« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

L'Eveil selon le Chan ou "tourner le dos à l'objet"

06/12/2021

L'Eveil selon le Chan ou "tourner le dos à l'objet"

Cet article reprend des extraits du chapitre "L'Eveil selon le chan ou "tourner le dos à l'objet" du livre "La voie de bambou" de Yen Chan.

 

Diction Chan :

 

Eveille-toi d'abord par toi-même, ensuite, cherche un maître !

 

L'affirmation centrale dont se gargarise une certaine faune spiritualisante est celle qui consiste à clamer qu'il faut "tuer l'ego". Nous aimerions bien que ces nouveaux élus nous expliquent comment il est possible de converser avec autrui, d'acheter une botte de carottes ou de retrouver sa voiture stationnée dans un garage souterrain, sans Ego ? L'Ego selon le Chan, est une fonction qui se prend pour un individu. C'est un procédé pratique de perception, d'interprétation, de sélection, de convergence, de simplification des flux d'informations qui ne cessent de surgir et de prendre forme à travers les portes des sens. [...]

 

Ces flux complexes, entremêlés, finissent par former une sorte de rapport à soi, de superstructure fictive mais pratique, que nous revendiquons comme étant "nous", êtres-en-tant-que-distincts du reste du monde. Le "je" n'est donc qu'une façon dont l'esprit s'y prend pour faire en sorte que les expériences soient centralisées et permettent de réagir, de s'adapter et de survivre. En cours de route ceci a fini par faire émerger, se concrétiser, voir se concrétionner un "masque" (ethymologie de persona, masque de théatre qui recouvre toute la tête) plus vraie que nature, que nous prenons définitivement pour "nous". "Tout est aggrégat", affirme le bouddhisme. Qu'est ce que nous alors, selon eux ? Nous, c'est avant tout et à l'origine de tout :

 

1. un corps, premier agrégat,

2. qui capte quelque chose, un percept : second agrégat,

3. quasi simultanément décodé en sensation positive, négative ou neutre : troisième agrégat,

4. l'intellection est en route, les associations d'idées aussi : quatrième agrégat,

5. "J'ai perçu ceci, différent de moi" : cinquième agrégat.

 

Cette théorie primitive et étonnamment moderne, se nomme théorie des wu yun ou des cinq skandha.[...]

 

Une fois cela compris, intellectuellement au moins, oublions cette quête stérile de l'éradication d'un moi fictif. Oublions aussi, à vrai dire, le culte totalitaire du très médiatisé "développement personnel", servi à toutes les sauces depuis quelques années. Sapons l'illusion centrale et les énergies considérables, qui étaient occupées à la faire perdurer coûte que coûte, feront tout naturellement en sorte de nous libérer l'intelligence, de nous rendre disponible à l'autre et de dissoudre notre obsession égocentrée. Nous devrions être alors en état de voir le "comique dramatique", de cette recherche d'un "ego développé" et aussi, bien plus important, de celle d'un "ego éveillé".[...] Un maître affirme qu'"il n'y a rien en dehors du mental, rien non plus sur lequel on puisse oeuvrer et rien en définitive qui doive être illuminé. L'esprit n'est pas un objet qui peut être saisi ni tué, il n'y a rien à purifier ni à éradiquer, rien non plus à vider ou à nettoyer". Alors quoi ? Seul, un changement de niveau peut renverser le seau, telle est wu nian "non-pensée", et wu xin, "non-mental", wu wo ou fei wo "non-soi" !

 

Non-Demeure 

 

L'Eveil, quoi qu'il soit ou non, est associé dans nos esprits orientalisés au terme nirvana, sorte de paradis ou d'état paradisiaque absolu à atteindre, selon les vues profanes. Pourtant l'étymologie même de ce terme, sans parler des explications et commentaires" sur sa signification, le situe immédiatement dans le domaine supra-mondain. Nirvana peut en effet être traduit par "sortie de l'épaisse forêt", "établissement au cœur du non-construit". Voilà qui change la perspective : "samsara et nirvana non deux"...

 

Aphorisme chan :

 

L'illusion et l'absolu ne sont point différents.

Tant qu'on est dans l'erreur, l'absolu est illusion.

Pour qui s'est éveillé, l'illusion devient l'absolu.

 

Lankavatarasutra :

 

La nature propre de toute chose n'est qu'humaines paroles. L'imaginaire n'existe pas non plus. Le nirvana est semblable à un rêve. On ne discerne rien qui chemine dans le samsara, rien qui s'éteigne (dans le nirvana). (...) Les esprits puérils pensent être des éveillés, mais le Tathagata ne se dit ni qu'il est Eveillé ni qu'il confère l'Eveil. 

 

L'Eveil, la "grande Affaire", qu'est ce donc ? Et où le chercher ? Un maître zen a déclaré à ce sujet qu'il n'y a pas de personne éveillée, seulement une activité éveillée. On peut avoir été tenté de découvrir cette "libération" par la doctrine, puis par l'ascèse, enfin surtout par l'intelligence, affinée à l'extrême. Pourtant il manque encore un pas, un "non-pas", un saut, une cabriole au sommet du mât de 100 pieds, puisque même l'intelligence, même l'intelligence prajnique, nous voulons dire, ne suffit pas. [...]

 

Chacune des traditions, bouddhiste, tantriste, taoïste ou brahmaniste, propose non seulement son propre chemin de libération, mais a, en sus, essayé de mettre des mots, de définir ce qui était atteint. On la nomma ainsi "masse indifférenciée de sapience", masse illimitée de conscience", "irradiante conscience infinie", "pensée sans mesure", "conscience invisible, resplendissante et sans limite". Le taoïsme proposa, lui, une "conscience suprême de transformation", le tantrisme s'aventurant même, de son côté, jusqu'à une "ultime réalité".

Tous ces qualificatifs, pour le bouddhisme originel et pour le chan, sont caducs car embués de dualité. Bref ils sont toujours conditionnements. Notre propos même, du simple fait de ses tentatives pour dire ce qui ne le peut, est le premier à tomber sous les coups de cette critique.[...]

 

Le chan a retenu la leçon du Bouddha et sa règle du lia nian, "déposer voire éradiquer les mots", défendue bec et ongles par ses patriarches, n'a d'autre raison d'être que de nous faciliter la tâche, car la voie du dhyana est un art exigeant et délicat. Ainsi la grande majorité d'entre nous somme voués à l'échec parce que nous nous engluons tôt ou tard dans une compréhension qui, même intuitive, même pré-conceptuelle, même subtilisée au possible, se fige en coagulations nommées béatitudes, libération, éternité, expérience transcendante, ultime réalité ... autant d'écrans infranchissables, ersatz de dualité.

 

Wu si wu guan : bu guan shi pu ti

(Ni méditation ni contemplation : absence de tout cela telle est Bodhi)

 

L'"idée" purement contemplative justement, affirment les Eveillés, c'est qu'on aboutit jamais à une ultime réalité, à une réalité absolue, sion on restitue dans la conscience profonde la dualité qu'on était sur le point d'évincer, on ferme une porte. [...] Toute formulation, toute mise en mots, nous enferme donc dans une identification et plus subtilement encore, même si l'on ne conceptualise pas, le risque demeure qu'il reste une sorte de trace, un parfum de quelque chose qui pourrait...[...]

 

Qu'il y ait donc quelque chose ou non, cela ne nous concerne pas, c'est "l'homme sans affaire" de Yi Xuan, wu wei zhen ren, c'est la vacuité. "La Grande Affaire" du bouddhisme consiste ainsi à détruire toute idée ou sentiment qu'il y ait quelque chose, c'est la purification total, la purgation de tout ce qui pourrait prendre racine et sur lequel on établirait une intelligence des choses, c'est "demeurer" sans fin ni but en la non-demeure.