« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

Pour traiter parfaitement du dhyana nous vous proposons ce court extrait du livre "Tch'an-Zen Racines et floraisons" aux éditions Hermès qui regroupe un ensemble exceptionnel de textes et d'études sur les différents aspects du bouddhisme Tch'an : ses racines, son éclosion et son épanouissement. A la suite de ces textes d'origine chinoise figurent des oeuvres japonaises de quelques anciens maîtres du Zen, tels que Bankei et Hakuin.

Mais en quoi consiste donc le dhyana ? Une recherche du sens vrai de ce terme amène à faire d'abord justice de quelques confusions. En effet, il a été défini comme une méditation ou une concentration méthodique et par ailleurs on lui a reproché d'aboutir à une immobilité paralysante et au quiétisme. Or le dhyana véritable n'est ni une "méditation" ni une simple concentration de la pensée, il relève du spontané bien plus que de la méthode et sa quiétude est la toile de fond de toute lucidité et de toute sorte d'activité juste.

Peut-être la source de l'erreur réside-t-elle dans l'emploi du mot "méditation", malheureusement devenu courant aussi bien en anglais qu'en français, aussi bien dans un monastère Zen que dans les laboratoires américains, où l'on enregistre des "méditants" et qui finit par s'appliquer à l'état intérieur éprouvé par quelqu'un qui s'assied en essayant de ne penser à rien ou de penser à une seule chose, ou en se regardant penser, ce qui n'est nullement du dhyana et pas non plus de la méditation.

 

A strictement parler, la "méditation" est une réflexion profonde sur un sujet. Le mot était employé par les directeurs de conscience chrétiens qui proposaient à leur dirigés des sujets religieux, et les mystiques chrétiens ont eu toutes les peines à faire entendre qu'à partir d'un certain degré, on ne peut plus "méditer", qu'on doit alors quitter idées et représentations pour s'abandonner à l'état profond qui tend à s'instaurer spontanément et qu'il ne faut pas contrarier.

 

C'est ici, au-delà de la méditation proprement dite, que l'on peut situer le début du dhyana, état de conscience jusqu'alors inconnu qui fait accéder au domaine subtil d'un "intériorité" spécifique. Inutile d'essayer de le juger du dehors, on ne le connaît que par expérience. Le dhyana n'est pas un exercice, il constitue un premier et très précieux accomplissement. Fruit du détachement, il se révèle imprégné de détente et de bonheur, vide de la pensée et des sentiments habituels, lucide sans trace de cogitation, libre sans trace d'effort : on le découvre comme un monde nouveau. Il est susceptible d'un approfondissement et le Bouddha en distingue quatre degrés, décrits dans le récit de la nuit de l'Eveil.

 

Puisqu'il s'agit de quitter le plan de la conscience ordinaire et d'accéder à une nouvelle modalité de conscience, on comprend que le mot "concentration" dans la mesure où il suggère un effort et connote un projet, ne convient pas. Il serait plus juste de parler d'absorption et alors qu'il faudrait un terme technique ne prêtant pas à confusion. Finalement le mieux est encore de garder le vocable sanscrit  [...].

 

Dans cette nouvelle modalité de conscience s'effacent les attachements multiples ainsi que les appuis habituels de la pensée, se dissolvent les structures rigides qui font obstacle à l'intuition. Par-là s'instaure un vide qui va grandissant à mesure que s'approfondit l'absorption pour s'acheminer dans le nirvana.

 

Mais le mot "vide" ou "vacuité" est une source d'erreurs plus graves encore que les précédentes; elles déferlent de temps à autre et sont bien difficiles à dissiper. En effet, la pensée ordinaire ne peut que faire du vide un objet, un vide en soi, sans savoir jamais se dégager d'une précédente interprétation négative aux antipodes de la vacuité vivante que précisément révèle l'expérience profonde. C'est ainsi que le système de Nagarjuna, pour avoir mis l'accent sur sunyata, la vacuité, est traité de nihilisme par ceux à qui échappe son aspect éminemment positif; ils ignorent le détachement, l'élargissement de la conscience qui se met "au diapason de l'infini" et l'afflux de paix, de félicité, d'efficience sans lesquels le vide serait en effet stérile. Ils ne peuvent évidemment concevoir que le devenir phénoménal cause de la douleur étant tari, ce qui apparaît est non pas un vide objectif mais les choses "telles qu'elles sont".

 

Ceux qui cherchent un fixation ou un vide de la pensée dans une méditation immobile commettent une erreur analogue et tombent dans une vacuité sans issue.

 

Dès le bouddhisme ancien il est clair que, loin de se réduire à une "méditation assise", le dhyana influe peu à peu sur l'ensemble de la vie courante, remplaçant une pensée bornée et agitée par une conscience claire et pure, à la fois vigile et inaccessible aux remous de l'extérieur. Et c'est justement parce qu'il devient un fond durable que le dhyana est si précieux.

 

Dans le Grand Véhicule, tous ces caractères se retrouvent et leur expression est plus dévelopée. Le Bodhisattva porte le dhyana à sa "perfection" (paramita) :

 

"Qu'il marche, qu'il soit debout, assis, ou repose, qu'il parle ou fasse silence, il demeure constamment recueilli. Son état de recueillement ne le quitte plus... Avec ses amis ou ses ennemis, avec ce qui est agréable et ce qui ne l'est pas, avec les êtres nobles comme avec ceux qui ne le sont pas ... il reste le même, il ne se montre ni condescendant ni frustré. Et pourquoi ? Parce que, pour lui, les choses sont comme vides de caractère propre, dépourvues de réalité, incréées, non-produites."

(Syksasamuccaya, trad. L. Silburn) 

 

Le dhyana conduit donc le Bodhisattva là où les choses sont non-nées et non-détruites selon le très subtil enseignement de l'anutpadadharma dans l'Ecole de la Voie du milieu qui tend à suggérer non une théorie mais une très haute expérience. Les dharma (les choses) sont "tranquilles dès l'origine, non-produits, quiescents de par leur nature même". "Ils sont apaisés parce qu'ils sont du domaine de la Connaissance apaisée". Mais rares sont les hommes capables de cette Connaissance :

 

"Ceux qui savent que les dharma n'ont pas de nature propre sont des héros qui résident en ce monde en extinction complète, car ils vivent sans s'attacher aux attributs du désir; ayant repoussé l'attachement, ils convertissent les êtres."(Syksasamuccaya, trad. L. Silburn) 

 

Dans ce vide peut donc jouer la Connaissance ou Sapience.

Alors, les choses ou données sont perçues "telles qu'elles sont",

 

"c'est à dire non reliées entre elles et donc libérées des différentiations et des particularités qu'on leur impute erronément. Etant vides de nature propre, elles sont isolées, en soi, ab-solues, pures, insaisissables; en ceci même consiste l'inconcevable profondeur de la perfection de sapience."

(Syksasamuccaya, trad. L. Silburn) 

 

D'une description nécessairement ici trop rapide il faut au moins conclure que c'est en ne dissociant pas dhyana, vide et sapience que l'on peut s'approcher au plus près du sens profond de chacun d'eux.

 

Les Chinois, surtout les Taoïstes, connaissaient déjà bien la vacuité et la tenaient en haute estime car, selon le Lao-tseu,

 

"Le Tao est comme un bol vide

Qu'aucun usage ne saurait remplir

Insondable, il semble l'origine des dix milles êtres."

 

Sous un aspect qui leur était donc familier, le vide bouddhique proposait aux habitants de l'Empire du Milieu une véritable école de subtilité, de vision intuitive, d'accomplissement intérieur. Les maîtres du Tch'an accueillirent la leçon et surent la mettre en œuvre de façon originale et puissante. 

 

 

EXAMEN DES QUATRE DHYANA

 

Le dhyana a un rôle fondamental. Il s'installe lors d'un parfait détachement et d'une grande unification de l'être tout entier orienté vers son but. Il se déploie en quatre vagues, quatre degrés d'une paix de plus en plus profonde, d'une intériorisation de plus en plus subtile, d'un bonheur qui déferle puis deviens moins sensible parce que plus intimement intégré, d'une conscience de plus en plus alerte et affinée.

 

Au premier degré, se produit la découverte émerveillée de la quiétude, de la joie, de la qualité toute spécifique d'un état nouveau que saisit l'analyse. Au second, cette intériorité devient un samadhi qui, dans la joie et le bonheur, inonde l'être tout entier. Au troisième dhyana, la joie s'efface, le bonheur s'approfondit, s'étend, devient le fond sur lequel apparaît un état hautement vigile, égal, et qui, au quatrième dhyana, se stabilise; en ce dernier degré, le bonheur lui-même cède la place à une félicité indiscernable que ne peut altérer ni bonheur ni malheur et qui se révèle comme équanimité, tandis que, très éloignée de la connaissance à double pôle, s'affirme une vigilance d'une extrême pureté

 

C'est cette vigilance, notons-le bien, qui, le moment venu de connaître quelque chose, s'exercera comme sapience. La sapience et l'absorption ne sont donc pas séparées, cette haute vigilance-là étant à la fois le cœur même du quatrième dhyana et la potentialité de la sapience.

 

Ainsi, les quatre absorptions sont quatre degrés d'un état de conscience éminemment positif, le seul réel en vérité. Mais, en même temps, ce sont quatre degrés d'élimination : au premier dhyana, le domaine de l'intériorité éclipse et élimine la conscience ordinaire; puis au cours des trois autres, l'intériorité elle-même, en s'affinant, devient de plus en plus dépouillée.

 

Or, cette élimination, qui touche au plus profond de la nature humaine s'effectue sans inconscience. Au terme de cette double progression, la conscience est bien présente mais elle est complètement transformée. Grâce à la vacuité, elle a perdu ses appuis extérieurs à la première absorption, puis ses appuis internes, donc tout ce qui la caractérise d'ordinaire. D'autre part, grâce à la paix et à l'affinement, elle est devenue "réceptive, alerte, limpide, en extrême pureté d'attention", selon une glose ancienne du Digha-Nikaya.

 

Il s'agit bien d'une expérience, analogue par le contenu, sinon par le mode d'apparition, à celle que le Grand Véhicule désignera comme conscience sans conscience empirique (acitta) et dont il dégagera une qualité essentielle, non sans rapport avec la définition ancienne qui vient d'être citée : pareille conscience est "sans appui" ou "sans demeure" ou "non-établie" car elle ne se laisse prendre à aucun support, son attention restant à tout moment pure et disponible.

 

Dans le Tch'an, comme il a été dit, wou-sin, parallèle à acitta, désigne la conscience délivrée de sa modalité individuelle et dualisante, délivrance qui implique un véritable retournement au niveau du "coeur" (sin). Ainsi, l'homme recouvre sa "nature foncière" ou "nature de Buddha".

 

La nature de Buddha se révèle en effet dans cette nuit de l'Eveil mais l'Eveillé n'en parle pas directement et il ne décrira jamais l'Eveil qui échappe à la pensée. N'oublions pas que le Buddha a lui-même donné le plus haut exemple de formulation négative en appelant le sommet de l'expérience humaine "nirvana", extinction de tout ce que l'homme ordinaire connaît et nomme.