et même à une recherche de longévité :

 

"Sois calme, sois pur, ne fatigue pas ton corps, n'agite pas ton essence, et tu pourras vivre longtemps; si tes yeux ne voient rien, que tes oreilles n'entendent rien, que ton coeur-mental ne sait rien, tes esprits garderont ton corps et ton corps vivra longtemps."

 

Guang Cheng zi recommande ainsi au mythique Empereur jaune de garder l'Un et de demeurer dans l'Harmonie universelle; Biyi enseigne à son disciple, qui de l'entendre tombe aussitôt en extase : 

 

"Que ton corps soit droit, ta contemplation une et l'Harmonie céleste viendra. Recueille ton savoir. Que tes actes soient un, et les esprits viendront en ta demeure"

 

Si l'on "comprend l'Un, les dix milles affaires sont achevées", tout alors est accompli. Cet Un est mystère et nescience, source de toute lumière. Cette "claire lumière qui naît des ténèbres obscures" qui jaillit de la chambre de méditation vide, dont l'adepte lui-même s'est évadé, car il se recrée dans l'Origine des choses", est celle qui émane de qui demeure dans la concentration extrême (Chap 12). Ce vide est le jeûne du coeur-mental, jeûne spirituel au terme duquel on n'entend plus par l'oreille, ni même par l'esprit, mais par le Souffle, qui est le Souffle cosmique dont la condensation fait les êtres et la vie et qui, lorsqu'il se volatilise, redevient Souffle, tandis que l'individu particulier disparaît :

 

"Que ta volonté soit une; n'écoute pas par l'oreille, mais par le mental; n'écoute pas par le mental, mais par le Souffle. L'écoute s'arrête à l'oreille, le mental s'arrête à l'accord (avec les choses). Le Souffle est vide et accueille les êtres. Le Tao rassemble le vide. Le vide est le jeûne du mental" (Chap. 4)

 

Celui qui accède à l'Origine des êtres, et s'ébat en compagnie du "façonneur" du monde, cesse d'exister (Chap.4). Il est en contact intime avec sa "nature profonde" et innée : "Ceux qui s'égarent dans les choses et qui perdent leur nature profonde dans le (commerce du) vulgaire sont des gens qui sont à l'envers" assure-t-il car "la nature profonde est le matériau de la vie, la nature profonde en mouvement est action (véritable)". Il devient aussi transparent que l'eau claire ou le miroir pur et s'unit à la Grande Communication universelle. Aucune visée, car il ne s'agit pas de saisir un objet, quelque chose qui apparaît, mais le pouvoir d'apparaître, le "façonneur". [...]

 

Il suffit donc de retrouver ce qui est déjà là, d'inverser le cours "humain", de désorganiser cette organisation superfétatoire. Il n'y a rien à acquérir; une conquête serait de main d'homme et ne pourrait être éternelle, ne subsisterait pas. En d'autres termes, l'ordre est premier. Le langage est rupture (il est "deux"), puis mouvement désordonné, "pépiements d'oiseau", lorsqu'il n'est qu'humain. Il entre dans un autre ordre lorsqu'il est langage-silence qui inclut sa limite. Il s'ouvre alors sur ce qui ne s'épuise pas. 

 

Mais sans conteste, la plus forte réponse de Zhuang zi, la plus imagée et la plus présente au long de l'oeuvre, c'est le Saint. Contrairement à celui de Lao zi, il refuse de gouverner. Il ne s'élève pas contre le discours des maîtres, mais s'en sépare absolument. 

 

Anonyme parce qu'exemplaire, il est l'Homme par excellence dont l'excellence naturelle est de dépasser l'humain et d'accéder à l'universel et au "céleste". Zhuang zi est le premier à décrire cette figure qui deviendra un élément moteur de la dynamique taoïste et à le doter de traits surnaturels qui seront ceux que tant l'imagerie populaire que la tradition taoïste lui attribueront : il s'immerge dans l'eau sans être mouillé, entre dans le feu sans être brûlé, signe qu'il est au-delà du yin et du yang. Il est la forme anthropomorphique du Tao qui fonde, embrasse et dépasse toute chose. 

 

Le Saint de Zhuang zi est totalement libre : fluide et alerte, il navigue et s'ébat hors du monde, chevauche les nuées, "au delà des quatre pôles", "où il n'est rien"; tel un grand oiseau, il s'envole avec le Souffle cosmique tourbillonnant, s'éjouit dans la musique du monde. Il est exempt de tout souci, pratique, moral, politique ou social, de toute inquiétude métaphysique, de tout manque et de toute quête. Flanqué du soleil et de la lune, il contient l'univers en lui, il est en unité parfaite avec lui-même et avec le monde et jouit d'une totale plénitude. Gratuit et léger, il joue, se joue.

 

Incarnation de la nouvelle valeur que propose Zhouang zi, il est opposé à l'homme ordinaire pris entre la vie et la mort, la richesse et la pauvreté, le renom et l'obscurité. Il ne se laisse pas réifier comme la tortue parée et embaumée, ni mettre en cage comme l'oiseau ou le courtisan, comme les prêcheurs englués dans leur vérité, comme l'homme d'état prisonnier de son devoir et de son renom. Il dépasse le conflit inhérent à la connaissance sujette à l'affirmation et à la négation, et fait apparaître au-delà le continu, l'extensivité, le fil qui relie un concept à son contraire, qui saisit ce qui échappe dans ce qui se laisse appréhender. Il est traversé par l'infini qui fait de tout être une éphémère fragilité. Il est aussi bien permanence que changement.

 

Laissant agir en lui le processus de création continue, il est celui qui agit véritablement, et ne fait qu'un avec son acte. Il vit sur le mode de l'être et du devenir qui ne font qu'un, et non sur celui de l'avoir, du savoir, du faire ou du paraître. Il accepte l'inévitable, décret céleste qui s'impose sans conteste possible, le cycle de la vie et de la mort, comme celui des jours et des nuits, qui fait un cercle sans début ni fin. Car l'"inévitable" est volonté céleste, une autre forme de spontanéité, "ce qui est par soi-même ainsi", la manifestation de l'ordre naturel, le ciel même qui ne peut pas ne pas être haut et la terre immense.

 

Seul, le Saint échappe au "centre de l'anneau", en l'"axe du Tao" où il n'est pas d'oppositions, hors tout discours, toute pensée, là où il n'est plus de contradictions, hors tout discours, toute pensée, là où il n'est plus de contradictoire. Seul, parce que unique comme la Totalité-une, "sans-pair" face à laquelle on ne peut rien poser. Parfaitement un, il a "perdu son double", se situe dans le "sans écho" (chap. 11).

Mais il est miroir aussi, connaissance à jamais spéculaire qui accueille et réfléchit parfaitement la multiplicité des choses, car sa pureté-absence, son "vide" laisse apparaître toute les images. Parce qu'il est "absent", il est "ce par quoi" adviennent les images du monde : il est à la fois le miroir et ses reflets : "L'esprit du Saint est quiet; c'est le miroir du Ciel et de la Terre, le reflet des dix milles êtres".(Chap. 13)

Polyvalent et polymorphe, capable de revêtir toutes les formes sans rester prisonnier d'aucune, il est tantôt dragon, tantôt serpent, tantôt en haut, tantôt en bas (Chap. 20), "vide ondoyant et insaisissable, il ploie comme l'herbe sous le vent, épousant tout comme les vagues" (Chap. 7); habile à plier, tordu, bossu et zigzagant comme certaines des personnages de Zhuang zi, il paraît errer, flotter et ne pas savoir où il va, il use de cette connaissance "oblique et boiteuse", de ce savoir fait d'approximations que les Grecs prêtent à la rusée Métis.

 

Instable et labile en apparence, au lieu d'être le jouet du mouvement, il ne fait qu'un avec lui, s'en joue et se joue d'autrui. Il est tout à la fois "compagnon des hommes" et "compagnon du ciel" en une "double démarche" qui réconcilie l'Un et le Multiple dont il maintient en même temps l'écart. Homme du Royaume du Milieu aussi, il vit entre Ciel et Terre (Chap. 22). Il plonge dans le monde divers des apparences sans quitter l'Unité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tao

Les dangers de Samadhi

26/04/2022

Les dangers de Samadhi

Samadhi est capable d’apporter au méditant beaucoup de bienfaits, mais il peut aussi causer beaucoup de mal. On ne peut pas dire que samadhi n’apporte que l’un ou que l’autre. Pour quelqu’un qui  manque de sagesse, samadhi est plein de périls ; mais pour celui qui  est sage, samadhi peut apporter de grands bienfaits, il peut conduire à la vision pénétrante


Ce qui peut être dangereux pour le méditant, c’est l’absorption dans le samadhi (jhana), la concentration avec un calme profond et soutenu. Ce type de samadhi apporte une grande paix. Là où il y a paix, il y a la joie. Quand la joie est présente, apparaissent l’attachement et le désir de  s’en saisir. Le méditant ne veut plus contempler autre chose, il se complaît dans cette sensation agréable.


Si nous pratiquons depuis longtemps, nous avons pu développer la capacité d’entrer très facilement dans ce type de samadhi. Aussitôt que nous commençons à nous concentrer sur l’objet de notre  méditation, l’esprit entre dans un état de calme, et nous ne voulons plus ressortir de cette sensation de calme pour aller étudier autre chose. Nous restons  piégés par ce sentiment de bonheur. C’est un danger pour quiconque pratique la méditation.


Nous devons utiliser « upacara samadhi » (la concentration d’approche) : là, nous entrons dans le calme et lorsque l’esprit a atteint un niveau de calme suffisant, nous « sortons » et observons les activités extérieures. (Par « activités extérieures », nous entendons toutes les impressions sensorielles, par opposition à « l’inactivité intérieure » de l’absorption – jhana – où l’esprit ne  « sort » pas vers les impressions sensorielles extérieures).

 

Regarder les sensations extérieures avec un esprit apaisé peut nous ouvrir à la sagesse. C’est très difficile à expliquer et à comprendre, parce que cela ressemble presque à la pensée et à l’imagination ordinaires. On pourrait penser que si une pensée est présente, alors l’esprit n’est pas en paix, mais dans ce cas, la pensée prend place  au sein même du calme. La contemplation est présente, mais elle ne perturbe pas la paix de l’esprit. Nous pouvons évoquer une pensée afin de la contempler. Nous apportons la pensée à la conscience afin de pouvoir  l’étudier en profondeur ; ce n’est pas une idée qui arrive au hasard ou qui s’invite à notre esprit, c’est quelque chose qui émerge  d’un esprit en paix. Cela s’appelle « la conscience dans le calme et le calme dans la conscience ». S’il s’agissait de pensées ordinaires, l’esprit ne resterait pas calme, il serait perturbé. Mais je ne suis pas en train de vous parler d’une pensée ordinaire, je parle d’une sensation qui émerge d’un esprit en paix. C’est ce que l’on appelle  « contemplation ». La sagesse naît de là.


 Il existe donc  deux types de samadhi : l’un qui est bénéfique, et l’autre qui est mal orienté. Dans le mauvais samadhi, l’esprit entre dans un état de calme, mais il n’y a pas  du tout de présence consciente. On peut rester assis pendant deux heures, ou même un jour entier, mais l’esprit ne sait pas où il se trouve, ni ce qui se passe. Il ne sait rien. Il y a le calme et rien d’autre.  C’est comme un couteau bien aiguisé qui serait à votre disposition et dont vous ne vous serviriez pas. Ce type de calme est trompeur parce qu’il n’y a pas d’attention à soi-même. Le méditant peut penser qu’il a atteint le niveau ultime de la méditation, alors il ne se soucie plus  de chercher autre chose. A ce niveau, samadhi peut être un ennemi. La sagesse ne peut survenir parce qu’il n’y a aucune conscience de ce qui est bon ou néfaste.


Avec le juste samadhi, peu importe le niveau de calme atteint, il y a toujours l’attention. Il y a la pleine conscience et la claire compréhension. C’est cette forme de samadhi qui peut conduire à la sagesse, on ne peut s’y égarer. Les pratiquants doivent bien comprendre cela. Nous ne pouvons pas nous passer de cette attention, elle doit être présente du début à la fin. Ce type de samadhi est sans danger.


Vous pouvez vous demander : « Où apparaît le bienfait ? Comment la sagesse naît-elle du samadhi ? » Lorsque le juste samadhi a été développé, la sagesse peut émerger à tout moment. Quand l’œil voit une forme, quand l’oreille entend un son, le nez sent une odeur, la langue  goûte une saveur, le corps fait l’expérience d’un contact ou l’esprit ressent des impressions mentales – et quelle que soit la posture – l’esprit reste avec la pleine connaissance de la vraie nature de ces impressions  sensorielles et il ne se laisse pas entraîner par elles.

 

Quand l’esprit est baigné par la sagesse, il ne vagabonde pas. En toute circonstance, nous sommes pleinement conscients de l’apparition de la joie et de l’insatisfaction (dukkha). Nous laissons aller ces deux sensations, nous ne nous y agrippons pas. On appelle cela « la pratique juste présente dans toutes les postures ». Ici, l’expression « toutes les postures » ne fait pas référence aux positions corporelles seulement, mais aussi à l’esprit qui est en permanence dans la pleine conscience et la claire compréhension de la vérité. C’est ce que nous nommons « la vision pénétrante », la connaissance de la vérité.


Il y a deux sortes de paix : l’une est grossière, l’autre plus subtile. La paix qui vient de samadhi est d’une forme grossière. Quand l’esprit est en paix, il y a de la joie. L’esprit prend alors cette joie pour de la paix. Mais la joie et l’insatisfaction naissent et se transforment. Nous sommes toujours dans le domaine du « samsara » (le cycle incessant de la naissance et de la mort), parce que nous continuons à nous accrocher à ces sensations. La joie n’est pas la paix, la paix n’est pas la joie.


L’autre forme de paix est celle qui vient de la sagesse. Ici, nous ne confondons pas la paix avec la joie ; nous avons conscience de l’esprit qui contemple et qui considère aussi bien la joie que l’insatisfaction comme des états de paix. La paix qui naît de la sagesse n’est pas la joie, mais elle est ce qui voit la vraie nature de la joie et de l’insatisfaction. Il n’y a pas d’attachement à ces états de joie et d’insatisfaction ; l’esprit s’élève au-dessus d’eux.


Tel est le vrai but de toute  pratique bouddhiste.

Expérience mystique et méditation : les corrélats neurobiologiques

21/04/2022

Expérience mystique et méditation : les corrélats neurobiologiques

Il convient tout d'abord de définir ce qu'on entend par " expérience mystique " et par " méditation ".

 

L'expérience mystique

 

L'expérience mystique a souvent une connotation religieuse mais peut aussi référer à des sentiments " d'union avec le cosmos " expérimentés par des athées. Elle est souvent décrite comme une " communion " (avec Dieu dans le cas des croyants ou avec l'univers dans le cas des athées) accompagnée d'une élévation intellectuelle et morale, ainsi que d'une impression de bien-être dans le moment présent, voire d'immortalité.

 

On dit aussi de l'expérience mystique qu'elle est :
- ineffable (elle défie toute description avec des mots);
- un état d'illumination (elle donne l'impression de voir plus clairement les choses et confère par la suite un sentiment d'autorité)
- transitoire (elle ne dure rarement plus qu'une demi-heure ou une heure)
- spontanée (même si l'on peut, par la pratique, augmenter les probabilités de son déclenchement, elle ne peut pas être vécue sur demande)

 

La méditation


De son côté, la méditation est un rituel par lequel on parvient à modifier son état de conscience en manipulant volontairement son attention de façon soutenue.
La méditation peut aussi être vue comme une démarche transformatrice à long terme où l'accumulation des années de pratique permet d'accéder de plus en plus aisément à des états de conscience de plus en plus modifiés.


Certains sceptiques ont avancé que la méditation ne pourrait en fait n'être rien de plus que de la somnolence. D'autres leur ont rétorqué que le profil de l'électroencéphalogrammes (EEG) du sommeil est différent de celui des personnes en méditation, même si de nombreux indices montrent que plusieurs personnes peuvent s'assoupir quelques instants lors d'une séance de méditation (jusqu'au tiers du temps de méditation, selon une étude). Connaissant les effets bénéfiques d'une sieste sur l'humeur, cela pourrait expliquer une partie du bien-être ressenti après une séance de méditation. Une interprétation possible de cette cohabitation est que les personnes qui méditent apprennent à se maintenir dans cette étroite fenêtre de transition entre l'éveil et le sommeil, et que des glissements vers le sommeil sont inévitables lors de cet apprentissage.

 

Quel est donc ce profil particulier de l'EEG durant la méditation ? Dans les années 1950, dès que l'on a pu déplacer les appareils d'enregistrement électroencéphalographiques dans les monastères, on a commencé à enregistrer l'activité cérébrale de personnes pratiquant la méditation depuis de nombreuses années. On a tout de suite observé la singulière abondance des rythmes alpha, ces oscillations de 8 à 12 Hertz associées à l'état relaxe d'éveil. De plus, ce rythme n'était pas perturbé par de la lumière ou du bruit comme il l'est chez les personnes qui ne pratiquent pas la méditation.


Dans une autre étude datant du milieu des années 1960, une cinquantaine de prêtres japonais et leurs disciples avec entre 1 et 20 ans de pratique de la méditation ont accepté que l'on enregistre leur activité cérébrale pendant qu'ils méditaient. Après l'apparition des rythmes alpha, on a pu observer un ralentissement de la fréquence des oscillations et une augmentation de leur amplitude jusqu'à obtenir des ondes thêta de 6-7 Hertz. De plus, cette étude démontrait que plus l'expérience de méditation était grande et la technique raffinée, plus l'importance des rythmes thêta dans les oscillations étaient importante.

 

Des expériences mystiques provoquées par la stimulation du cerveau


Dans les années 1980, Michael Persinger a commencé à stimuler avec de faibles champs électromagnétiques différentes parties du cerveau grâce à la stimulation magnétique transcrânienne (SMT) (voir capsule outil ci-bas). En stimulant le lobe temporal de centaines de sujets avec cette technique, il parvint à induire chez une majorité d'entre eux (près de 80% selon Persinger) le sentiment d'une présence ou d'une vérité universelle associée à un grand bien-être. En clair, la stimulation du lobe temporal provoquait des expériences mystiques.

 

En 2005, le psychologue suédois Pehr Granqvist a publié une critique des travaux de Persinger dans laquelle il affirme ne pas avoir été en mesure de reproduire ses résultats en utilisant une procédure de double aveuble (où l'expérimentateur en contact avec le sujet n'a aucune idée des résultats anticipés de l'expérience). Granqvist accusait en effet les protocoles de Persinger de pouvoir transmettre aux sujets des indices du type d'expérience subjective susceptible d'être vécu durant le protocole expérimental. Persinger a défendu ses résultats en arguant que plusieurs de ses protocoles étaient explicitement à double aveugle et que Granqvist n'avait pas répliqué avec exactitude certains paramètres de ses expériences, notamment en utilisant un temps d'exposition aux champs magnétiques trop faible.


Néanmoins, ce que les expériences de Persinger ont mis en évidence, c'est la propension des sujets à traduire les expériences subjectives rapportées dans un langage qui est propre à leur culture ou à leur religion, parlant tantôt de Dieu, tantôt de Bouddha, tantôt d'une " présence " ou d'une harmonie avec l'univers. Et comme le soulignait Persinger, ses sujets savaient pourtant qu'ils étaient dans un laboratoire de recherche quand ils expérimentaient ce sentiment d'harmonie ou d'unité. Imaginez ce qui peut ressentir quelqu'un dont le lobe temporal s'emballe ainsi tard dans la nuit, dans une église, une synagogue ou une mosquée, suggère Persinger. Pour lui, il est même fort probable que les figures les plus exaltées des grandes religions (Mahomet, Bouddha, Moïse, Paul sur le chemin de Damas, etc.) aient pu souffrir d'une forme d'épilepsie au lobe temporal.

 

Épilepsie et expérience mystique


C'est en 1975 que le neurologue Norman Geschwind a décrit pour la première fois cette forme rare d'épilepsie dont le foyer est situé dans le lobe temporal. Fait immédiatement remarquable, ces personnes épileptiques disaient être fréquemment l'objet d'expériences religieuses intenses ou encore d'avoir l'impression plus diffuse de faire un avec le cosmos. D'où l'hypothèse qu'une activité électrique intense dans le lobe temporal pourrait être à l'origine de ces expériences mystiques.


En 1998, le neurologue Vilayanur S. Ramachandran a demandé à plusieurs de ses patients souffrant d'épilepsie au lobe temporal d'écouter la lecture d'un mélange de mots religieux, sexuels et neutres pendant qu'il enregistrait la conductance électrique de leur peau liée à leur réponse émotive. Or chez ces patients, des mots religieux comme " Dieu " provoquaient des réponses émotionnelles inhabituellement fortes, indiquant que ces sujets pouvaient effectivement avoir une plus grande prédisposition au sentiment religieux.

 

Ramachandran suggère que le système limbique, situé juste sous les lobes temporaux et responsable en grande partie de nos réponses émotives, pourrait voir ses connexions avec les lobes temporaux renforcés par les crises d'épilepsie qui seraient alors en mesure de déclencher les émotions reliées aux expériences mystiques.

 

Ramachandran insiste cependant pour dire que cela ne signifie absolument pas qu'il y aurait une " aire spécifique à Dieu " dans le lobe temporal. Cela pourrait cependant vouloir dire, selon le neurologue, qu'il est possible que l'hyperactivité de certaines parties du lobe temporal, en renforçant par exemple la signification personnelle de telle ou telle expérience religieuse, puisse nous convaincre que cette expérience a changé notre vie, même s'il est encore difficile de le prouver clairement.


Une chose est sûre cependant, comme pour la plupart de nos comportements, il est beaucoup plus probable que ce soit l'activité coordonnée d'un grand nombre de régions cérébrales qui soit à l'origine de ces expériences mystiques, et pas seulement de l'hyperactivité d'un lobe cérébral en particulier. Et de fait, c'est ce que les expériences subséquentes tendent à montrer.

 

Le cerveau " en état de grâce " sous la loupe des scanners


Au lieu de chercher à induire artificiellement une extase religieuse, Eugene d'Aquili, puis son collègue Andrew Newberg, ont utilisé l'imagerie cérébrale (en particulier le SPECT, une technique proche du TEP, voir capsule outil ci-bas), pour identifier les régions cérébrales impliquées durant différentes pratiques religieuses traditionnelles.

 

Dans une étude publiée en 2001, ce sont des moines tibétains pratiquant la méditation bouddhiste, un rituel destiné à atteindre certains états spirituels dont " une unité avec l'univers ", qui ont accepté de méditer dans les scanners de d'Aquili et Newberg. Au moment d'atteindre le pic de leur transe méditative, l'étude rapporte que le cerveau des sujet montrait une augmentation d'activité dans le lobe préfrontal droit ainsi qu'une diminution d'activité dans une région du lobe pariétal.


Pour Newberg et d'Aquili, ce pattern d'activité est cohérent avec le caractère subjectif particulier de ce type de méditation. En effet, le lobe frontal est impliqué, entre autres choses, dans la planification et l'attention. L'augmentation de son activité pourrait donc refléter, d'une part, l'aspect volontaire de la démarche et, d'autre part, la nécessité, dans la méditation bouddhiste, de se concentrer intensément sur une pensée ou un objet.

 

Quant au lobe pariétal, l'une de ses fonctions importantes est de permettre à l'individu de s'orienter dans l'espace, d'évaluer les distances et les positions relatives, bref de nous permettre de nous situer et d'évoluer dans l'espace. Son silence anormal lors de la méditation serait donc en accord avec le sentiment de dissolution du " moi " et d'unité avec le reste de l'univers rapporté par les sujets. Enfin, l'augmentation d'activité observée dans le système limbique, fortement lié aux émotions, contribuerait au sentiment de bien-être associé à ce sentiment d'unité cosmique.
 
En 2002, Richard Davidson et son équipe ont publié des résultats similaires en scannant le cerveau de plusieurs centaines d'adeptes de la méditation bouddhiste à travers le monde. Utilisant pour leur part la technique d'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf, voir capsule imagerie ci-bas), l'étude de Davidson a aussi démontré une baisse marquée d'activité dans les lobes pariétaux. L'activation du cortex préfrontal était aussi présente, mais davantage du côté gauche dans le cas de cette étude. Les volontaires les plus expérimentés avaient aussi une activation préfrontale moindre, possiblement parce que la tâche devient plus facile avec la pratique. Davidson rappelle d'ailleurs ici l'expression de " concentration sans effort " utilisée par les moines aguerris pour décrire l'état atteint lorsqu'ils méditent.

 

Dans une autre série d'expériences menées cette fois avec la technique de l'électroencéphalogramme (EEG), Davidson et son équipe ont observé que les moines bouddhistes expérimentés produisaient des rythmes gamma (autour de 40 Hertz) en méditant qui étaient près de 30 fois plus importants que ce que montrait l'EEG d'étudiant non expérimenté en train de méditer. Fait intéressant : les moines avaient considérablement plus de rythmes gamma dans leur activité cérébrale que le groupe contrôle d'étudiants avant même d'entrer en méditation.


Ce qui fait dire à Davidson et à plusieurs autres ce que ceux qui pratiquent la méditation bouddhiste affirment depuis des siècles : la discipline de la pratique méditative assidue peut changer le fonctionnement de la pensée et du cerveau. Davidson fait même l'hypothèse que la méditation ou d'autres formes d'entraînement mental pourrait peut-être même renforcer certaines émotions positives comme la compassion par exemple. L'observation que les régions frontales, si actives durant la méditation dite " de compassion " des bouddhistes, semblent renforcer leurs liens avec les régions plus émotionnelles du système limbique va en ce sens.

 

De plus, des travaux antérieurs de Richard Davidson avaient montré qu'une plus grande activité dans le lobe préfrontal gauche que dans le droit correspondait à une autoévaluation de son bonheur personnel plus élevée. Or cette différence d'activité en faveur du lobe préfrontal gauche s'observait chez les moines méditants mais pas chez les étudiants du groupe contrôle, indiquant peut-être une propension à un état de bien-être qui pourrait s'acquérir par la pratique de la méditation.

 

C'est en tout cas un élément de plus qui pointe vers la grande neuroplasticité du cerveau humain adulte, autrement dit la possibilité non seulement pour des actions mais également pour des pensées conscientes de modifier le câblage neuronale du cerveau. Et si l'on n'en connaît pas encore les mécanismes, on a de nombreuses évidences à l'effet que la méditation et la prière peuvent avoir des effets positifs sur la santé, diminuant la pression sanguine et le rythme cardiaque, réduisant l'anxiété et les risques de dépression, améliorant l'attention, stimulant le système immunitaire et augmentant même l'épaisseur de la matière grise du cerveau.

 

Davidson publiait par exemple en 2003 un article démontrant qu'un programme d'entraînement intensif de huit semaines à la méditation "pleine conscience" (mindfulness, en anglais) amplifiait l'activation électrique du lobe frontal gauche du cerveau, phénomène traduisant un état affectif positif. Et parallèlement à cette activation, on observait en même temps une production supérieure d'anticorps suite à l'injection d'un vaccin contre la grippe chez les sujets méditants par rapport aux témoins. Qui plus est, l'ampleur de l'accroissement de l'activation cérébrale était proportionnelle à l'importance de la réponse immunitaire.

 

Quant à l'augmentation de l'épaisseur corticale dans certaines régions du cerveau suite à la méditation assidue, c'est dans une étude de Sara Lazar publiée en 2005 qu'on en trouve les premières observations. On y rapporte une augmentation d'environ 5 % de l'épaisseur de la matière grise dans cinq zones spécifiques du cortex cérébral dont le cortex insulaire droit et le cortex préfrontal, impliqué respectivement dans le monitoring des états corporels et l'attention. De plus, les sujets méditants les plus âgés montraient la plus forte augmentation d'épaisseur, le contraire du processus normal d'amincissement observé avec le vieillissement. La pratique assidue de la méditation aurait donc le même effet que des phénomènes bien documentés comme par exemple l'accroissement, chez les musiciens ou les jongleurs professionnels, des aires corticales auditives, visuelles et motrices, grandement sollicitées dans ces activités.
 
Mario Beauregard est un autre chercheur qui s'intéresse beaucoup aux états cérébraux associés à différents types d'expériences religieuses ou mystiques. En 2005, le neuropsychologue a persuadé quinze sœurs carmélites de venir dans son laboratoire se remémorer l'extase mystique la plus intense que leur pratique contemplative leur avait permis d'éprouver, alors que leur activité cérébrale était observée par différentes techniques d'imagerie (voir capsule outil ci-bas). Plusieurs expériences ont en effet démontré que le fait de se remémorer quelque chose produit sensiblement la même activité cérébrale que le fait de le vivre réellement (car les religieuses ne pouvaient vivre " sur commande " leurs expériences mystiques dans le scanner).

 

Les religieuses, les yeux fermés et la respiration ralentie, semblaient atteindre un état comparable à celui induit par la méditation. Mais les impressions subjectives rapportées par les carmélites s'en distinguent. Dans la tradition contemplative chrétienne, l'extase mystique est décrite comme un état d'union avec Dieu, une communion directe qui génère chez le croyant un état de grâce, de paix, de joie profonde et de plénitude. Alors que dans la tradition bouddhiste, ceux qui méditent concentrent plutôt leur attention sur leur respiration ou sur des pensées qui émergent sans chercher à entrer en communion avec une divinité externe à l'individu.
 

L'électroencéphalogramme (EEG) des carmélites, comme celui des adeptes de la méditation bouddhiste, présentait surtout des ondes alpha caractéristique d'un individu aux yeux clos, éveillé mais détendu. Dans les lobes préfrontaux, pariétaux et temporaux, des ondes lentes de type thêta apparaissaient aussi au fil de l'expérience. Mais c'est la présence d'ondes delta, d'une fréquence encore plus basse, et que l'on observe généralement que lors du sommeil profond, qui distinguait l'état d'extase des religieuses de l'état de "pleine conscience" de la méditation.


Beauregard et sont équipe, dans un article publié en 2006, identifient aussi plusieurs régions du cerveau des religieuses dont l'activité était modifiée durant le souvenir de leur communion extatique avec Dieu (en comparaison avec le souvenir d'une interaction intense avec une autre personne, l'état contrôle choisi dans ce cas-ci). L'extase mystique était accompagnée par exemple d'une augmentation de l'activité dans le noyau caudé, une petite structure sous-corticale impliquée dans l'apprentissage, la mémoire et surtout les émotions positives et le " coup de foudre " amoureux, raison pour laquelle son activation paraît conséquente avec le sentiment d'amour inconditionnel rapporté par les carmélites.


L'insula gauche voyait aussi son activité augmenter, probablement à cause des sensations viscérales plaisantes accompagnant l'extase religieuse. De même que le cortex orbitofrontal médian droit (qui pourrait être impliqué dans l'évaluation du plaisir ressenti), le cortex préfrontal médian gauche (impliqué dans la prise de conscience d'un état émotionnel), le cortex cingulaire antérieur (qui refléterait l'aspect émotionnel associé avec la détection de signaux corporels viscéraux), certaines régions du système limbique (associé aux émotions) et le milieu du lobe temporal médian droit. L'activation de ce dernier rejoint plusieurs autres observations antérieures (notamment celles sur les foyers épileptiques localisés à cet endroit). Par ailleurs, l'observation d'une augmentation d'activité dans les lobules pariétaux inférieurs et supérieurs droits ainsi que inférieur gauche va à l'encontre de la baisse d'activité souvent observée à cet endroit durant des extases mystiques (par exemple par Newberg et Davidson). Mais l'on croit que le sentiment d'être " absorbé par quelque chose de plus grand " associé à une altération fonctionnelle du lobe pariétal pourrait en théorie être produit aussi bien par une baisse ou un excès d'activité de cette région cérébrale.

 

Dans l'ensemble, la grande diversité des régions cérébrales impliquées dans les diverses manifestations des phénomènes religieux suggère une grande complexité de ceux-ci. Mario Beauregard confirme ici qu'il n'y a rien de tel qu'un " module de Dieu " (God spot, en anglais) dans le cerveau humain, mais bien, comme pour toute fonction supérieure, un vaste réseau neuronal distribué dont l'activité se modifie pour produire les différents aspects des expériences mystiques.

 

Expériences dont la nature diffère non seulement au niveau subjectif selon la tradition de la pratique religieuse, mais également au niveau des corrélats de l'activité cérébrale comme le montre les quelques études rapportées ici.


Un dernier exemple pour illustrer cette grande diversité. Dans une étude publiée en 2006, Andrew Newberg et son équipe se sont intéressés au phénomène de glossolalie. Dans certaines pratiques religieuses comme le christianisme ou le chamanisme, certaines personnes se mettent parfois à " parler en langues ", c'est-à-dire à prier à haute voix dans une langue que personne ne comprend mais qui serait compréhensible par Dieu. Les personnes qui " parlent en langues " disent avoir conscience de leur environnement, mais ne pas avoir de contrôle sur ce qui se passe dans leur corps.

 

Neweberg a donc réussi à scanner le cerveau de 5 femmes qui " parlaient en langues ". Les résultats indiquent une diminution de l'activité des lobes frontaux comparé à ceux de 5 autres sujets religieux qui ne faisaient que chanter du gospel. Parce que les lobes frontaux sont globalement très impliqués dans le contrôle de soi, l'équipe de Newberg suggère que cette baisse d'activité pourrait expliquer la perte de contrôle nécessaire pour l'expression spectaculaire de la ferveur religieuse durant la glossolalie.
 
L'étude rapporte également une baisse de l'activité dans les aires du langage ainsi que dans le noyau caudé. Cette dernière observation semble difficile à expliquer puisque cette structure est généralement activée par des affects positifs. Mais comme cette structure a aussi été associée avec la capacité de passer d'une langue à une autre chez les personnes bilingues, on pense que c'est cet aspect fonctionnel qui serait en jeu ici. Globalement, il semble en tout cas il y avoir une baisse d'activité dans des régions liées au langage, ce qui serait cohérent avec la perte de contrôle langagière observée durant la glossolalie. Une chose est sûre, les intrications entre ces différentes structures sont complexes et l'on est loin de comprendre la contribution de chaque région impliquée.

 

Difficultés méthodologiques

 

Bien que les techniques d'imageries permettent d'identifier des régions cérébrales qui s'activent ou se taisent durant une expérience dite " mystique ", leurs limites, en terme de résolution spatiale ou temporelle, empêchent de fournir une explication détaillée du phénomène, notamment au niveau neuronal.
Il est aussi très difficile, dans les études d'imagerie, de trouver une tâche de référence idéale, c'est-à-dire un comportement qui solliciterait le cerveau exactement comme l'expérience mystique mais sans la composante " mystique ", justement. Cela afin de pouvoir soustraire le pattern d'activation de la tâche de référence du pattern d'activation de l'expérience mystique et ainsi obtenir seulement les fluctuations d'activité propre au caractère " mystique " de l'expérience.
Plus largement, les études neurobiologiques des états religieux se heurtent aussi au problème du langage. Chaque expérience mystique est en effet décrite de manière différente selon les croyances de la personne qui la vit. Pour un athée, un certain type d'expérience pourra être rapporté en terme d'union avec le cosmos alors que pour un chrétien, le même type d'expérience sera associé à Dieu.
Pour aider à clarifier tout ça, certains suggèrent d'être plus spécifique dans la description des états, c'est-à-dire chercher à les décrire plus en terme de changement d'attention, de mémoire et de perception, etc. Puis d'essayer de voir ce qui se passe dans chacun de ces sous-systèmes, comme on essaie de le faire dans la recherche sur la cognition ou les émotions.
 
Que peut-on conclure de ces études ?


Encore plus difficile que les problèmes méthodologiques est la question de l'interprétation de ces résultats.
Les athées affirment que trouver des corrélats neuronaux aux expériences religieuses montre bien que Dieu n'est qu'une illusion créée par notre cerveau, que c'est une " propriété du cerveau " qui n'a rien à voir avec un quelconque au-delà. Et ils espèrent que dissiper cette illusion sera le début de la fin du règne des guerres de religions, du fanatisme et de l'intolérance issus des croyances dogmatiques, en particulier celle de l'existence d'un dieu unique.


De leur côté, les croyants se sentent menacés et offensés par l'idée que leur Dieu ne pourrait être qu'une création de leur cerveau. Malgré cela, plusieurs religieux se prêtent tout de même à la recherche de corrélats neuronaux de leurs expériences mystiques. Et la mise en évidence de certains patterns d'activation neuronale spécifique à l'état de transe religieuse renforce au contraire leur croyance que Dieu a créé le cerveau humain pour nous permettre de communiquer avec lui et pour sentir sa présence.


Les croyants qui se prêtent à ces expériences font aussi confiance aux scientifiques responsables de ces programmes de recherche car plusieurs de ceux-ci ne sont pas, contrairement à nombre de scientifique, des athées matérialistes et laissent une porte ouverte à certains phénomènes " spirituels " que leurs travaux pourraient permettre d'appréhender. Ils prétendent ainsi vouloir dresser un pont entre science et religion.

 

Par ailleurs, la communauté scientifique s'accorde pour dire que les expériences mystiques, ayant des corrélats neuronaux qui leur sont propres, sont bel et bien réelles pour les personnes qui les vivent, au même titre que les états altérés de conscience accompagnant la schizophrénie ou la prise de drogue, par exemple. Mais certains s'attirent les critiques de leurs collègues lorsqu'ils font un pas de plus et affirment que le type de réalité des expériences religieuses pourrait être différent. Que les circuits activés pourraient avoir évolué pour nous permettre d'entrer en contact avec " un niveau supérieur de réalité ".

 

Ces critiques viennent du fait que dans une perspective matérialiste, celle de la science contemporaine, nous expérimentons le monde par l'entremise des simulations que fait notre cerveau à partir des données sensorielles qui lui sont accessibles, et rien n'indique actuellement que les circuits activés lors des expériences mystiques ne soient autre chose qu'une simulation de cet ordre.
 

" Dieu " serait-il le fruit de l'évolution ?


Maintenant, est-ce que ces circuits auraient pu être sélectionnés par l'évolution pour une quelconque valeur adaptative ? Voilà une autre question grandement débattue. Les croyances en une " entité supérieure " sont si répandues dans tous les peuples de la Terre qu'elle incite à penser qu'un telle caractéristique universelle pourrait avoir des bases biologiques.


Selon plusieurs chercheurs ces circuits auraient été sélectionnés pour nous aider à mieux vivre, à faire face aux grandes questions existentielles qui ont surgi avec l'émergence de la conscience (pourquoi souffrons-nous, pourquoi mourrons-nous, qu'y a-t-il après la mort, etc). L'expérience mystique permettrait d'apaiser ces angoisses. Et en y associant des mythes de des rituels, les êtres humains auraient ainsi créé les religions.
Certains expliquent l'avènement des religions davantage par le fait qu'elles constituent une éthique, un code de vie, autrement dit une manière d'éviter d'avoir à prendre constamment des décisions. Prendre consciemment une décision est un processus énergivore, et un mécanisme offrant un guide permettant de limiter la prise de décision pourrait avoir été sélectionné, comme plusieurs de nos mécanismes de pensée inconscients d'ailleurs.

 

D'autres expliquent le rituel religieux comme étant l'acceptation du prix à payer pour bénéficier des avantages liés au fait d'appartenir à un groupe. Autrement dit, si tous les individus croient en un même être supérieur, cela favorise la stabilité de la société. Cette prédisposition aurait alors pu être sélectionnée comme l'une des nombreuses habiletés sociales de l'être humain.


Finalement, l'avènement des neurosciences dans le domaine religieux ne permettra peut-être pas de fournir des armes décisives ni aux athées, ni aux croyants. Toutefois, les résultats obtenus jusqu'à présent, s'ils permettent d'accepter l'existence possible d'une forme d'extase particulière qui pourrait être cultivée par la pratique, n'apportent pas d'eau au moulin des religions révélées et des dogmes religieux. Au contraire, le fardeau de la preuve est plus que jamais du côté des adeptes des religions révélées. Ceux-ci devront d'abord expliquer pourquoi leur doctrine particulière serait LA seule véritable religion. Et comment elle peut être autre chose qu'une histoire inventée par des êtres humains. Des être humains, en plus, susceptibles d'avoir quelques prédispositions évolutives à cet effet.

Sin et wou sin, nien et wou nin, tao

01/04/2022

Sin et wou sin, nien et wou nin, tao

Sin est assurément l'un de ces mots-là, vraie pierre d'achoppement des traductions en langues occidentales, surtout en français. Il désigne le coeur, à la fois comme organe et comme siège de la pensée ainsi que des sentiments. Or, en français, si nous disons "coeur" nous excluons la "pensée" et inversement. Le mot "conscience" lorsqu'il s'applique à l'ensemble de nos facultés psychiques a une plus ample acceptation, il est le plus juste mais d'un emploi plus difficile. Ajoutons à cela que sin, comme nous allons le voir, peut avoir une dimension d'infini. La plupart des traducteurs retiennent "esprit", celui de Houi-neng a choisi "coeur". Il faut se résigner à conclure qu'aucune traduction n'est satisfaisante et à prier le lecteur de garder en mémoire toutes les implications du terme.

 

Or, il s'agit d'un terme-clé du Tch'an puisque ce coeur de l'être, fondement de toute la personne avec ses particularités, son conditionnement et ses limites est pourtant celui des Buddha, infini et immaculé, lorsque l'ignorance a disparu.

 

Ici s'articule tout le Tch'an. Ici tout est dit d'un seul mot :

 

Il faut obtenir le wou sin, la non-existence de cette conscience d'ignorant, de l'esprit ordinaire, de la pensée dualisante, du coeur lourd d'attachements, toutes ces expressions ne faisant que traduire sin. Wou sin obtenu, que reste-t-il ? Justement sin, cette fois dans son sens d'infini.

 

Le retournement au niveau du langage répond à un retournement dans l'expérience vécue, au niveau de la conscience profonde, que l'école indienne du Vijnanavada décrit comme un "renversement du support" ouvrant sur l'Eveil. Désormais règne acitta (mot sanscrit morphologiquement analogue à wou sin), conscience libérée de la conscience ordinaire, empirique et dualisante.

 

Lorsque Houei-neng, ayant évoqué la Grande Sapience qu'il demande à ses disciples d'intérioriser dans leur coeur, lance le mot sanscrit "maha", "grand" et l'applique au coeur, c'est ce retournement, cette métamorphose, qu'il espère les voir obtenir.

 

Suivant l'expérience au plus près, les maîtres tch'an emploient également et même plus souvent wou nien. Le caractère chinois comporte deux graphèmes : celui de sin et un autre qui suggère l'actuel, le présent; l'ensemble désigne donc ce qui se passe dans la conscience à l'instant même, la pensée ou l'émotion du moment, généralement liée à l'apparition des évènements. Lorsque le coeur et l'esprit ne sont plus troublés par le monde objectif, wou nien, disons en désespoir de cause "la non-pensée", est présente, la délivrance obtenue.

Comme il en est pour wou sin et sin, la non-pensée n'exclut que la pensée de l'ignorant; la pensée fonctionne mais autrement : elle ne papillonne plus et elle ne s'agrippe plus, elle ne fait plus mal, elle ne pèse plus, elle se révèle doucement au fond de ce coeur non-coeur puis s'envole aussitôt.

 

Et il en va de même pour l'action : wou wei, non-agir est en fait l'activité libre, spontanée et parfaite.

 

Quand au mot Tao, le lecteur occidental ayant tendance à l'interpréter comme témoignant d'une influence taoïste, les traducteurs s'efforcent de lui trouver un équivalent français et disent tantôt la Voie, tantôt l'Absolu, tantôt la Réalité ultime, etc. Ici aussi, la traduction réduit la richesse de suggestion d'un terme que confusianistes, taoïstes et boujddhistes emploient tous et qui revêt des sens nombreux, profonds, qu'il ne saurait être question d'envisager ici. Quelques remarques peuvent suffire.

 

Le sens élevé que le Taoïsme a donné au mot explique son emploi par les bouddhistes. P. Demiéville, après avoir observé que "la Chine ne prit à l'Inde que ce qui lui convenait, ce qu'elle sentait pouvoir assimiler utilement" poursuit un peu plus loin en ces termes :

 

"[Selon le Grand Véhicule] "l'absolu échappe à toute causalité comme à toute logique, et donc à toute expression discursive : il relève du silence et n'est accessible qu'à la seule expérience mystique. Or, ce genre d'absolu conçu comme une réalité indéfinissable, inexpressible, sous-traite aux modalités relatives et aux oppositions logiques de la pensée profane, c'était lui aussi que la philosophie taoïste, bien avant l'arrivée en Chine du Bouddhisme, avait appris à révérer sous le nom de Tao. Ce que la Chine retint du message bouddhique, ce fut donc essentiellement la doctrine du Grand Véhicule, cette dialectique de l'absolu qui éveillait des harmoniques dans la pensée chinoise" (Le bouddhisme chinois par P. Demiéville dans un recueil collectif de conférences : Aspects de la Chine. P.U.F, Paris 1959, 1er vol. p.164-165).

 

 

 

 

L'Eveil selon le Chan ou "tourner le dos à l'objet"

06/12/2021

L'Eveil selon le Chan ou "tourner le dos à l'objet"

 

L'affirmation centrale dont se gargarise une certaine faune spiritualisante est celle qui consiste à clamer qu'il faut "tuer l'ego". Nous aimerions bien que ces nouveaux élus nous expliquent comment il est possible de converser avec autrui, d'acheter une botte de carottes ou de retrouver sa voiture stationnée dans un garage souterrain, sans Ego ? L'Ego selon le Chan, est une fonction qui se prend pour un individu. C'est un procédé pratique de perception, d'interprétation, de sélection, de convergence, de simplification des flux d'informations qui ne cessent de surgir et de prendre forme à travers les portes des sens. [...]

 

Ces flux complexes, entremêlés, finissent par former une sorte de rapport à soi, de superstructure fictive mais pratique, que nous revendiquons comme étant "nous", êtres-en-tant-que-distincts du reste du monde. Le "je" n'est donc qu'une façon dont l'esprit s'y prend pour faire en sorte que les expériences soient centralisées et permettent de réagir, de s'adapter et de survivre. En cours de route ceci a fini par faire émerger, se concrétiser, voir se concrétionner un "masque" (ethymologie de persona, masque de théatre qui recouvre toute la tête) plus vraie que nature, que nous prenons définitivement pour "nous". "Tout est aggrégat", affirme le bouddhisme. Qu'est ce que nous alors, selon eux ? Nous, c'est avant tout et à l'origine de tout :

 

1. un corps, premier agrégat,

2. qui capte quelque chose, un percept : second agrégat,

3. quasi simultanément décodé en sensation positive, négative ou neutre : troisième agrégat,

4. l'intellection est en route, les associations d'idées aussi : quatrième agrégat,

5. "J'ai perçu ceci, différent de moi" : cinquième agrégat.

 

Cette théorie primitive et étonnamment moderne, se nomme théorie des wu yun ou des cinq skandha.[...]

 

Une fois cela compris, intellectuellement au moins, oublions cette quête stérile de l'éradication d'un moi fictif. Oublions aussi, à vrai dire, le culte totalitaire du très médiatisé "développement personnel", servi à toutes les sauces depuis quelques années. Sapons l'illusion centrale et les énergies considérables, qui étaient occupées à la faire perdurer coûte que coûte, feront tout naturellement en sorte de nous libérer l'intelligence, de nous rendre disponible à l'autre et de dissoudre notre obsession égocentrée. Nous devrions être alors en état de voir le "comique dramatique", de cette recherche d'un "ego développé" et aussi, bien plus important, de celle d'un "ego éveillé".[...] Un maître affirme qu'"il n'y a rien en dehors du mental, rien non plus sur lequel on puisse oeuvrer et rien en définitive qui doive être illuminé. L'esprit n'est pas un objet qui peut être saisi ni tué, il n'y a rien à purifier ni à éradiquer, rien non plus à vider ou à nettoyer". Alors quoi ? Seul, un changement de niveau peut renverser le seau, telle est wu nian "non-pensée", et wu xin, "non-mental", wu wo ou fei wo "non-soi" !

 

Non-Demeure 

 

L'Eveil, quoi qu'il soit ou non, est associé dans nos esprits orientalisés au terme nirvana, sorte de paradis ou d'état paradisiaque absolu à atteindre, selon les vues profanes. Pourtant l'étymologie même de ce terme, sans parler des explications et commentaires" sur sa signification, le situe immédiatement dans le domaine supra-mondain. Nirvana peut en effet être traduit par "sortie de l'épaisse forêt", "établissement au cœur du non-construit". Voilà qui change la perspective : "samsara et nirvana non deux"...

 

Aphorisme chan :

 

L'illusion et l'absolu ne sont point différents.

Tant qu'on est dans l'erreur, l'absolu est illusion.

Pour qui s'est éveillé, l'illusion devient l'absolu.

 

Lankavatarasutra :

 

La nature propre de toute chose n'est qu'humaines paroles. L'imaginaire n'existe pas non plus. Le nirvana est semblable à un rêve. On ne discerne rien qui chemine dans le samsara, rien qui s'éteigne (dans le nirvana). (...) Les esprits puérils pensent être des éveillés, mais le Tathagata ne se dit ni qu'il est Eveillé ni qu'il confère l'Eveil. 

 

L'Eveil, la "grande Affaire", qu'est ce donc ? Et où le chercher ? Un maître zen a déclaré à ce sujet qu'il n'y a pas de personne éveillée, seulement une activité éveillée. On peut avoir été tenté de découvrir cette "libération" par la doctrine, puis par l'ascèse, enfin surtout par l'intelligence, affinée à l'extrême. Pourtant il manque encore un pas, un "non-pas", un saut, une cabriole au sommet du mât de 100 pieds, puisque même l'intelligence, même l'intelligence prajnique, nous voulons dire, ne suffit pas. [...]

 

Chacune des traditions, bouddhiste, tantriste, taoïste ou brahmaniste, propose non seulement son propre chemin de libération, mais a, en sus, essayé de mettre des mots, de définir ce qui était atteint. On la nomma ainsi "masse indifférenciée de sapience", masse illimitée de conscience", "irradiante conscience infinie", "pensée sans mesure", "conscience invisible, resplendissante et sans limite". Le taoïsme proposa, lui, une "conscience suprême de transformation", le tantrisme s'aventurant même, de son côté, jusqu'à une "ultime réalité".

Tous ces qualificatifs, pour le bouddhisme originel et pour le chan, sont caducs car embués de dualité. Bref ils sont toujours conditionnements. Notre propos même, du simple fait de ses tentatives pour dire ce qui ne le peut, est le premier à tomber sous les coups de cette critique.[...]

 

Le chan a retenu la leçon du Bouddha et sa règle du lia nian, "déposer voire éradiquer les mots", défendue bec et ongles par ses patriarches, n'a d'autre raison d'être que de nous faciliter la tâche, car la voie du dhyana est un art exigeant et délicat. Ainsi la grande majorité d'entre nous somme voués à l'échec parce que nous nous engluons tôt ou tard dans une compréhension qui, même intuitive, même pré-conceptuelle, même subtilisée au possible, se fige en coagulations nommées béatitudes, libération, éternité, expérience transcendante, ultime réalité ... autant d'écrans infranchissables, ersatz de dualité.

 

Wu si wu guan : bu guan shi pu ti

(Ni méditation ni contemplation : absence de tout cela telle est Bodhi)

 

L'"idée" purement contemplative justement, affirment les Eveillés, c'est qu'on aboutit jamais à une ultime réalité, à une réalité absolue, sion on restitue dans la conscience profonde la dualité qu'on était sur le point d'évincer, on ferme une porte. [...] Toute formulation, toute mise en mots, nous enferme donc dans une identification et plus subtilement encore, même si l'on ne conceptualise pas, le risque demeure qu'il reste une sorte de trace, un parfum de quelque chose qui pourrait...[...]

 

Qu'il y ait donc quelque chose ou non, cela ne nous concerne pas, c'est "l'homme sans affaire" de Yi Xuan, wu wei zhen ren, c'est la vacuité. "La Grande Affaire" du bouddhisme consiste ainsi à détruire toute idée ou sentiment qu'il y ait quelque chose, c'est la purification total, la purgation de tout ce qui pourrait prendre racine et sur lequel on établirait une intelligence des choses, c'est "demeurer" sans fin ni but en la non-demeure. 

 

 

 

 

 

 

 

 

Zuo chan, la méditation assise non assise

05/12/2021

Zuo chan, la méditation assise non assise

Yi Duan :

 

La parole est blasphème, le silence est mensonge.

Au-delà de la parole et du silence, il y a une issue.

 

Le premier patriarche du chan chinois, Da Mo, a préconisé, tout le monde le sait, le bi guan comme expédient principal :

 

Toutes les causes externes cessent,

Plus aucune pesanteur mentale

L'esprit semblable à un mur

Le Tao peut alors être vu.

 

Depuis, chaque courant pratique "son" bi guan, la "contemplation du mur". A sa façon ... Les uns s'assoient devant un mur, les autres ferment les murs des paupières, d'autres encore se mettent en état de mur, certains s'apprêtent à traverser un mur ou à la gravir, les derniers tournent le dos au mur ou s'appuient dessus pour "piquer un roupillon". Voilà que Da Mo nous a plongés dans les ténèbres et que nous nous trouvons emmurés. Afin de ne pas méditer stupidement, nous aurions dû nous remémorer l'avertissement du Shang shu qui affirme : "Si vous n'étudiez pas, vous vous retrouverez le nez contre un mur".

 

Ma Zu Dao Yi :

 

Ma Zu passait toutes ses journées assis en dhyana (méditation assise). Son maître Huai Jang le remarqua et le questionna : "que cherches-tu assis comme cela ?"

- Mon souhait le plus cher est d'atteindre l'état de  Bouddha.

Sur ce, le maître ramassa une brique qui traînait et se mit à la frotter énergiquement avec un morceau de pierre. 

Ma Zu demanda : "Que cherchez-vous donc à faire là, maître ?"

- J'essaie de la rendre semblable à un miroir.

- Maître, il est impossible en la polissant de faire de cette brique un miroir.

- De même pour toi, Ma Zu. Rester assis comme tu le fais ne te rendra jamais semblable à un Bouddha.

- Comment dois-je m'y prendre alors ?

- Eh bien, c'est comme lorsqu'on conduit un chariot, s'il n'avance pas, fouettes-tu le chariot ou le buffle ?

 

[...] Maintenant la citation d'un maître d'autrefois :

 

Avec intrépidité laissez-vous aller jusqu'en bord de falaise et

précipitez-vous dans l'abîme avec détermination et courage.

Après être mort, vous revivrez. Telle est la vérité !

 

Il est donc possible de traduire, aussi bizarre que cela paraisse, bi guan par "contempler en état de précipice" ou encore "garder l'esprit vigilant comme à l'à-pic d'une falaise".

 

De toute façon, pour les sceptiques accrochés à "leur" bi guan authentique, précisons que si Da Mo avait voulu dire "contemplation du mur" il aurait de préférence dû l'écrire sous la forme guan bi. Certains utilisent même la forme mian bi pour préciser "méditation devant un mur" ou encore "être tourné face au mur". Une autre tentative de traduction pourrait être : contempler depuis les hauteurs, voir loin et avoir conscience de la modification de la vision qui en découle, ou pourquoi pas "abîme contemplatif" . Qu'y a-t-il d'autre en effet que chuter ? Oui, "chuter vers le haut", te est bi guan ! [...]

 

On voit à la lueur de ces torches que le zuo chan, le dhyana assis, est quelque chose de très vivant, et sans doute n'est-il pas assis du tout. Nous voulons dire qu'il est possible, après tout, d'être assis debout, debout assis, immobile ou en mouvement assis. Une assise psychique qui pourrait faire le lien avec ding (la concentration" et aussi avec jing (l'attention). Ding, jing, zuo chan, bi guan se complètent ainsi les uns les autres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Wu nian, la pensée non-pensée

29/11/2021

Wu nian, la pensée non-pensée

 

La pensée discursive est un outil essentiel pour l'homme, sa survie et son adaptation au réel. Elle est l'expression et la matrice même de l'intelligence. "Mais trop c'est trop !" témoignent les Anciens. L'excès du fonctionnement de cette pensée spéculative (specula : miroir / pensée qui reflète) entraîne des déséquilibres, des dysfonctionnements, pour l'humain et la grande Nature dont il est un maillon. [...] Pour la tradition, tout se passe comme si l'ego (et la pensée spéculative) était "une fonction qui s'est prise pour un individu", d'où les notions de non-pensée, wu nian ou encore l'association des trois morphènes fei si liang, "considérer sans penser".

 

Dans la recension la plus ancienne des prajnaparamita on trouve mention cittam acittam, la  "pensée non-pensée ", traduit parfois par "conscience qui est absence de conscience ".

 

De même, dans le célèbre Vimalakirtinirdesasutra, il est posé une pensée originellement et naturellement pure, non différente de la tathatâ (Ainsité, zhen ru). Selon Vimalakirti, cette pensée qui ne s’écarte pas de la tathatâ est une simple non-existence (abhâvamâtra), une pensée non-pensée. Dans le Vajrasamâdhisûtra le Jin gang san mei jing », texte chinois antérieur au VIIe siècle et d’inspiration taoïste, on trouve déjà plusieurs notions importante comme wu nian (non-pensée), wu xin (apparenté à wu nian), dhyâna "mobile" (dong) et "immobile" (bu dong), shou xin (proche du terme shou yi taoïste, "garder l’Un"), qui feront fortune dans l’école chan. Dans d’autres textes, en particulier ceux des écoles vibhajyavâdin et darstantika, également dans la lignée de Vasumitra, on parle d’une « pensée subtile », sukshmacitta, sukshmasukshma, "toute subtile", xi xin en chinois.

 

Ailleurs, on évoque une "pensée non manifeste", aparisphutamanovijñâna, une différenciation qui ne se manifeste pas, une discrimination non discriminante, une « connaissance sans différenciation », nirvikalpajñâna. Le célèbre Asanga, de son côté, affirme qu’il s’agit "ni d’une pensée ni d’une non-pensée", son frère Vasubandhu d’"une pensée exiguë". Dans les textes de l’école yogâchâra (Mahâyâna), wu nian est en relation avec l’âlayavijñana, traduit par Lilian Silburn par "conscience de tréfonds", l’inconscient bouddhique ; c’est la pensée subtilisée à l’extrême qui parfume à l’état de germe l’âlayavijñana.

 

Les taoïstes et les adeptes du tian tai utilisent le terme de yi nian, "pensée-une" et Shen Hui (Chen-houei), septième patriarche du Chan, parle, pour qualifier wu nian, "d’absence de pensée au sein même de la pensée". Au concile de Lhassa, est signalé le fait que wu nian est moins un non-pensé qu’une "production instantanée et ininterrompue", nian nian, pensée après pensée, instant après instant, pensée-éclair spontanée. En chinois, on parle de wei shi, « conscience externe », c’est la vijñaptimâtratâ sanskrite des vijñanavâdin décrite comme « activité qui fait seulement connaître, sans plus », impersonnelle conscience d’ainsité.

 

Bref, il apparaît que cette "non-pensée", ce "non-mental", wu nian/wu xin, est en fait une pensée, car absence de pensée signifierait mort, mais une pensée discrète, "toute menue", sans notion, pensée pure, un oubli ou "un dépôt de la pensée au sein même de la pensée", comme disent les taoïstes. En sanskrit, elle est traduite par a-smrti "non-attention vigilante" et par acitta "non-mental", en chinois wu xin. Certains donnent la traduction anâtman, ou plus précisément nairâtmya (insubstantialité) pour wu nian.

 

Hui Neng Da Shi (chan du sud) :

 

Qu'est ce que wu nian ? Wu nian c'est percevoir tous les dharma sans s'y coaguler. C'est être partout et ne demeurer nulle part. Votre Nature étant constamment vide, faites en sorte que les six voleurs, qui vont et viennent par les six portes des sens en direction des six poussières, n'y soient ni attachés ni détachés et circulent en toute liberté. Voilà le samadi de prajna. La Libération en soi est pratique de wu nian.

La concentration

28/11/2021

La concentration

 

[...] Ding gong, la "maîtrise de la concentration" est selon le bouddhisme un passage obligé sur le chemin du Tao. De nombreux types d'ascèse débutent par un entraînement concentratif. Dans le Chan il est appliqué au mouvement en premier lieu et à l'assise en second ou en parallèle. Jeter les gens dans l'assise sans préparation est la cause non seulement de nombreux abandons, mais aussi d'accidents, physiques ou psychiques, sans parler de l'étroitesse d'esprit qui, la plupart du temps en découle.

 

Hui Neng, le sixième maître du "chan des patriarches" censé proposer une approche immédiate et sans support, préconise pourtant, et dès les premiers chapitres de son Tan Jing (Sutra de l'Estrade), cette méthode de concentration : 

 

L'unique pratique de ding est, à tout instant, que l'on marche, que l'on soit assis, debout ou couché, la pratique constante de zhi xin, l'esprit droit.

 

Le sutra le plus important en matière de concentration et d'attention est le Mahasatipatthanasutra, le Da nian chu jing, le "grand sutra de la présence de l'attention. [...] Aucun des discours du Bouddha (même celui de Bénarès), n'est autant prisé des bouddhistes, d'Asie du Sud-Est en particulier. Le Bienheureux a déclaré lui-même qu'il contenait à lui-seul les clés menant au but.[...] Ce texte fondamental du bouddhisme originel proclame :

 

Il n'y a qu'un seul sentier, ô moines, conduisant à la purification des êtres, à la conquête des douleurs et des peines, à l'anéantissement des souffrances physiques et mentales, à l'obtention de la conduite droite, ) la réalisation du nirvana, ce sont les quatres sorte d'établissement de l'attention.

 

Dam, premier patriarche chinois, ajoute quand à lui :

 

Le lieu où l'on marche est le lieu de l'Eveil, le lieu où l'on est couché est le lieu de l'Eveil, le lieu où l'on est assis est le lieu de l'Eveil, le lieu où l'on se tient debout est le lieu de l'Eveil. Lever ou abaisser le pied constitue le lieu de l'Eveil.

 

[...] L'attention fait référence à un autre état d'esprit, relié à la concentration mais différent, "comme deux faces d'une même pièce". La concentration-attention est au coeur du bouddhisme, c'est l'axe, le carburant de la machinerie bouddhique. Chaque école la pratique à sa manière. Parfois la pratique de la concentration est exclusive, d'autres fois elle est infuse.

 

Voici, à travers quelques citations des avertissements sur ding soulignant l'inconvénient d'un excès ou d'un exclusivisme de la concentration :

 

Bai Zhang Huai Hai :

 

Ce qui est retenu par le pouvoir de ding s'échappe à l'improviste pour surgir dans un autre contexte.

 

Le maître Hong zhi Zheng Jue :

 

Pour extirper le mal et contrecarrer l'ambition, il faut leur laisser une route ouverte. Fermer toute les issues serait comme boucher tous les trous de souris pour les empêcher d'y entrer. Elles rongent alors toutes les bonnes choses à leur portée.

 

[...] Ces avertissements précieux pointent du doigt le fait qu'un dressage du psychisme dans connaissance est cause de tous les désordres et s'avère, en définitive, diamétralement opposé à l'apaisement du corpspsychisme. Malgré ces réserves d'usage, concluons avec le Huang ding jing, "le classique taoïste de la Cour jaune" : 

 

Nul besoin d'aide divine pour devenir immortel,

la concentration, année après année,

et l'accumulation des énergies y suffisent !

 

Veille constamment, jour et nuit, et tu seras Immortel.

 

 

 

 

 

 

 

 

L'attention

28/11/2021

L'attention

Il est ainsi possible de percevoir en "grande largeur" sans jamais fixer le yi (idée, pensée, intention, dessein, visée, sentiment, envie, ambiance, nuance, coloration). Concentration est vision centralisée, attention vision périphérique. L'un est maîtrise, l'autre dessaisissement. On peut même affirmer qu'il s'agit, au contraire, d'épouser la forme mouvante du yi, d'utiliser cette caractéristique même sans la brider, en faire non une faiblesse mais une force : principe clairement taoïste, aller dans le sens de la Nature. [...]

 

Le yi continu et mouvant, stable et disponible, réceptif, caractérise l'état d'attention. Dans cet état, le yi ne cesse de percevoir sans saisir, rien n'est obstacle et cela permet d'intégrer cette attitude au milieu de la fournaise du monde, de "planter des lotus dans le feu" comme le dit un stance traditionnelle.[...]

 

Les découvertes réalisées par des générations de pratiquants ont révélé un état yang du fonctionnement de l'esprit et un autre yin.

Le yang, ici, serait l'attitude concentrative, volontariste, un peu violente et externe qui réduit le champ perceptif, le resserrant sur un support fixe, toujours identique, c'est "aller chercher", ding

 

Le yin, c'est l'attention diffuse, large, réceptive. C'est recevoir, accueillir, l'esprit ouvert perceptif, mobile et centré en même temps, à l'écoute de nombreuses perceptions sans perte du zhong, le "centre.

 

Xi Yun de Huang Bo :

 

Maintenant veillez simplement, à tout moment, que vous soyez en marche ou arrêtés, assis ou couchés, à vous appliquer au wu nian (sans pensée) et sans différentiation,. Soyez sans appui et sans dépendance (yi yi), sans demeure fixe. Laissez-vous aller au hasard (ren yun) comme viennent les choses, tel un idiot (yu).

 

En réalité, l'esprit aux prises avec lui-même passe d'abord par une phase concentrative : au sens propre exclusive. Si l'application de cette présence de la conscience est soutenue suffisamment longtemps de manière appropriée, unifiant en elle souplesse et détermination, détente et fermeté, elle débouche spontanément sur un feuilletage de ce même état. Ce qui s'avérait monolithique, presque lisse, cette concentration appliquée, cette protection contre les pensées dispersantes, finit par se perméabiliser, jusqu'à se libérer progressivement de son support sans pour autant les perdre, sans pour autant glisser vers la déliquescence psychique. Et alors "tout se passe comme si" la conscience de l'espace et du temps se modifiait.

Après une focalisation nécessaire, comme la descente qui ramasse les eaux de la conscience entre les parois rétrécissantes d'un entonnoir, notre temps et notre espace se scellant de plus en plus étroitement à l'instant, sans violence, ni saisie, en dépossession de soi, d'instant en instant, on en vient progressivement à un ré-élargissement de cette conscience. On débouche sur une autre qualité d'être où il y a de plus en plus d'espace intérieur car le temps psychologique s'est transformé, il s'est ralenti. Et plus le temps se ralentit, plus l'espace nous "vastifie" à son tour, dans une détente disponible, dans un dépôt de la charge au monde, dans un désinvestissement efficace pourtant.

 

Enseignement du Vénérable Xu Yun :

 

Si la conscience du temps est présente

lors du din (samadhi - absorption), ce n'est pas ding !

 

[...] L'état attentif créé l'impression d'un dédoublement, d'une profondeur de champ physiquement et psychologiquement perçue, vécue, depuis l'arrière et le haut de la tête : il y a perception sans centre, conscience sans bénéficiaire. D'aucuns parlent d''inconscient chan".

 

La concentration et l'attention s'appliquent à la respiration, aux sensations (par exemple dans la marche), au mental (dans la méditation), à toute chose ou non-chose (dans la contemplation). La tradition regroupe tout cela sous l'expression "trois actes, quatre postures", c'est à dire corps, voix, mental, et assise, déplacement, allongement, se tenir debout.

 

Enseignement traditionnel :

 

La respiration, comme la présence ou la méditation, ne sont que des expédients : inutile de s'y attacher. Qu'il faille s'y appliquer c'est certain. Mais sans exclusive. Ils sont juste là pour servir de support, de terre du coeur, de substrat pour que puissent s'enraciner et fleurir les qualités de l'esprit qui s'auto-investigue. La concentration est nécessaire, comme l'est le fait de creuser progressivement pour que l'eau surgisse soudainement : c'est en tout cas, ce qu'affirme Shen Hui, partisan pourtant de l'approche subitiste. Mais la concentration cultivée pour elle-même ne mène nulle part, si ce n'est au pouvoir et donc à la cristallisation, à la coagulation. La concentration ne lamine pas le bénéficiaire, ne décapite pas le wo (je) illusoire, il reste toujours "quelqu'un" de concentré, "quelqu'un" différent de l'état ordinaire, un bénéficiaire qui commerce avec la denrée concentrative, un "maîtriseur". La continuité de la présence cultivée d'instant en instant est, elle-même, suspecte car chargée d'effort et de temporalité, échos de l'immixtion de l'ego, d'où l'avertissement traditionnel de "ne point attacher un instant qui passe à un autre instant".

Lorsque l'état d'attention divisée dissout le centre fictif, nommé par convenance "nous", les choses importantes émergent alors. Là, débute le royaume de la subjectivité pure, subjectivité revendiquée et incontournable, qui mène dans les territoires vierges de la confusion, de l'entre-deux chargé de promesses. Il est crucial de ne jamais quitter les voies de l'ordinaire et du simple. La pratique adéquate fuit les excentricités, l'excellence et les qualités particulières. Rien de plus difficile, en effet, que le sans-trace, de délicat que la légèreté : comment ne laisser aucune empreinte dans la neige immaculée qui se dépose sur les cimes de l'instant ordinaire incarné ? Il y faut dépossession et désintéressement. Le passeur du fleuve a déclaré : "Ne vous planquez pas, même dans le sans-trace !"

 

 

 

 

 

 

 

La disparition du temps en relativité

06/10/2021

La disparition du temps en relativité

La théorie de la relativité générale est la théorie de la disparition du temps. Que signifie cette disparition ? Quelles notions à caractère temporel la théorie permet-elle d’envisager ?

 

Je commencerai par un rapprochement historique. Si, comme on le sait, il n’y a pas d’espace physique proprement dit chez Aristote, on peut caractériser le cadre géométrique de sa physique par les notions d’horizontal et de vertical. Les deux sont de nature différente puisque, par exemple, le mouvement naturel des corps lourds suit la verticale. Et cela correspond bien au sens commun qui nous indique que le déplacement d’un objet selon l’horizontale est bien plus facile que selon la verticale, ce que nous imputons aujourd’hui à la gravité. La révolution newtonienne du XVIIe siècle se lit alors comme le remplacement suivant :

 

horizontal + vertical ==> espace isotrope

 

 

En effet, l’une des contributions majeures de Newton fut d’introduire un espace physique homogène et isotrope, représenté mathématiquement par l’espace géométrique euclidien. L’isotropie signifie que toutes les dimensions sont équivalentes : rien ne distingue, en particulier, une verticale des horizontales. Cela n’était possible qu’au prix de la reconnaissance du phénomène responsable de la distinction apparente entre ces dimensions : la gravitation. Et l’on sait bien que l’introduction de cette interaction fut l’une des autres grandes innovations newtoniennes. Le génie du savant fut d’avoir déclaré, contre l’évidence, que les dimensions horizontale et verticale étaient de même nature. Contre l’apparence puisque, dans la vie courante (sur Terre), tout semble les distinguer ; et que Newton n’avait pu profiter des expériences en impesanteur qui aujourd’hui rendent concrète cette disparition : où serait la verticale pour un cosmonaute dans son vaisseau spatial ? Où serait-elle pour un habitant d’une planète de la galaxie d’Andromède ? Il peut sans doute en définir une dans son voisinage immédiat, dirigée par exemple vers le centre de sa planète ; mais elle n’a rien à voir avec notre « verticale », sur Terre, que j’aimerais qualifier de notre « verticale propre » (d’ailleurs elle-même ambiguë : au pôle ou à l’équateur ?). Il n’y a plus, dans l’espace newtonien, de verticale ; mais chacun peut définir à sa guise sa verticale propre, par exemple simplement comme la direction qui joint ses pieds à sa tête.

 

La révolution relativiste, celle de la relativité restreinte (RR), se formule de manière strictement identique, en remplaçant « verticale » par « temps » et « horizontal » par « espace » :

 

espace + temps ==> espace-temps isotrope


L’espace-temps est isotrope : toutes ses directions sont identiques. Aucune ne représente le temps ; aucune ne représente l’espace. Ce n’est que dans notre environnement local que nous pouvons distinguer une dimension particulière, que nous qualifions de temporelle. Elle nous est propre, et ne vaut que là où nous sommes. C’est elle qui joint notre état présent à nos états futurs. Mais elle ne vaut que pour nous, et n’a de pertinence que dans notre environnement (en toute rigueur, uniquement à la position que nous occupons ; avec une précision limitée, dans un voisinage étendu à la Terre, au système solaire, ou même à notre galaxie).

 

Un autre « observateur » subit l’écoulement de sa durée propre. Cette dernière n’a pas plus à voir avec la nôtre que la verticale de l’habitant d’Andromède n’avait à voir avec la verticale terrestre : pas de temps défini pour tous et partout, pas plus que de verticale.

 

Cela réside de manière profonde dans la formulation mathématique de la théorie. La pertinence du cadre géométrique de la physique (de la nature) se manifeste par les transformations que l’on peut y accomplir. Ces transformations forment un groupe, au sens mathématique du terme.

 

– Chez Aristote, les rotations horizontales (c’est-à-dire dans un plan) forment un groupe que les mathématiciens baptisent SO(2), où le 2 se réfère aux deux dimensions du plan dans lequel il agit. Une rotation dans le plan est définie par la seule donnée de son angle : on dit que ce groupe est à une dimension. Les rotations selon l’unique dimension verticale sont quant à elles trivialement limitées.

 

– Chez Newton, le groupe s’élargit : toutes les rotations sont permises et équivalentes, y compris celles qui impliquent la verticale. Et elles ont toutes le même statut. Nous pouvons l’observer aujourd’hui concrètement dans un vaisseau spatial (pensons à la goutte de whisky du capitaine Haddock : loin de la gravitation, elle prend une forme sphérique qui manifeste directement l’isotropie de l’espace). Le groupe des rotations dans l’espace est plus grand : il est à trois dimensions. Les mathématiciens le baptisent SO(3), où le 3 se réfère aux trois dimensions de l’espace.

 

Le passage à la physique newtonienne s’exprime donc par un accroissement des symétries du cadre géométrique. A posteriori, la verticale apparaît comme ce qui « brisait » la symétrie de l’espace, réduisant le groupe SO(3) à SO(2) seulement.

 

– Chez Einstein (RR), la symétrie s’élargit encore puisque toutes les dimensions ont le même statut, y compris celles qui impliquent ce que l’on voudrait encore appeler temps. Le groupe est maintenant le groupe des rotations dans l’espace-temps. Il s’appelle SO(3,1), ou groupe de Lorentz. Il est à six dimensions. L’existence de ce groupe indique précisément qu’aucune des dimensions de l’espace-temps ne peut être extraite et appelée temps : toutes ont le même statut (du moins à l’intérieur d’une grande famille). Les symétries de l’espace-temps sont bien plus nombreuses que celles de l’espace.

 

L’isotropie de l’espace-temps – impossibilité de choisir une dimension temporelle – est le fondement de la RR, tout comme l’isotropie de l’espace – impossibilité de définir une verticale – est ce qui fonde la physique newtonienne. Rétrospectivement, la division newtonienne en espace et temps apparaît également comme une « brisure de symétrie » : le temps (de Newton) est ce qui brise la symétrie de l’espace-temps (de la RR), tout comme la verticale est ce qui brise la symétrie de l’espace.

 

La relativité générale va encore plus loin ; ce ne sont pas seulement toutes les dimensions rectilignes de l’espace-temps qui ont le même statut : toutes les courbes (du moins d’un certain genre dit « temporel » précisément) sont équivalentes. Aucune de ces courbes (laquelle choisirait-on ?) ne peut être qualifiée de temps.

 

Simultanéite

 


Historiquement, cette vision spatio-temporelle ne s’est pas imposée immédiatement. Ce qu’Einstein a vu d’abord, c’est la disparition du temps. Ce n’est que plus tard, à la suite des travaux de Minkowski et de Poincaré, que fut introduite la notion d’espace-temps. Einstein a déduit la disparition du temps de celle de la simultanéité. Par des expériences de pensée impliquant les signaux lumineux, il s’est aperçu qu’il était impossible de décider si deux événements étaient simultanés ou non. Si un temps existait, il permettrait de dater les événements. Et si l’on pouvait dater les événements, il suffirait de comparer leurs dates pour décider si oui ou non ils sont simultanés.

 

Précisons qu’Einstein a conçu une expérience de pensée qui permet à un observateur donné de décider de la simultanéité de deux événements de son point de vue personnel. Cette simultanéité relative n’est définie, et ne prend de sens, que comme résultat d’une telle mesure accomplie par l’observateur que l’on considère (et pas un autre). Elle n’est pas pour autant associée au temps propre de cet observateur (ni à aucun autre). Et Einstein a montré clairement que deux événements qui apparaissent simultanés à un observateur n’apparaîtront pas simultanés à un autre. Je précise – si besoin est – qu’il est impossible de définir un temps (ou même une fonction temporelle) qui serait tel que ces simultanéités correspondraient à des coïncidences de dates.

 

Causalité et durées propres


S’il n’y a pas de temps en relativité (restreinte ou générale), la théorie admet deux notions fondamentales qui ont une connotation temporelle : celle de causalité et celle de durées propres. En physique newtonienne, ces deux notions se confondent avec celle de temps : la causalité est identique à la chronologie établie à l’aide du temps, et toutes les durées propres entre deux événements sont identiques, confondues avec la « durée » que le temps définit comme différence des dates entre les deux événements. La confusion entre ces notions relativistes et celle de temps est une des principales sources d’incompréhension de la relativité.

 

Pour évoquer les durées propres, considérons deux événements dans l’univers : A, l’explosion d’une étoile lointaine ; B, l’arrivée d’une météorite sur la Terre. En physique newtonienne, le temps permet d’assigner une date à chacun. La durée (temporelle) séparant ces deux événements se définit alors simplement comme la différence de leurs dates. Par exemple, l’explosion A s’est déroulée il y a 1 000 ans, l’arrivée de la météorite il y a 100 ans ; la durée qui les sépare est de 900 ans. Tout cela a un sens bien défini en physique newtonienne. En relativité, il n’existe pas de notion de durée entre ces deux événements. La théorie les considère comme deux points A et B dans l’espace-temps et l’on peut tracer (imaginer) une infinité de segments de courbe les reliant. Précisément, la métrique de l’espace-temps (en fait pseudo-métrique ; une de ses propriétés fondamentales en RR) permet d’assigner une (pseudo-)longueur à chaque segment de courbe : c’est ce que la théorie baptise durée propre séparant ces deux événements le long de la courbe correspondante. Notons que c’est la seule notion qui se rapproche des durées que l’on puisse définir dans la théorie. On ne définit pas de « durée propre entre A et B », mais des « durées propres entre A et B le long de chaque segment de courbe qui les joint ». Il y en a autant que de tels segments : une infinité.

 

Certains de ces segments peuvent être associés à des observateurs. Un observateur occupe à chaque instant de sa vie un point de l’espace-temps. En joignant tous les points de son histoire, on obtient une ligne dans l’espace-temps : sa ligne d’univers, succession continue des événements de sa vie. Imaginons qu’un observateur ait vécu les deux événements que nous avons considérés (en relativité, c’est une condition nécessaire pour qu’il puisse définir une durée propre entre eux). Cela veut dire que sa ligne d’univers passe par les deux points A et B. La durée propre ainsi associée à son histoire est celle qu’il aura vécue, ressentie, mesurée… entre les deux événements.

 

Autant d’observateurs possibles, autant de lignes d’univers, autant de durées propres entre les deux événements (pour autant qu’ils y aient effectivement participé ; dans le cas contraire, ils ne peuvent définir aucune durée propre). Deux observateurs aux histoires différentes auront vécu entre A et B deux durées propres différentes. Aucune d’entre elles ne définit quelque chose que l’on pourrait appeler le « temps », et qui se serait écoulé entre les deux événements; 

 

 

Les jumeaux de langevin

 


L’historiette des jumeaux de Langevin illustre parfaitement la nature du temps propre. À l’âge commun de 18 ans, les deux jumeaux se séparent : l’un reste sur Terre tandis que l’autre entreprend un voyage interstellaire. Lorsque le jumeau voyageur revient, il fête ses retrouvailles avec son frère. Ce dernier a 50 ans, alors que le voyageur n’a que 30 ans. Les deux jumeaux ont vécu deux histoires différentes ; ils ont éprouvé, ressenti, mesuré… des durées propres différentes. Précisons qu’il n’y a aucune ambiguïté : c’est dans tous les sens du terme que les deux jumeaux ont l’un 30 ans, l’autre 50 ans. L’un a vraiment vécu 32 ans, l’autre 12 ans : qu’il mesure ses années (propres) à sa montre, aux battements de son cœur, ou en définissant une horloge par la durée (propre) qu’il lui faut pour lire un livre, ou pour un exercice de calcul mental…

 

Le jumeau sédentaire n’a pas bougé (ou très peu) : sa ligne d’univers est une droite (en RR) ou une géodésique (en RG). Ce n’est pas le cas pour l’autre jumeau qui, pour partir puis pour faire demi-tour, a subi la poussée des moteurs de sa fusée : il a décrit une courbe compliquée dans l’espace-temps. Que l’on traite le problème du point de vue de la RR ou de la RG, le résultat est le même : les deux jumeaux ont bien vécu des durées différentes.

Temps universel et temps cosmique ?


Reste à comprendre comment il peut se faire que nous ayons la sensation d’un temps universel qui s’écoulerait pour nous tous à la manière newtonienne. La théorie l’explique parfaitement. Si la courbure de l’espace-temps n’est pas trop élevée (c’est-à-dire si le champ de gravitation n’est pas trop intense), et si l’on ne s’intéresse qu’à des mouvements pas trop rapides (en comparaison de la vitesse de la lumière), alors un observateur a la possibilité d’étendre la validité de son temps propre dans une petite région qui l’environne.

 

Jusqu’où ? Tout dépend de la précision des mesures que l’on envisage (en comparaison avec l’intensité de la gravitation et les vitesses en jeu). Pour tout ce qui concerne la vie courante, je puis étendre la validité de mon temps à l’échelle de la Terre, et même du système solaire, sans commettre d’erreur décelable. Le système de repérage GPS nécessite déjà une précision supérieure. Ses données ne peuvent être converties en indications fiables que si l’on tient compte du fait que l’on ne peut parler de temps à une échelle commune à la Terre et aux satellites impliqués : sur Terre s’écoule le temps propre de la Terre ; dans les satellites s’écoulent les temps propres des satellites. Le système d’analyse des données tient compte de cette différence. Si l’on exige une précision encore plus grande, il devient impossible de supposer qu’un temps (même relatif) s’écoule à l’échelle de la Terre : les dernières versions d’horloges atomiques, placées à quelques mètres de distance, ne mesurent pas un temps qui s’écoulerait à leur échelle commune ; mais chacune mesure une quantité différente de l’autre, l’écoulement de son temps propre : elles ne peuvent être synchronisées.

 

Autre évocation à caractère temporel, celle du temps cosmique en cosmologie. Les espaces-temps qui constituent les modèles cosmologiques sont supposés relativement simples, en vertu du principe cosmologique. Cette simplicité – en fait l’existence de symétries importantes – permet de définir une fonction temporelle sur tout l’espace-temps, que l’on baptise temps cosmique. Certaines de ses propriétés rappellent celles du temps – d’où l’appellation – et, pour nous-mêmes (qui l’avons défini), il se confond sur notre ligne d’univers avec notre temps propre. Il constitue un outil pratique pour repérer les processus cosmiques mais il convient de rester prudent car, par exemple, deux événements se déroulant à la même valeur du temps cosmique ne sont pas vus comme simultanés, même par nous-mêmes (qui en sommes pourtant les observateurs les mieux adaptés). Et à vrai dire, en général, nous n’avons aucune idée de la valeur du temps cosmique d’un événement que nous observons : telle ou telle valeur du temps cosmique associée à un événement résulte d’une reconstitution indirecte et souvent très imprécise, en général non mentionnée. En vérité, l’utilité principale de ce « temps cosmique » – sans grande pertinence épistémologique – est de permettre de raccrocher les discours cosmologiques vulgarisés à des notions familières (souvent, hélas, au prix d’approximations).

 

Causalité


Je terminerai enfin avec la notion de causalité, très importante en relativité. En physique newtonienne, la causalité est « triviale » en ce sens qu’elle se confond avec la chronologie. En relativité, pas de chronologie, mais une causalité parfaitement définie, à tel point que beaucoup de physiciens la considèrent comme la propriété fondamentale de l’espace-temps. Pour l’exprimer, étant donné deux événements A et B : A peut précéder causalement B ; B peut précéder causalement A ; A et B peuvent être causalement déconnectés. Des événements déconnectés peuvent être déclarés simultanés par un observateur, mais A peut précéder B du point de vue chronologique d’un deuxième observateur : et B peut précéder A du point de vue chronologique d’un troisième. Autrement dit, causalité et temporalité sont deux notions tout à fait différentes en relativité.

 

La notion de temps est donc fondamentalement incompatible avec la relativité. Et la formulation de la théorie se porte mieux si l’on évite les références à toute notion temporelle : temps propres et temps cosmique. Cela est le préliminaire aux approches nouvelles de gravité quantique, qui d’ailleurs « nettoient » de manière similaire la physique quantique en la formulant sans le temps. Mais cela est une autre histoire !