« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

La pratique du zazen selon Yasutani-roshi

19/06/2022

La pratique du zazen selon Yasutani-roshi

Les Occidentaux désireux de pratiquer le zen mais ne pouvant avoir recours à un maître qualifié ont toujours subi un grave handicap : le manque d’information écrite sur la nature du zazen et sur la manière de l’aborder et de s’y adonner. 

 

Cet article reprend des causeries de Hakuun Yasutani dans le livre "Les trois piliers du Zen" de Philippe Kapleau. 

Marié, père de famille, professeur et finalement maitre du zen au sein de l'école Soto, Hakuun Yasutani ne s'est pas tenu à l'écart des joies et des souffrances de la vie d'un homme ordinaire, mais il a voulu les connaître et les transcender. Sa vie est l'expression de l'idéal du Mahayana, selon lequel l'accomplissement de soi n'est pas moins le fait du chef de famille que du moine célibataire.

 

Dans les écrits des anciens maîtres du zen chinois et japonais qui sont parvenus jusqu’à nous, il est peu question de la théorie du zazen ou du rapport existant entre sa pratique et l’illumination. On ne possède également que peu de détails sur des questions aussi élémentaires que les postures assises, la régulation de la respiration, la concentration de l’esprit et l’incidence de visions et de sensations d’une nature illusoire.

 

Rien d’étonnant à cela. La posture assise du zazen ou de la méditation est à ce point tenue dans toute l’Asie pour le chemin normal de l’émancipation spirituelle qu’aucun bouddhiste zen n’a jamais eu à apprendre que c’était par elle qu’il pourrait développer ses pouvoirs de concentration, atteindre l’unité et la sérénité de l’esprit et finalement, si son projet était assez pur et assez fort, arriver à la connaissance de soi. En conséquence, on se contentait de donner à un aspirant quelques instructions orales sur la manière de croiser les jambes, de contrôler sa respiration et de concentrer son esprit. C’était à force de tâtonnements et par des entretiens périodiques (dokusan) avec son maître qu’il apprenait finalement, d’une façon entièrement expérimentale, non seulement à s’asseoir et à respirer convenablement, mais aussi à saisir la signification interne et l’objet du zazen.

 

L’homme impatient et anxieux mène une existence à demi folle parce que son esprit, enfoncé dans l’erreur, est sens dessus dessous. Il nous faut dès lors revenir à notre perfection originelle, prendre conscience que la fausse image que nous nous faisons de nous-mêmes est incomplète et coupable, et nous éveiller à notre pureté, à notre intégrité inhérentes.

 

Le zazen est le moyen le plus efficace pour atteindre ce but. Le Bouddha Çakyamuni lui-même mais aussi beaucoup de ses disciples ont connu l’illumination grâce au zazen. Qui plus est, au cours des deux mille cinq cents années qui se sont écoulées depuis la mort du Bouddha, d’innombrables dévots, en Inde, en Chine et au Japon, ont trouvé, par cette même méthode, la réponse à la question fondamentale : « Que sont la vie et la mort ? » Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui ont été capables, grâce au zazen, de repousser soucis et angoisse et de se libérer eux-mêmes.

 

Entre un Nyorai (c’est-à-dire un bouddha absolument parfait) et nous, qui sommes des êtres ordinaires, il n’y a pas de différence de substance. Cette « substance » peut être comparée à l’eau. L’une des caractéristiques dominantes de l’eau est qu’elle prend la forme du récipient où on la verse. Nous possédons cette même faculté d’adaptation mais, enchaînés par l’ignorance de notre vraie nature, nous avons renoncé à cette liberté. On peut dire que l’esprit d’un bouddha est pareil à une eau calme, profonde, claire comme du cristal, reflétant parfaitement « la lune de la vérité ». En revanche, l’esprit de l’homme ordinaire est pareil à une eau trouble, constamment agitée par les tempêtes de la pensée trompeuse et incapable de refléter la lune de vérité. La lune brille néanmoins au-dessus des vagues, mais le mouvement de celles-ci nous empêche de voir son reflet. Et nous menons ainsi une vie malheureuse et dénuée de sens.

 

Comment faire en sorte que la lune de la vérité illumine pleinement notre vie et notre personnalité ? Nous devons d’abord purifier cette eau, apaiser les vagues qui s’élèvent en arrêtant les vents de la pensée discursive — en d’autres termes vider notre esprit de ce que le sutra de Kegon appelle « la pensée conceptuelle de l’homme ». La plupart des gens accordent une grande valeur à la pensée abstraite, mais le bouddhisme a clairement démontré que la pensée discriminatoire est la source d’erreur. J’ai entendu un jour quelqu’un me dire : « La pensée est la maladie de l’esprit humain. » Du point de vue bouddhiste, cela est tout à fait vrai. Certes, la pensée abstraite est utile quand elle est utilisée avec prudence — c’est-à-dire quand sa nature et ses limitations sont bien comprises — mais aussi longtemps que les êtres humains restent esclaves de leur intellect, enchaînés et dirigés par lui, on peut dire qu’ils sont des malades.

 

Toutes les pensées, qu’elles soient nobles ou basses, sont impermanentes et inconstantes ; elles ont un commencement et une fin, elles sont comme nous passagères et cela est aussi vrai de la pensée d’une époque que de celle d’un individu. Dans le bouddhisme, la pensée est appelée « le courant de la vie et de la mort ». Il est important, à cet égard, de distinguer le rôle des pensées transitoires de celui des concepts établis. Les idées fugitives sont relativement inoffensives, mais les idéologies, les opinions, les convictions, les points de vue, pour ne rien dire des connaissances accumulées depuis la naissance et auxquelles nous sommes attachés, sont les ombres qui obscurcissent la lumière de la vérité.

 

Aussi longtemps que les vents de la pensée continuent à agiter l’eau de notre nature authentique, nous ne pouvons distinguer la vérité de l’erreur. Il est donc impératif que ces vents soient apaisés. Lorsqu’ils cessent de souffler, les vagues se calment, l’eau n’est plus troublée et nous constatons que la lune de la vérité n’a jamais cessé de briller. Le moment de cette prise de conscience est le kensho, c’est-à-dire l’illumination, l’appréhension de la vraie substance de notre nature profonde. À la différence des concepts moraux et philosophiques, qui sont susceptibles de variation, cette conscience authentique est définitive. Pour la première fois nous pouvons vivre dans la paix et la dignité intérieures, libérés du doute et de l’inquiétude, en harmonie avec notre environnement. J’espère avoir réussi, malgré le caractère sommaire de ces propos, à vous faire comprendre l’importance du zazen. Parlons à présent de sa pratique.

 

Il convient d’abord de choisir une pièce tranquille. Déployez-y une natte ou un tapis et posez-y un petit coussin rond d’environ trente centimètres de diamètre ou un coussin carré plié en deux. Il est préférable de ne porter ni pantalon ni chaussettes, qui empêchent de croiser les jambes et de disposer les pieds comme il faut. Pour vous asseoir dans la posture du lotus, posez le pied droit sur la cuisse gauche et le pied gauche sur la cuisse droite, les deux genoux touchant la natte, ce qui assure une parfaite stabilité. Le corps ainsi immobilisé, les pensées ne sont plus incitées à l’activité par des mouvements physiques et l’esprit trouve plus facilement le calme.

 

S’il vous est difficile de vous asseoir dans la posture du lotus, adoptez celle du demi-lotus en posant le pied gauche sur la cuisse droite et le pied droit sous la cuisse gauche. Pour ceux d’entre vous qui ne sont pas habitués à s’asseoir les jambes croisées, cette position elle-même peut se révéler inconfortable. Il est alors possible d’adopter la posture japonaise traditionnelle en s’asseyant sur les talons et les mollets, en posant éventuellement un coussin entre les talons et les fesses. L’avantage de ces diverses positions est qu’elles permettent de tenir le dos droit. Mais si toutes se révélaient trop pénibles, vous pouvez utiliser une chaise.

 

Il faut ensuite poser la main droite dans le giron, la paume vers le haut, et la main gauche sur la paume droite, le bout des pouces se touchant de manière que les paumes et les pouces forment un cercle. Le côté droit du corps est le pôle actif, le côté gauche le pôle passif. C’est ce qui explique qu’en plaçant le pied gauche sur la cuisse droite et la main gauche sur la main droite, nous essayons d’atteindre le plus haut degré de tranquillité. Après avoir croisé les jambes, penchez-vous en avant pour faire saillir les fesses puis ramenez lentement le tronc à une posture verticale. La tête doit être bien droite de telle façon que, de profil, les oreilles soient à la verticale de vos épaules et le nez à la verticale du nombril. Gardez les yeux ouverts et la bouche fermée. La pointe de la langue doit toucher légèrement la face interne des dents du dessus. Si vous fermez les yeux, vous tomberez dans un état de somnolence ou de rêverie. Le regard doit être dirigé vers le bas, sans se fixer sur aucun objet particulier. L’expérience a montré que c’est ainsi que l’esprit est le plus silencieux, sans fatigue ni effort.

 

La colonne vertébrale doit toujours être droite, la chose est importante. Lorsque le corps s’affaisse, non seulement une pression s’exerce sur les organes internes, contrariant leur libre fonctionnement, mais les vertèbres écrasent les nerfs, ce qui peut créer des tensions. Le corps et l’esprit ne faisant qu’un, toute altération des fonctions physiologiques affecte inévitablement l’esprit, sa clarté et son unité, qui sont indispensables à une concentration efficace. D’un point de vue purement psychologique, il est aussi peu souhaitable d’adopter la raideur d’un manche à balai qu’une position affaissée, car la première procède d’un orgueil inconscient et la seconde d’une inconsciente bassesse ; ces deux attitudes ayant leur fondement dans l’ego, toutes deux sont des obstacles à l’illumination.

 

Soyez attentifs à tenir la tête droite. Si elle s’incline en avant, en arrière ou de côté et reste ainsi un certain temps, il peut en résulter un torticolis. Lorsque vous aurez adopté une posture correcte, respirez profondément, retenez votre souffle un instant puis expirez doucement et lentement. Recommencez deux ou trois fois, en respirant toujours par le nez ; après quoi respirez naturellement. Lorsque vous serez habitués à cette méthode, une aspiration profonde pour commencer suffira. Ensuite, penchez le corps d’abord à droite puis à gauche, aussi loin que possible, sept ou huit fois environ, en revenant progressivement à la position initiale.

 

Vous êtes prêts, à présent, à concentrer votre esprit. Il existe plusieurs bonnes méthodes de concentration, qui nous ont été léguées par nos prédécesseurs. Pour les débutants, la plus simple consiste à compter les inspirations et les expirations du souffle. La vertu de cet exercice réside dans le fait qu’il exclut toute réflexion et met au repos la pensée discriminatoire. Les vagues de l’esprit sont apaisées et celui-ci atteint graduellement l’unité. Pour commencer, comptez les inspirations et les expirations. Lorsque vous inspirez, concentrez-vous sur « un », lorsque vous expirez, sur « deux », et ainsi de suite jusqu’à dix — pour recommencer à compter de un à dix. Ce n’est pas plus compliqué que cela…

 

Comme je l’ai déjà souligné, les idées fugitives qui traversent naturellement l’esprit ne constituent pas un obstacle. La chose n’est malheureusement pas toujours admise. Même parmi les Japonais qui ont étudié et pratiqué le zen pendant plusieurs années, beaucoup confondent cette pratique avec une suppression de la conscience. Il y a effectivement un type de zazen dont tel est le seul objectif, mais ce n’est pas le zazen traditionnel du bouddhisme zen. Vous devez admettre que, si attentivement que vous comptiez vos inspirations et vos expirations, vous continuerez à voir ce qui est devant vous et à entendre les bruits qui vous entourent. De même votre cerveau n’étant pas endormi, diverses pensées vous traverseront l’esprit — mais elles ne feront pas obstacle à votre zazen ni n’affecteront son efficacité, à moins que, les jugeant « bonnes », vous ne vous attachiez à elles ou, les jugeant « mauvaises », vous n’essayiez de les chasser. Vous ne devez considérer comme un obstacle au zazen aucune perception ni aucune sensation, ni d’ailleurs vous y soumettre. J’insiste là-dessus. Cette « soumission » signifierait que dans l’acte de voir, votre regard s’attarde sur des objets ; que lorsque vous entendez, votre attention s’attache aux sons et que dans le processus de la pensée votre esprit se fixe sur des idées. Si vous vous laissez distraire de cette façon, votre concentration sur votre respiration sera contrariée.

 

Au terme de la séance, ne vous levez pas brusquement mais commencez par vous balancer de droite à gauche, de plus en plus profondément, au contraire de ce que vous avez fait en commençant. Relevez-vous ensuite lentement et marchez silencieusement en rond avec les autres. Cette forme de zazen est appelée kinhin. On s’y livre en appuyant le poing gauche, le pouce à l’intérieur, sur la poitrine et en le couvrant de la paume droite, les deux coudes étant à angle droit, le corps droit, les yeux fixés sur un point se trouvant environ à deux mètres devant les pieds. En même temps, continuez à compter vos inspirations et vos expirations. Marchez lentement et calmement, en posant d’abord les talons sur le sol. Il est bon de pratiquer cette marche pendant au moins cinq minutes après chaque période de station assise de vingt ou trente minutes. Le kinhin est une forme de zazen en mouvement, dont la pratique diffère considérablement dans le Soto et le Rinzaï. Selon la méthode Rinzaï, la marche est rapide et énergique, alors que selon la tradition Soto elle est lente et retenue : mon maître Harada-roshi conseillait un moyen terme entre les deux. D’autre part, la secte Rinzaï place la main gauche sur la droite, alors que le Soto fait le contraire. Harada-roshi estimait la première méthode préférable. Il faut ajouter que même si cette marche détend les jambes raidies par la position assise, ce fait est secondaire et n’est pas le principal objectif du kinhin. Ceux qui se concentraient sur leur respiration doivent continuer à le faire pendant le kinhin, de même que ceux qui méditaient sur un koan.

 

 

 

 

 

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