Prendre appui sur les mots,
30 coups de bâton.
Prendre appui sur la méditation,
30 coups de bâton.
Prendre appui sur le vide,
10 000 coups de bâton.
23/02/2023
Cet article reprend des extraits du livre "Les entretiens de Mazu, maître chan du VIIIème siècle" par Catherine Despeux aux éditions Les Deux Océans.
Son nom de famille était Ma, et il fut généralement connu comme Mazu, c'est à dire le "patriarche Ma". On le décrit comme d'allure étrange, avec une démarche de buffle et un regard de tigre, traits d'une volonté robuste et volontaire. Un des traits de l'enseignement de Mazu est l'obtention de l'Eveil par soi-même, l'auto-éveil en quelque sorte, mais également sur l'accent mis sur la relation entre vie contemplative et vie quotidienne.
L'Eveil de Mazu
Pendant l’ère Kaiyuan (717-742) de la dynastie des Tang, Mazu s’exerça à la méditation au monastère de la Transmission de la Loi (Chuanfa yuan) du pic Heng. Il y rencontra l’abbé Rang qui vit aussitôt qu’il était un bon ustensile pour la doctrine. Huairang lui demanda un jour : « Révérend, dans quel but êtes-vous assis en méditation ? » Le maître répondit : « Pour devenir bouddha. » (Huai)rang prit alors un morceau de brique et se mit à le polir devant l’ermitage de Mazu. Le maître demanda : « Que voulez-vous faire en polissant ce morceau de brique ? » Huairang répondit : « Je la polis pour en faire un miroir. » Le maître dit : « Comment peut-on obtenir un miroir en polissant une brique ? » Huairang répondit : « Si l’on ne peut obtenir un miroir en polissant une brique, comment peut-on devenir bouddha en restant assis en méditation ? » Le maître demanda : « Alors, que dois-je faire ? » Huairang lui répondit : « Il en est comme d’un buffle attelé à une charrette. Si la charrette n’avance pas, doit-on fouetter le buffle ou la charrette ? » Le maître resta sans réponse.
(Huai)rang poursuivit : « Désires-tu apprendre à être assis en dhyāna (méditation) ou à être assis en bouddha ? Si tu veux apprendre à être assis en dhyāna, sache que le dhyāna ne relève ni de la position assise ni de la position couchée. Si tu veux apprendre à être assis en bouddha, sache que le Bouddha n’a pas de caractéristiques déterminées. Au sein du dharma de l’absence de résidence, ne fais écho ni à l’obtention, ni au détachement. Si tu es assis en bouddha, tu tues le Bouddha. Si tu t’attaches à la notion de position assise, tu n’atteindras pas la vérité absolue. » Après avoir reçu cet enseignement, le maître eut l’esprit ravi comme s’il eut bu le nectar le plus exquis.
Prêche de Mazu : le Cœur, c’est le Bouddha
Un jour, Mazu s’adressa à l’assemblée en ces termes : « Vous tous avez la conviction que le Cœur est le Bouddha. C’est parce que le Cœur est le Bouddha que le grand maître Bodhidharma est venu du sud de l’Inde jusqu’en Chine pour transmettre la doctrine du Cœur unique du véhicule supérieur, et ainsi vous éveiller tous. À l’aide du Laṅkāvatārasūtra, il a imprimé du sceau la terre du Cœur des êtres, de crainte que vous ne gardiez votre esprit inversé et n’ayez foi en cette doctrine du Cœur unique, inné en chacun de nous. Le Laṅkāvatārasūtra a pour base la quintessence des paroles du Bouddha et pour méthode d’enseignement l’absence de méthode. Ainsi, ceux qui recherchent la Loi ne doivent rien rechercher. Il n’est pas de bouddha en dehors du Cœur, il n’est pas de Cœur en dehors du Bouddha. Ne vous attachez pas au bien, ne rejetez pas le mal, ne vous appuyez pas sur les deux extrêmes de la pureté et de l’impureté. Ainsi vous comprendrez que la nature des fautes commises (anupalabhya) est Vacuité. Les pensées ne peuvent être atteintes, car elles n’ont pas de nature propre. Le triple monde n’est que le Cœur. L’univers et ses myriades de formes ne sont que le sceau de la Loi unique. Toutes les formes que l’on voit sont des visions du Cœur. Le Cœur n’existe pas en soi, il existe à travers les formes. Mais à chaque fois que vous parlez du Cœur, comprenez que les phénomènes et l’Absolu sont sans obstruction réciproque. Ainsi en est-il du fruit de l’éveil. Ce qui est produit par le Cœur est appelé forme. Lorsqu’on sait que la forme est vide, la production devient non-production. Ayant compris le sens de cela, vous pouvez agir selon les circonstances, vous vêtir, vous nourrir, entretenir longuement l’embryon saint et vivre en accord avec le spontané. Je n’ai rien d’autre à vous enseigner.
Écoutez ma stance :
"La terre du Cœur s’exprime selon les circonstances, L’Éveil n’est qu’apaisement. Phénomènes et Absolu ne s’obstruent pas, Production et non-production sont simultanées. "
La Voie
Un moine demanda un jour à Mazu : « Comment doit-on cultiver la Voie ?
— Mazu : La Voie ne relève pas de la culture. Si l’on dit que la Voie peut être cultivée, une fois la culture accomplie, il y a à nouveau destruction, et l’on est semblable à un auditeur (śravaka). Si l’on dit que la Voie ne peut être cultivée, l’on est semblable à un être ordinaire.
— Le moine : Par quelle sorte de compréhension peut-on atteindre la Voie ?
— Mazu : La nature propre est originellement parfaite. Celui qui ne stagne pas dans les phénomènes bons ou mauvais est appelé “celui qui cultive la Voie”. S’attacher au bien, rejeter le mal, contempler la vacuité, entrer en contemplation (samādhi), tout cela n’est que créations (de l’esprit). Ceux qui recherchent la Voie à l’extérieur s’en éloignent sans cesse de plus en plus. Il leur suffit d’épuiser les pensées du Cœur de ce triple monde ; mais qu’une seule pensée subsiste dans le Cœur, et la racine fondamentale de la transmigration dans le triple monde demeure. Lorsque cette seule pensée disparaît, la racine fondamentale de la transmigration est éliminée et l’on obtient le trésor précieux et suprême du Roi de la Loi. Depuis d’innombrables ères cosmiques, les pensées fausses des êtres ordinaires, leurs ruses, leur fausseté, leur orgueil et leur arrogance sont unis au corps de l’Unité. Il est dit dans le (Vimalakīrti) sūtra : “Ce corps est un assemblage de nombreux dharma. Quand il naît, ce sont seulement les dharma qui naissent ; quand il périt, ce sont seulement des dharma qui périssent. Quand ces dharma naissent, ils ne se disent pas ‘je nais’, quand ils périssent, ils ne pensent pas : ‘je péris’.”
Lorsque la pensée d’avant, la pensée d’après et la pensée du milieu ne sont pas reliées entre elles, chaque pensée est dans l’extinction (nirvāṇa) et l’on appelle cela : “samādhi du sceau de l’océan” (sagaramudrasamādhi), qui englobe toutes choses, pareil à l’océan auquel retournent les cent mille cours d’eau qui, bien que différents, sont tous l’eau de l’océan à la saveur unique et comprenant toutes les saveurs. Celui qui demeure dans le vaste océan se fond à tous les cours d’eau, celui qui se baigne dans ce vaste océan utilise toutes les eaux. Alors que l’auditeur est à la fois éveillé et égaré, l’être ordinaire est à la fois égaré et éveillé. L’auditeur n’a pas compris que le Cœur saint ne comporte fondamentalement ni causalité, ni degrés, ni pensées fausses. Ainsi, il cultive la cause pour réaliser le fruit et demeure pendant vingt mille ou quatre-vingt mille ères cosmiques dans le samādhi de la Vacuité. Bien qu’il soit déjà éveillé, cet éveil est un égarement. Tous les bodhisattvas considèrent que c’est là être en proie aux souffrances de l’enfer. L’auditeur, ayant sombré dans la Vacuité et stagnant dans l’extinction (nirvāṇa), ne voit pas la nature de bouddha.
Si un être de racine supérieure rencontre un ami de bien (kalyāṇamitra) capable de le diriger, il comprendra par ses paroles qu’il n’y a pas d’étapes ni de stades et sera subitement éveillé à sa nature originelle. Il est dit dans un soûtra : “Les êtres ordinaires ont le Cœur inversé, les auditeurs, non.” Ainsi on parle d’éveil par rapport à l’égarement, mais puisqu’il n’y a originellement pas d’égarement, il n’y a pas non plus d’éveil. Tous les êtres, depuis un nombre incommensurable de kalpa, ne sont jamais sortis du samādhi de l’essence de la doctrine (dharmatā). Tout en résidant en permanence dans ce samādhi, ils mangent, se vêtissent, discutent, répondent. En définitive, le fonctionnement des organes des sens et tous les actes sont l’essence de la doctrine. Ceux qui ne savent pas retourner à la source s’attachent aux noms, poursuivent les phénomènes, de sorte que s’élèvent passions erronées et pensées fausses, et ils cultivent toutes sortes de karma. Mais pour qui est capable en une seule pensée de retourner à la source, son être entier devient le Cœur saint.
Que chacun d’entre vous parvienne à son propre Cœur, ne vous attachez pas à mes paroles. Même si j’étais éloquent et parlais de sujets aussi innombrables que les grains de sable du Gange, le Cœur n’augmenterait pas ; même si aucun discours n’était prononcé, le Cœur ne diminuerait pas. Ce qui parle d’obtention, c’est votre Cœur, ce qui parle de non-obtention, c’est aussi votre Cœur. De même si vous multipliez votre corps, émettez de la lumière, accomplissez les dix-huit miracles, cela ne vaut pas de faire retourner le moi à la cendre éteinte. Les cendres éteintes, même arrosées, sont sans vitalité, comme un auditeur qui cultive fictivement la cause pour réaliser le fruit. La cendre éteinte, pas encore arrosée, a vraiment de la force, comme le bodhisattva dont le karma et la Voie sont mûrs et purs, et qui n’est pas affecté par tous les maux. Ainsi, si je commence à parler du Canon bouddhique en trois corbeilles, de l’enseignement puissant de l’Ainsi-venu, je parlerai sans fin pendant des ères cosmiques aussi innombrables que les grains de sable du Gange, ce sera comme un crochet qui sans cesse vous accroche. Mais si vous avez pris conscience du Cœur saint, il n’y aura pas d’autre affaire, et vous vous tiendrez constamment dans ce trésor précieux. »
Le Cœur
Quelqu’un parmi la foule assemblée demanda : « La Voie n’a pas à être cultivée, mais elle ne doit pas être souillée. Qu’entend-on par souillure ? » (Mazu répondit :) « On parle de souillure lorsque le Cœur de production et de destruction crée les destinées. Si vous voulez avoir une appréhension directe de la Voie, sachez que le Cœur ordinaire est la Voie. Qu’entend-on par Cœur ordinaire ? C’est celui qui ne crée pas, ne fait pas de discrimination entre ce qui est et n’est pas, est sans attachement et sans détachement, sans notion d’ordinaire et de sainteté, d’annihilation et de permanence. Il est dit dans un soûtra : “Ce ne sont ni des actes d’homme ordinaire, ni des actes de saint, mais des actes de bodhisattva.” Ainsi, à présent, que ce soit dans la marche, l’immobilité, en position assise ou couchée, il vous suffit de réagir aux choses selon les circonstances, et vous serez dans la Voie. La Voie est le domaine absolu (dharmadhātu), de même toutes les fonctions merveilleuses de la Voie aussi innombrables que les grains de sable du Gange sont le domaine absolu. S’il n’en était pas ainsi, pourquoi parlerait-on du procédé et de la méthode de la terre du Cœur ? Pourquoi parlerait-on de lampes inépuisables ? Tous les dharma sont le dharma du Cœur. Tous les noms sont les noms du Cœur. Toutes choses naissent du Cœur, le Cœur est la base des dix mille choses. Il est dit dans un soûtra : “Qui connaît le Cœur et parvient à l’origine est dénommé auditeur.” Tous les noms sont égaux, toutes les significations sont égales, toutes les choses sont égales, elles sont l’Unité pure et sans mélange. Si l’on demeure à chaque instant libre au sein de l’enseignement, l’on se tient dans le domaine absolu (dharmadhātu) et tout est alors dans le domaine absolu, l'on se tient dans l'ainsité et tout est l'ainsité. Si l'on se tient dans l'Absolu, toutes les choses sont l'Absolu, si l'on se tient dans le phénoménal, toutes les choses sont le phénoménal. Que lorsque les éléments s'élèvent, l'Absolu et le phénoménal ne soient pas distincts. Si l'on parvient à ces merveilles sans quitter l'Absolu, tout n'est alors que changement du Coeur. Il en est comme de la lune : ses reflets sont multiples, mais la lune véritable est unique. De même, les eaux de source sont nombreuses, mais la nature de l'eau est unique. Les phénomènes du monde sont multiples, mais la Vacuité est une. Il existe plusieurs théories, mais la sagesse sans obstruction est unique.
Toutes les sortes d'édification proviennent du Coeur unique. (Si l'on a compris cela), on peut alors laisser surgir les choses, les balayer, les utiliser avec merveille; tout devient notre propre demeure. S'il n'en était ainsi, quel genre d'homme serait-on ?
Tous les dharma sont les dharma de la bouddhéité. Tous les dharma sont la délivrance. Toute chose sont l'ainsité. Que ce soit durant la marche, en position assise, debout ou couchée, tout devient d'une inconcevable utilité, sans qu'il soit nécessaire d'attendre le moment propice ou favorable. Il est dit dans un soutra : "Le Bouddha est omniprésent". Le Bouddha est celui qui est bienveillant, plein de sagesse, qui excelle à aller jusqu'au fond de sa nature, détruit tous les doutes et toutes les illusions des êtres; tranche les idées d'être et de non-être ainsi que toutes sortes de liens, celui qui a épuisé les passions, les notions d'état ordinaire et de sainteté, celui pour qui les notions d'être humain et de choses sont vides. Il tourne sans cesse la roue de la Loi, il transcende le monde relatif; ses actes sont sans obstructions, ou comme les rides de l'onde qui naissent et disparaissent : telle est la grande extinction (nirvana). Lorsque l'être est liée, on parle de tathagatagarbha. Lorsqu'il est libéré, on parle de Corps de la Loi (dharmakaya) purifié. Le Corps de la Loi est infini. Sa substance n’augmente ni ne diminue ; il est grand ou petit, carré ou rond, il manifeste une forme en réponse aux éléments, comme le reflet de la lune dans l’eau. Vaste est son utilisation. Il n’est pas érigé sur une base, il n’épuise pas les différents modes d’agir, ne réside pas dans le non-agir. L’agir est l’utilisation des écoles du non-agir, le non-agir est l’appui des écoles de l’agir. Mais il ne réside pas dans l’appui. C’est pourquoi l’on dit : “L’ainsité-vacuité ne s’appuie sur rien.” Tel est le sens ultime de la production et destruction du Cœur. Tel est le sens ultime de l’ainsité qu’est le Cœur. Le Cœur, qui est l’ainsité, est comparable au miroir clair reflétant les objets. Le miroir est une métaphore pour le Cœur, les objets, une métaphore pour les dharma. Si le Cœur s’accroche aux dharma, il demeure à l’extérieur. Les causes primaires et secondaires mènent alors à la production et à la destruction. Si le Cœur ne s’accroche pas aux différents dharma, c’est l’ainsité.
L’auditeur entend et voit la nature de bouddha. L’œil du bodhisattva voit la nature de bouddha et parvient à la non-dualité qualifiée de “nature d’égalité” (samatā). Les natures ne sont pas différentes en elles-mêmes, c’est dans leur utilisation qu’elles se différencient. Dans l’égarement apparaissent les différentes connaissances (vijñāna). Dans l’éveil apparaît la sagesse intuitive (prajñā). Lorsqu’on est en accord avec l’Absolu, on parle d’éveil, lorsqu’on est en accord avec les phénomènes, on parle d’égarement. Être égaré, c’est avoir perdu le Cœur originel et sa propre demeure. Être éveillé, c’est être éveillé à sa nature originelle et à sa propre demeure. À partir du moment où l’on est éveillé, on l’est pour toujours, et l’on ne retourne pas à l’égarement, tel le soleil qui une fois levé ne peut plus être obscurci. La sagesse intuitive est le soleil levant, qui ne cohabite pas avec les souillures qui représentent l’obscurité. Étant éveillé au Cœur et restant dans cet état de conscience, les pensées fausses ne naissent plus. Puisque les pensées fausses ne naissent plus, l’on a atteint la Loi éternelle qui existe depuis toujours, ici et maintenant. Il n’y a plus ni culture fictive de la Voie, ni assise en dhyāna, ni pratique. C’est le dhyāna pur de l’Ainsi-venu. Si, dès maintenant, vous voyez la justesse de ce principe, vous ne créerez plus les différents karma et vivrez selon les circonstances en réagissant aux choses qui se présentent. »