« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

Sengcan, Daoxin, Farong et Hongren. Quatre des premiers maîtres

13/02/2023

Sengcan, Daoxin, Farong et Hongren. Quatre des premiers maîtres

Cet article reprend des extraits du livre « L’expérience du Zen – L’évolution historique du Chan et du Zen à travers les vies et les enseignements de ses plus grands maîtres » de Thomas Hoover que nous vous recommandons d’acquérir pour des développements plus large que ce simple extrait.

Sengcan [Seng-t’san] (mort en 606) succéda à Huike, puis enseigna à Farong [Fa-jong] (594-657) et à Daoxin [Tao-sin] (580-651), lequel transmis la robe de patriarche à Hongren [Hong-jen] (601-674). On honore aujourd’hui Sengcan, Daoxin et Hongren respectivement comme troisième, quatrième et cinquième patriarches, et ils sont vénérés pour avoir été les porte-flambeau des années formatrices du Chan. Néanmoins, lorsque nous nous mettons en quête d’informations concernant leur vie, nous ne trouvons que des sources minces et diffuses. L’une des raison en est probablement qu’avant 700, personne n’avait conscience que ces hommes seraient un jour élevés au rang de pères fondateurs et par conséquent personne ne se souciait de conserver des détails relatifs à leur vie.


Au cours du VIIème siècle, les maîtres de dhyana, jusque-là dispersés, semblent s’être unis dans une sorte de mouvement ad hoc. Ils avaient à leur suite un certain nombre de disciples – important autour des figures les plus connues. De même apparut un certain degré de respectabilité, si nous pouvons en croire les références à l’attention impériale qui commencent à apparaître dans les chroniques. Il semblerait que le mouvement chan soit devenu une secte plus ou moins cohérente, une école de bouddhisme reconnaissable, bien que définie de manière imprécise. Cependant, ce n’était pas tant une branche du bouddhisme en Chine que le mouvement s’efforçait apparemment de devenir qu’une version chinoise du bouddhisme. Les hommes reconnus plus tard comme les troisième, quatrième et cinquième patriarches ont en commun la lutte qu’ils menèrent pour plier la pensée bouddhique aux exigences intellectuelles chinoises, pour siniser le bouddhisme. Bien qu’ils aient seulement réussi à poser les bases nécessaires à cette transformation (dont la réalisation devait attendre d’autres mains), ils établirent réellement un modèle de personnalité qui allait mettre à part tous les maîtres qui vinrent à leur suite : un modèle d’une joyeuse irrévérence qui devait autant à Zhuangzi qu’à Bodhidharma.


En lisant les biographies qui suivent, il est inutile de garder à l’esprit qu’il est tout à fait possible que les détails explicites aient été forgés ultérieurement afin de satisfaire le goût naturel des Chinois pour les anecdotes qui les entourent n’étaient pas de totales inventions. Quoi qu’il en soit, on s’est souvenu d’eux, on leur a rendu hommage et ils ont été cités plus tard comme les fondateurs légendaires du Chan.

 

Sengcan, le troisième patriarche (mort en 606)

 

La question du successeur de Huike, le second patriarche, a toujours été embarrassante, même pour les premiers historiens du Chan. La première version de sa biographie (écrite en 645, avant que n’existent le Chan et son besoin d’une histoire) déclare : « [Huike] mourut avant d’avoir établi un lignage, ne laissant aucun disciple digne d’hériter ». Lorsque plus tard il devint nécessaire pour le Chan d’avoir une chaîne ininterrompue de patriarches, une histoire revisitée fut préparée qui lui procura un héritier du nom de Sengcan à qui, dit-on il transmit la doctrine. L’histoire de leur rencontre rappelle la première conversation de Huike et Bodhidharma, les rôles étant cette fois inversés. Le texte laisse entendre que lorsque Sengcan rencontra Huike pour la première fois il était atteint de la lèpre et qu’il implora le maître de le soulager d’une manière on ne peut plus éloigné du Zen, en disant : « cette maladie me fait beaucoup souffrir ; je t’en prie, lave-moi de mes péchés ». « Apporte ici tes péchés, répondit Huike, et je t’en laverai. » Après un long silence, Sengcan confessa : « Je les ai cherchés, mais je ne peux les trouver. » A quoi Huike répliqua, faisant écho à la répartie classique de Bodhidharma : « Vois ! Tu viens d’être purifié. »


Une autre version de cet épisode dit que Huike accueillit Sengcan par ces mots : « Tu souffres de la lèpre ; pourquoi veux-tu me voir ? » Sengcan rétorqua alors : « Mon corps est malade, mais l’esprit d’un homme malade n’est pas différent de votre propre esprit. »


Quelle que soit la manière dont la rencontre se passa dans la réalité, elle convainquit Huike qu’il avait trouvé un être éveillé qui percevait l’unité de toutes les choses, et sur-le-champ il transmit à Sengcan les symboles du patriarcat – la robe et le bol de mendiant de Bodhidharma – en lui disant qu’il devrait désormais prendre refuge dans le Bouddha, le Dharma (la vérité universelle proclamée pour le Bouddha) et la Sangha (la communauté bouddhique). Sengcan répliqua qu’il savait ce qu’était la Shanga, mais que voulait dire Huike par le Bouddha et le Dharma ? La réponse fut que les trois notions étaient toutes des expressions de l’Esprit.


Il semble que cet entretien ait eu lieu alors que Huike se trouvait à Yedu, la capitale Wei du Nord. Dans les années qui suivirent, Sengcan jugea bon de feindre la folie (afin d’échapper à la persécution pendant le mouvement antibouddhiste de 574), et il partit finalement se cacher dans la montagne Huangong pendant dix ans. Sa seule présence, rapporte-t-on, suffit à dompter les tigres sauvages qui avaient terrorisé les habitants de la région. Le seul ouvrage parvenu jusqu’à nous qui prétende transmettre son enseignement est un poème intitulé Xinwinming ou « Sur l’Esprit Croyant », dont on dit qu’il est l’un des premiers traités du Chan. Il débute sur une voix lyrique presque taoïste, digne de Zhuangzi, célébrant la nature originelle de l’homme et la folie de l’ambition.


« Il n’y a aucune difficulté dans la Grande Voie
Mais évitez de choisir !
C’est seulement lorsque vous n’aimez ni ne haïssez
Qu’elle apparaît en toute clarté.
Ne soyez ni pour ni contre quelque chose,
Le conflit du désir et de l’aversion,
Voilà la maladie de l’esprit.
En ne sachant pas la signification profonde des choses,
Nous troublons inutilement la paix (originelle) de notre esprit. »

 

Le poème exprime ensuite l’acceptation du concept mahayanique de l’Esprit englobant tout, la plus grande et seule vérité de l’univers, ainsi que le concept du Vide de Nagarjuna, la vacuité cosmique de sunyata.

 

« Les choses sont les choses à cause de l’Esprit.
L’Esprit est l’Esprit à cause des choses.
Si vous voulez savoir ce qu’ils sont l’un et l’autre,
Sachez qu’à l’origine ils sont une Vacuité.
Dans ce Vide tous deux (Esprit et choses) sont un,
Et ils contiennent la myriade des phénomènes. »

 

Le  poème se termine par une affirmation du credo chan de l’unité et de l’absence de dualisme comme signe d’éveil.

 

« Dans le monde de la Réalité
Il n’y a ni soi ni autre que soi.
« Pas de dualité ! » c’et tout ce que nous pouvons dire.
Quand il n’y a aucune dualité, toutes les choses sont une,
Il n’y a rien qui ne soit inclus.
L’esprit croyant n’est pas duel;
Ce qui est duel n’est pas l’esprit croyant.
Au-delà de tout langage,
Il n’y a pour lui ni passé, ni présent, ni avenir. »

 

Certains ont mis en doute l’attribution au troisième patriarche de ce poème rythmé car les premières sources historiques maintiennent que Sengcan n’a laissé aucun écrit. Quel qu’en soit l’auteur, l’importance réelle du poème réside dans la fusion subtile du taoïsme et du bouddhisme. Nous pouvons y voir comment les voix de la Chine et de l’Inde anciennes se mêlent dans une harmonie parfaite, au point qu’il est impossible de dissocier les parts de l’une ou de l’autre. C’était une noble tentative pour réconcilier la métaphysique bouddhique et les concepts philosophiques chinois, et dans une certaine limite ce fut une réussite. Quant à Sengcan, les légendes racontent qu’il finit par succomber au désir de revoir le Sud et qu’il disparut après avoir transmis les symboles du patriarcat à un moine du nom de Daoxin.

 

Daoxin, le quatrième patriarche (580-651)


La Chine, dont l’agitation politique avait contraint les premiers patriarches à fuir d’un petit royaume à un autre, trouva une unité ainsi que les débuts de la stabilité sous le dynastie Sui [Souei] (581-618), la première en trois siècles et demi (depuis la fin de celle des Han en 220) qui ait été capable d’unifier le territoire. Cette brève dynastie (qui fut bientôt remplacée par celle, resplendissante, des Tang) fut dominée par l’empereur Yang, un politicien rusé qui manoeuvra pour soustraire le trône à son frère aîné. […]


L’époque Tang est universellement considérée comme l’une des grandes périodes de l’homme et comme l’Age d’Or du Chan. L’empereur qui la fonda, Taizong, était un « Fils du Ciel » sage et bienfaisant. […] L’évolution du Chan vers une position établie dans la vie chinoise commença à se consolider sous le quatrième partriarche, Daoxin, dont la vie couvre la dynastie des Sui et le début de celle des Tang. Aujourd’hui, c’est pour deux choses que l’on se souvient essentiellement de lui : d’abord il se consacrait particulièrement à la méditation, la pratiquant avec plus d’avidité que ne l’avaient fait tous les maîtres de dhyana depuis Bodhidharma. On lui reconnaît ensuite le mérite d’être à l’origine de la vraie vie monastique du Chan. IL forma une communauté monastique qui vivait de sa propre production agricole et ne dépendait donc plus de la mendicité ; cela contribua sans doute beaucoup à apporter au Chan l’estime des Chinois. Les mendiants itinérants, même quand ils étaient maîtres de méditation, n’avaient jamais suscité en Chine l’admiration dont ils jouissaient traditionnellement en Inde, la terre du Bouddha. On pensait cependant que la mendicité formait le caractère, et elle ne disparut jamais de la discipline du Chan. […]


Daoxin, dont le nom de famille était Sima, venait de Henan [Ho-nan], mais il quitta son foyer dès l’âge de sept ans pour étudier le bouddhisme et rencontra le troisième patriarche, Sengcan, lorsqu’il était adolescent. Quand Sengcan décida de se retirer, il demanda à son brillant élève de se charger du sutra Lankavatara de Bodhidharma et de l’enseignement de dhyana dans un monastère du mont Lu. Daoxin accepta et resta là plusieurs années, attirant des disciples et effectuant au moins un miracle remarquable. On raconte qu’il empêcha une cité fortifiée d’être réduite à la famine par les bandits qui l’assiégeaient en organisant une session publique de sutra et en les chantant parmi les habitants. Les voleurs se retirèrent de leur propre chef tandis que, comme par magie, des puits secs venaient de se remettre à couler. A quelque temps de là, Daoxin remarqua un jour un étrange nuage pourpre au-dessus d’une montagne proche. Le prenant pour un signe, il alla s’installer sur la montagne (à laquelle on donna plus tard le nom de Shuangfeng ou « les pics jumeaux ») et y fonda la première communauté chan, dirigeant une armée virtuelle de quelque cinq mille disciples au cours des trente années qui suivirent. 

 

On l’évoque aujourd’hui comme un maître charismatique qui stabilisa enfin l’enseignement de dhyana. En cette période de troubles politiques, beaucoup d’intellectuels affluèrent vers la nouvelle école du Chan, attirés par la promesse d’une méditation paisible. Apparemment Daoxin encourageait ses disciples à s’organiser en une sorte de commune où agriculture et administration se mêlaient à la pratique de la méditation. Il semble de cette manière avoir non seulement révolutionné la respectabilité de la pratique de dhyana, mais encore être devenu lui-même une figure nationale. C’est en tout cas ce que nous pouvons conjecturer d’une des légendes les plus tenaces qui le montre défiant un décret impérial qui lui ordonnait de comparaître devant l’empereur Taizong.


Cette légende concerne un épisode qui aurait pris place vers l’année 645. A ce qu’on raconte, un messager impérial arriva un jour pour le convoquer au palais, mais Daoxin refusa froidement. Quand le messager rapporta cela à l’empereur, celui-ci ordonna qu’on envoyât une nouvelle invitation. Le messager se heurta encore à un refus, mais accompagné cet fois ci d’un défi : « Si vous voulez ma tête, coupez-la et emportez-la. Il se peut qu’elle aille avec vous, mais mon esprit n’ira jamais. »
Quand cette réplique parvint à l’empereur, il envoya à nouveau le messager, porteur d’une épée marquée du sceau impérial et d’un mandat de comparution adressé à la tête du maître. Mais il ajouta aussi un décret contradictoire réquérant qu’il ne soit fait aucun mal à Daoxin. Quand le maître refusa pour la troisième fois de se rendre au palais, le messager lut le décret qui ordonnait que sa tête fut coupée. Daoxin s’inclina obligeamment en disant : « Coupez-la ! » Mais le messager hésita, arguant que les ordres de l’empereur interdisaient de lui faire aucun mal. En entendant cela, Daoxin éclata de rire et dit : « Il est bon que vous sachiez que vous possédez des qualités humaines. »


Les enseignements du quatrième patriarche sont mal connus, mais on suppose qu’il inventa et développa de nouvelles techniques pour aider les novices à atteindre un niveau plus intense de méditation. Un extrait de son enseignement illustre sa ferveur pour dhyana :

 

« C’est avec gravité que vous devez vous assoir pour méditer ! Etre assis en méditation est essentiel à toute autre chose. Quand vous aurez fait cela pendant trois à cinq ans, vous serez capable de prévenir l’inanition en vous nourrissant très peu. Fermez la porte et asseyez-vous ! Ne lisez pas les sutra et n’adressez la parole à personne ! SI vous avez la volonté de vous exercer de cette manière et de persister longtemps, le fruit en sera aussi doux que la chair qu’un singe tire de la coque d’une noix. Mais de telles personnes sont rares. »

 

L’importance moindre accordée aux sutra indique la voie au Chan ultérieur. Il est intéressant de noter cependant que, quelques années plus tard à peine, l’utilité de s’assoir en méditation sera également remise en cause, en même temps qu’apparaîtra un nouveau style de Chan.


Nous savons par Daoxin que Hongren, le futur cinquième patriarche, était un de ses disciples et qu’il saisissait la signification intérieure de son enseignement. Ce fut à Hongren qu’il demanda de construire un mausolée sur le flanc de la montagne, le site de son dernier repos, et quand il faut terminé il s’y retira pour sa dernière méditation. Puis il expira et son corps assis fut enveloppé dans une étoffe laquée ; il offrait une vision si magnifique que personne ne put se résoudre à fermer le mausolée.

 

On ne peut avancer grand-chose avec certitude à propos de Daoxin, en dehors de sa place historique en tant que fondateur de la première véritable communauté Chan. Un manuscrit découvert au début de ce siècle dans les cavernes bouddhiques de Dunhuang prétend cependant contenir un sermon du quatrième patriarche intitulé « L’Abandon du Corps. »

 

« La méthode pour abandonner le corps consiste d’abord en une méditation sur le Vide ; par là l’esprit [conscient] est vidé. Que l’esprit dans son univers soit apaisé jusqu’à atteindre un état parfait de tranquillité ; que la pensée soit projetée dans le mystère de la quiétude, de manière à ce que l’esprit soit empêché d’errer d’une chose à l’autre. Quand l’esprit est apaisé dans ses plus proches demeures, ce qui l’embarrassait est tranché. […] L’esprit dans son absolu pureté est le Vide lui-même. »

 

Le texte cite ensuite Laozi et Zhuangzi ainsi que quelques-uns des sutra les plus anciens et il fait considérablement référence à la notion de Vacuité de Nagarjuna. Le texte, authentique ou apocryphe, constitue un élément de plus dans la fusion du taoïsme et du bouddhisme que fut le premier Chan, de même que son analyse de l’état d’esprit atteint pendant la méditation anticipe les enseignements plus tardifs du Chan.

 

Farong, le Saint François du Zen (594-657)

 

Dans cette parade des patriarches, on ne peut passer Farong sous silence, car si ce maître ne fut jamais officiellement couronné patriarche, son humanité fit de lui une légende. Farong (594-657), dont le nom de famille était Wei, naquit dans une province de la rive sud du fleuve Yangzi, et fut dans ses jeunes années un étudiant de la pensée confucéenne. Mais rapidement, son aspiration au défi spirituel le conduisit au bouddhisme. Il s’installa finalement dans une grotte à flanc de falaise, près d’un monastère célèbre du mont Nuitou [Nieou-t’eou]. D’après ce qu’on raconte, sa sainteté était telle que des oiseaux venaient lui faire des offrandes de fleurs.


Selon la chronique zen de la Transmission de la lumière de la lampe (1004), à un moment situé entre 627 et 649, le quatrième patriarche, Daoxin pressentant qu’un grand bouddhiste vivait sur le mont Nuitou, s’y rendit afin de se mettre en quête de cet homme. Après de nombreux jours de recherche, il rencontra enfin un être pieux qui se tenait assis au somment d’un rocher. Pendant que les deux maîtres faisaient connaissance, des broussailles et des ronces qui se trouvaient plus haut sur la montagne parvint soudain le rugissement d’un tigre. Daoxin parut s’en alarmer ce qui fit dire à Farong, ami des animaux, avec un sourire forçé : « Je vois que cela est encore en vous. » Le sens de cette phrase était bien sûr que Daoxin était encore l’esclave du monde des phénomènes, qu’il n’était pas complètement détaché de ses peurs et de ce qu’il percevait.


Après qu’ils eurent bavardé un moment, Farong dut quitter son siège et s’éloigner pour aller satisfaire un besoin naturel. En son absence, Daoxin inscrivit le caractère chinois du nom du Bouddha sur le rocher où il avait été assis. Quand Farong revint pour prendre sa place, il fut un instant choqué à l’idée de s’asseoir sur le nom du Bouddha. S’attendant à une telle réaction, Daoxin sourit et dit : « Je vois que cela est encore en vous. » Il avait montré que Farong restait intimidé par l’apparat du bouddhisme classique et n’était pas encore devenu un maître du pur Esprit détaché de toute chose. On dit que Farong ne peut comprendre le sens de cette remarque et implora Daoxin de lui enseigner le Chan, ce que le quatrième patriarche fit sans tarder. 


Une fois encore, le message de Daoxin recommandait la non-distinction, le non-attachement, la non-discrimination ; il disait de renoncer aux émotions, aux valeurs, à la lutte. Soyez simplement naturel, soyez ce que vous êtes, car c’est la partie de vous qui est la plus proche de l’idéal bouddhique de liberté mentale.


« Rien ne manque en vous et vous n’êtes pas différent du Bouddha. Il n’y a d’autre manière de parvenir à l’état de Bouddha que de laisser à votre esprit la liberté d’être lui-même. Vous ne devriez contempler ni purifier votre esprit. N’y laissez entrer ni désir obsédant ni haine, et n’ayez ni crainte ni anxiété. Soyez sans limites et absolument libre de toutes les conditions. Ayez la liberté d’aller dans la direction qu’il vous plaît, quelle qu’elle soit. N’agissez ni dans le but de faire le bien, ni dans celui de poursuivre le mal. Que vous marchiez ou que vous restiez, que vous soyez assis ou couché, quoi qu’il vous arrive il s’agit de la merveilleuse activité du Grand Illuminé. Tout est joie, sérénité – C’est ce qu’on appelle Bouddha. »

 

Après la visite de Daoxin, les oiseaux cessèrent d’apparaître avec leurs offrandes de fleurs : ce qui prouve, disent les maîtres ultérieurs du Chan, que l’être physique de Farong s’était entièrement évanoui. Son école du mont Nuiou fleurit un certain temps. On y enseignait que l’on pouvait atteindre les objectifs de la pratique du Chan en contemplant le Vide de Nagarjuna. Farong interprétait ainsi les enseignements de la Voie du Milieu :

 

« Tous les discours n’ont rien à voir avec la Nature originelle de l’homme que l’on peut atteindre seulement à travers sunyata. Pas de pensée, telle est la Réalité absolue dans laquelle l’esprit cesse d’agir. Quand l’esprit d’un homme est vide de pensées, sa nature a atteint l’Absolu. »

 

Les enseignements de Farong furent transmis par la suite au Japon grâce à un pèlerin japonais de passage, mais son école ne se perpétua dans aucun des deux pays au-delà du VIIIème siècle. Elle fut le premier groupe dissident du Zen ; étant trop attachée au bouddhisme traditionnel, peut-être lui manquait-il l’innovation nécessaire à sa survie.


Comme Farong avançait en âge, on l’encouragea à descendre de sa montagne pour aller vivre dans un monastère, ce qu’il aurait peut-être fait de lui-même. On dit qu’après qu’il eut fait ses derniers adieux à ses disciples, il fut suivi au bas de la montagne par les lamentations de ses oiseaux et de ses animaux. Un maitre plus ordinaire aurait été oublié, mais ce saint François du Zen était tant aimé qu’il devint un sujet de conférences et qu’on se souvint toujours de lui avec respect.

 

Hongren, le cinquième patriarche (601-674)


Daoxin, le quatrième patriarche, eut un autre disciple connu, Hongren (601-674), l’homme à qui l’histoire donna le titre de cinquième patriarche. Les chroniques disent qu’il venait de la même province que Daoxin et qu’il impressionna profondément le maître quand, âgé de quatorze ans, il rivalisa avec le quatrième patriarche dans un entretien d’introduction. Selon la description que nous avons de cette conversation, Daoxin demanda au jeune garçon, qui voulait devenir son disciple, quel était son nom de famille, mais comme le mot qui veut dire « nom de famille » se prononce de la même manière que celui qui signifie « nature », Hongren répondit à la question comme si elle avait été : « Quelle est ta « nature » ? », l’interprétant délibérément dans ce sens de manière à répondre : « Ma « nature » n’est pas ordinaire ; c’est la nature de Bouddha. » Daoxin s’enquit alors : « Mais n’as-tu pas un nom de famille ? » Ce à quoi Hongren répliqua habilement : « Non, car les enseignements disent que notre « nature » est vide. »


Hongren continua son chemin et devint le successeur du quatrième patriarche ; dans son établissement étaient rassemblés plusieurs centaines de disciples. Les chroniques ne nous apprennent pas grand-chose sur la vie réelle et les enseignements du cinquième patriarche, mais cela est sans importance. […]