« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

 

Cet article reprend des extraits du livre « Les Voies de la Mystique ou l'accès au sans-accès » aux éditions Hermes. 

Au coeur de la Non-voie toute parole, tout énoncé cesse : mais il importe cependant de la nommer, car elle fonde, elle couronne et annule la grande aventure mystique.

 

Il faut se tenir à son seuil, en effet, pour voir définitivement expirer toutes les idolâtries des voies et des moyens. Grâce, accès secret, passages et transformations, tous ces jalons de la vie mystique se révèlent non seulement vains mais sans existence.

 

Il n'y a pas de naissance pour qui est .

Il n'y a pas de devenir pour qui est.

Il n'y a pas d'anéantissement pour ce qui n'est pas.

 

"Certains maîtres veulent que l'esprit saisissent sa béatitude dans l'amour, d'autres qu'il la saisisse dans la contemplation de Dieu. Mais je parle autrement et je dis : il ne la saisie ni dans l'amour ni dans la connaissance ou "contemplation".

(Maître Eckhart)

 

On ne peut connaître l'Essence qu'en s'identifiant à elle; cette identification qui élimine toute distinction est une simple prise de conscience :

 

"Une union à Dieu au sens de devenir un avec Dieu, cela n'existe pas; ce qui existe c'est la prise de conscience du fait existant, à savoir que le mystique est un avec Dieu"

(Ibn'Arabî)

 

On ne peut rien dire de la Réalité incomparable (anuttara). Si Abhinavagupta en donne un exposé, c'est pour faire comprendre à quel point rien n'y peut livrer accès. Même le désir d'accéder à l'Essence libre de toute voie, même l'incitation qu'un maître donne à un disciple impliquent encore différentiation et limite : rien de cela ne concerne cette insurpassable Réalité qui réside partout, jusque dans les états ordinaires.

 

 C'est qu'aucun moyen, aucune voie ne peuvent servir à révéler la Conscience :

 

"Ceux qui désirent discerner directement cette Essence à l'aide d'une voie ne sont en réalité que des sots qui, pour voir le soleil cherchent (à s'emparer) d'une luciole".

 (Abhinavagupta) 

 

Un poète musulman, Rûmi s'écriait de même :

 

"Partout se trouve l'Ami dévoilé,

présent dans la manifestation, ô toi doué de vision !

Tu recherches une chandelle en plein soleil,

Le jour est si brillant, et tu restes dans les ténèbres de la nuit !

Si tu échappes à cette obscurité, tu apercevras

l'univers tout entier orienté de lumière,

Tel un aveugle, tu cherches un guide et un bâton,

tandis que devant toi la route s'étend, plane et claire"

 

D'une façon plus elliptique encore le Tao te king prévient également que :

 

"La voie qui peut être parcourue n'est pas la véritable voie (Tao)"

 

Abhinavagupta commence l'exposé des voies par la Non-voie, étant donné qu'elle contient toute réalité, toute efficience et que d'elle dépendent entièrement voies et moyens :

 

"Sur le chemin de la Conscience, ceux que la grise poussière tombée des discours des logiciens n'a pas aveuglés, s'absorbent dans le Souverain quand ils réalisent leur identité avec lui. Et c'est en lui qu'ils plongent toute chose : cruche, corps, souffle vital, impressions affectives et jusqu'au non-être."

 

Mais quels que soient les sommets intérieurs qu'atteignent les grand mystiques, ils ne séparent jamais la vie mystique de la vie ordinaire. C'est toujours à travers elle qu'ils s'efforcent d'atteindre l'expérience ultime et, une fois qu'ils y sont parvenus, c'est à même cette voie quotidienne qu'ils en goûtent les effets dont ils font bénéficier ceux qui les entourent.

 

Loin de fuir la condition humaine, ils sont, réellement, les seuls à en connaître toutes les dimensions, à lui donner toute sa mesure et à la maîtriser dans tous ses aspects.

 

Parlant de "l'homme parfait", de "l'homme juste", de "l'homme commun" ou du "libéré vivant", chaque tradition s'efforce de dire à sa façon l'humaine simplicité de cet être divin. 

 

Un et simple comme Dieu, dirait Maître Eckhart, il ne laisse paraître aucun indice de richesse intérieure, bannissant tout ce qui pourrait suggérer le caractère exceptionnel de son expérience. Aucun pouvoir, aucune pratique dévotionnelle, voire mystique, ne le désignent au regard d'autrui. Par delà grâce et gloire, il s'adonne à ce que Ruysbroeck nomme "vie commune" : vie dans laquelle activité et contemplation sont un même exercice.

 

"Qu'il marche, mange ou s'adonne à ses occupations, le libéré vivant savoure un nectar d'immortalité; il n'est rien qui soit distinct de lui, tout est du substrat de la plénitude indifférenciée".

(Abhinavagupta)

 

Paisible, ce mystique vit simplement, ne cherche rien de plus que ce qui lui est proposé; subvenant à ses besoins et à ceux de sa famille, se contentant d'être comme il est, il assume sans restriction ni choix les activités et les fonctions de la vie humaine qui s'offrent à lui.

 

Il n'use d'aucun pouvoir pour se soustraire ou soustraire son corps aux lois de l'humaine condition. Pourquoi userait-il d'une force pour aller à l'encontre de ces lois, lui qui vit affranchi de toutes les dépendances dans une liberté infinie . Il peut se prêter à toutes les limites, puisqu'il échappe à toutes.

 

Son inaltérable autonomie déjoue toutes les imitations. Seul il est apte à jouir de la vie, dit Abhinavagupta. Il ne s'étonne ni ne s'émerveille mais goûte en toute chose le pur suc de l'effusion divine dont il rend perceptible la surabondance à qui décèle sa liberté infinie.

 

Unique, il se veut toujours égal à tous, n'accepte ni faste, ni privilège. Attentif, il partage les émotions et les souffrances de ceux qui l'entourent apportant à tous indistinctement le réconfort de sa compassion transparente. Il suffit de s'assoir près de lui pour que peines et inquiétudes s'évanouissent, la réalité de son amour révélant tout naturellement le caractère illusoire de la souffrance individuelle.

 

S'il fait "fleurir les arbres morts", il l'ignore, laissant toujours planer le doute sur l'efficacité de son acte, dissimulant les miracles dans les surprises toujours possibles de la nature. 

 

 

 

"... Et voilà tout"