« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

Au sud des nuages

30/06/2022

Au sud des nuages

Au pays des Na et des Yi, sur les contreforts des Himalayas, aux confins du Sichuan et du Yunnan, où les yacks pâturent parmi les cyprès dans les brumes, après que la terre eût tremblé lors de l'année du dragon de fer, on découvrit sur la Montagne du Sud, dans la muraille ouverte d'un vieux temple en ruine, des écrits bouddhiques et des poésies calligraphiés en ancienne langue vernaculaire, dissimulés vraisemblablement pour échapper à la destruction lors de quelque campagne de persécution du Dharma du Bouddha.

LA LANTERNE BLEUE

 

Autrefois, dans le pays,

j'ai vu par les montagnes

et les torrents

des temples de mille moines et plus !

La cloche et le tambour résonnaient

dans les vallons de bambous géants,

sur les versants plantés de pins

par ceux du dharma antique.

 

Cascades et brumes,

montagnes froides,

cherchant l'homme véritable.

 

Aujourd'hui je suis seul,

dans la maison sur la colline,

cultivant la voie ancienne.

Encens, écrits des maîtres,

coussin de kapok,

j'allume la lanterne bleue,

lanterne de solitude !

Perclus dès le matin,

en proie au doute, à la souffrance,

déployant les pâramitâs,

je cherche le cœur des maîtres

des Tang et des Song.

 

Dressant des pierres,

travaillant la terre, cultivant les arbres

j'ai reçu longuement

l'enseignement des silencieux

et n'en saisis le secret.


Un maître leva son chasse-mouche,

voici près de mille ans,

et voici que je ris et je pleure,

réalisant la perle antique.

Quand la lune morte monte au ciel

un semis millénaire lève !

La graine du Lankâvatâra,

et celle de la Prajnâpâramitâ,

elle est bien vivante !

Pour enseigner le dharma,

voici mon attestation

à moi, Nan Shan,

vieux jardinier désherbant l'allée

du temple du ciel.

 

 

SUR LE SEUIL

 

Lorsqu'il a compris, consciemment ou d'une façon confuse,

que le contact avec les êtres et les objets est douloureux,

l'être sensible, se rétractant, s'enferme en lui-même,

S'enfermant en lui-même, l'être sensible construit un moi,

citadelle du haut de laquelle il observe, distancié, le monde.

Il cultive alors l'illusion qu'une observation poussée,

des connaissances adéquates,

lui permettront de comprendre

et dissiper son malaise.

 

Parfois l'homme fuit dans l'extraversion

et le divertissement,

il s'oublie, il se consume

Parfois il s'éloigne au contraire du monde connu,

il prend la fuite

Son exil le mène au loin,

jusqu'au-delà du monde commun.

Dans son trouble intérieur, souffrant,

il cherche lui-aussi

ce que sont réellement le monde,

les choses et lui-même.

Sous l'effet de la souffrance et du questionnement intense,

le visage des objets perd sa cohérence paradigmatique,

échappe au connu consensuel,

une percée de la mâyâ, sauvage et dangereuse,

peut surgir.

En dehors des repères, sans guide,

la remise en question du nom et de la forme

mène aux confins de la perte du langage et de l'égarement.

 

Ne trouvant finalement pas les bonnes réponses

ni au dehors, ni en lui-même,

l'homme, sous le feu de la souffrance,

constatant les enjeux et les dangers,

cherche ardemment une solution.

 

 

84 000 PORTES

 

Le dharma, dit-on, possède quatre-vingt-quatre mille portes, quatre-vingt-quatre mille entrées. C'est dire qu'à la voie du Bouddha les accès sont innombrables, qu'à chaque instant, sous l'aiguillon de la souffrance, une occasion d'entrer dans le courant apparaît.

Que l'on prenne le chemin du sud, le chemin du nord, celui de Lankâ, celui de la prajnâpâramitâ, celui du mâdhyamika, le sentier de Niou Tou, la voie du Tientai, la véritable entrée est sans détour et immédiate.

Où que l'on soit sur la périphérie, c'est le centre qui est proche.

 


Si, dans les écoles qui s'adressent aux êtres de petite compréhension, l'accès à l'essence de la voie se fait par la dévotion à un objet, par la bhakti et le sacré, dans le Chan l'accès se fait directement par le sans-accès.

Dans les écoles où l'on enseigne la voie progressive, le dévot se consacre à la prière, à la soumission et l'identification à des idoles fabriquées, des entités illusoires.

Plutôt que de progresser par la dualité, l'homme du Chan se jette directement dans le vide.

 

Certains entrèrent abruptement par une chute,

une torsion du nez,

un coup de bâton.

D'autres entrèrent au son d'une cloche,

de celui d'un tambour,

l'esprit rompu par des mots,

à la vue d'une fleur qui tombe :

leur karma était mûr.

 

Sans détour et immédiate, toujours disponible, telle est la grande porte du dhyâna. L'accès que ces hommes ont emprunté s'y ouvre chaque fois que le souffle expire. Un bref instant, naturellement, le monde des illusions est détruit et subtilement reconstruit sur d'autres bases, sur une sphère qui se rapproche du centre.

Sous l'effet de la lumière sainte de la bodhi, l'illusion devient peu à peu transparente, et prajnâ perce, puis s'étend entièrement sur les domaines.

Lorsque la puissance de prâjna domine, quatre-vingt-quatre mille portes s'ouvrent simultanément. Lorsque l'attention tombe, quatre-vingt-quatre mille portes se ferment.

 

Laissons cela ! Laissons cela !

Arrivé à la porte de la montagne,

au pied des escaliers géants,

les mains se joignent,

la tête s'incline,

Joie profonde !

 

 

DHYANA

 

En haut des escaliers géants,

les murailles obliques du temple et le toits dominent pins et rochers.

Partout dans cours et galeries,  à l'oreille de chacun,

soudain le bruit du bois résonne.

Un par un, en silence, les hôtes gagnent la salle de la voie.

Ils se déchaussent, saluent les trois joyaux,

et, face au mur, prennent la posture de bouddha.

Dans le silence qui s'approfondit

le tintement d'une clochette approche,

le maître de dhyâna arrive, le maître est là.

En signe de bienvenue,

le vieil homme fait le tour de la salle,

et chaque disciple,

quand il passe derrière son dos,

sévère et bienveillant,

s'incline face au mur.

Bruits feutrés de pas, froissements de la kashâya,

sachez que cela est déjà l'éveil !

La concentration de l'esprit-cœur a commencé.

 

Comme chèvres folles sur les coteaux rocheux,

les pensées cabriolent,

capricieuses, s'agglutinent en chimères,

se dispersent sous l'effet d'une crainte imaginaire,

s'élancent vers une nouvelle pâture,

un bouquet de feuilles, une écorce tendre.

Les pensées vont et viennent,

les pensées naissent et disparaissent.

 

Quelqu'un semble observer la pensée

qui se déroule d'elle-même,

une conscience, un pur témoin,

l'ego est transparent,

mais sa racine est encore vivante,

la voie est encore longue !

Voici le souffle qui va,

voici le souffle qui vient.

La flamme de l'œil en veilleuse,

la fumée de l'encens, qui monte en volutes,

s'étend en nappes,

se recueille en une odeur mystique,

purifiant le corps subtil.

Un son lointain semble émaner d'une cloche d'or,

et la cloche d'or elle-même est la posture,

posture d'un bouddha sans visage,

d'un bouddha sans forme.

L'esprit glisse dans le rêve et s'égare près du sommeil.

 

Ne pratiquez pas dhyâna avec un but,

l'intention érige un ego et obstrue,

Energie et persévérance doivent être maintenues,

comme suspendues au sein du vide.

Dhyâna après dhyâna,

renoncez à chercher

à entendre le bruit du bruit, le silence du silence.

Cessez d'ériger un observateur,

une chose observée.

Lorsqu'en présence et recueillement

l'illusion d'un connu et d'un connaissant se dissipe,

au sein du vide, subtilement,

se manifeste la prajnâ.

 

Prâjna et dhyâna sont inséparables,

inaccessibles à la pensée,

accessibles à la voie,

Ceux qui, exposant leurs vues erronées,

professent ne point s'assoir :

ne les écoutez pas !

 

Oubliant les moyens habiles

sans affaires, sans position,

je vais avec le vent,

cœur tranquille,

je m'assois sous l'arbre antique.

 

 

SUR LE SANS-TEMPS

 

Présence, immobilité, pureté, éveil, voilà le dhyâna.

Pensées évaporées, parties, parties comme nuages.

Lorsque les pensées ne sont plus engendrées,

les trois mondes cessent d'apparaître.

Les illusions n'étant plus produites,

Le Gange remonte jusqu'à sa source,

les grains de sables innombrables ont disparu,

Brahmâ lui-même oublie son propre nom.

La roue du samsâra est immobile,

naissance et mort sont oubliées.

 

Que le temps se dissolve dans le vide,

ou qu'il soit un concept sans substance,

voilà une question qui ne s'élève

dans l'esprit pacifié.

Comment pourrait-on vivre dans l'instant,

ainsi que de nos jours on l'entend professer,

quand rien ne fut, n'est, ni ne sera jamais ?

Assis, couché, debout,

par l'effet d'une attention vigilante,

prajnâ détruit les germes de production illusoires.

Dès que la pensée cesse, le temps cesse,

c'est la vacuité.

Le karma de dix mille vies est, dit-on,

purifié.

Quand la nature foncière est reconnue,

non-née, hors du temps,

comment pourrait-on seulement parler

de visage originel ?

 

Impermanent, impermanent est ce monde,

éphémère est la fleur,

mélancolique est la pensée,

immense est la tristesse.

Au sein même de la tristesse

subtile est la joie profonde,

immense et calme et la sagesse,

insondable est la sapience immobile. 

 

 

L'ATTENTION VIGILANTE

 

Lorsqu'a sonné la cloche,

la posture de dhyâna est quittée,

L'homme de la voie en maintient l'empreinte en lui,

sous forme d'immobilité intérieure, de vacuité,

de réceptivité, d'attention vigilante,

il maintient la gratuité, la pureté de l'esprit,

la prajnâ efficiente.

 

Coupant du bois, portant de l'eau,

travaillant aux jardins,

l'homme de la voie cultive, sans y penser,

une présence attentive

qui, l'empêchant de sombrer dans l'illusion,

le maintient en éveil.

Eveillé, il ne forme ni ne reforme un moi illusoire

à partir de semences karmiques,

de germes stockés dans les samskâras.

 

Tournée vers l'intérieur, l'attention vigilante,

observe la pensée.

Simplement observées,

les formations fantasmagoriques, les formations maladives,

progressivement, d'elles-mêmes, s'inactivent.

 

Au hasard des circonstances,

les semences karmiques,

lorsqu'elles rencontrent des conditions favorables,

intérieures et extérieures, germent.

Par l'attention vigilante et l'efficience de prajnâ,

les pousses sont aussitôt brûlées jusqu'à la racine.

 

A la pensée secrètement issue du désir

en butte aux circonstances,

à la discrimination,

se substitue bientôt

la pensée non pensée,

dans la conscience de miroir.

La lune brille sur les eaux.

 

SOI ET NON-SOI

 

Homme du dharma, écoute !

Soi et non-soi sont de simples notions,

Toute conception abandonnée jusqu'à la racine,

assieds-toi, regarde le bouddha.

En vérité, il n'est personne.

Depuis l'origine, tout est vide.

Lorsque le contenu est abandonné,

le connaisseur ne tarde pas à disparaître,

l'illusion cesse.

Ouvrir la porte au vide,

voilà le seul souci compatissant des maîtres

qui frappent et poussent vers le trou sans fond.

Quand l'illusion d'un soi persiste,

on naît sans fin au monde de la souffrance.

Quand l'illusion d'un soi persiste,

on naît sans fin au monde de la souffrance.

Quand le vide d'un soi est perçu,

au sein même de la souffrance,

joie profonde !

 

Dhyâna et éveil sont identiques,

pourquoi ?

Dhyâna est cessation de la pensée.

Cessation de la pensée est cessation de l'ego.

Cessation de l'ego est l'ouverture au non-soi?

Non-soi est vide, esprit, bouddha.

Non-soi est toutes choses, yin, yang et le Tao entier.

Lorsque ceci est réalisé,

la pensée elle-même est sainte,

le désir sans obstruction.

Les vagues vont et viennent

sous la lune.

Les glaciers du Sumeru se couvrent de fleurs.

 

VIDE DES OBJETS

 

Quelle que soit la nature réelle du monde,

selon la supputation des religieux,

la théorie des savants,

le système des philosophes,

par l'effet du fonctionnement des agrégats des sens et de conscience,

un monde d'image, de sons, de sensations apparaît dans l'esprit.

Ce monde apparu dans l'esprit est fantasmé par la pensée,

par la connaissance,

vers l'intérieur, comme sujet,

vers l'extérieur, comme objet.

 

D'objet en objet,

chaque instant l'esprit fasciné, illusionné,

transmigre.

D'objet en objet,

chaque instant, l'esprit agrippé, illusionné,

souffre.

 

Conditionné par les sens,

les images des objets,

n'ont pas de consistance réelle.

Conditionnés par la pensée,

par l'identité, le nom,

les objets n'ont pas de soi réel.

 

Dès que la non-pensée est établie,

toute chose s'arrête à elle-même.

Dès que l'esprit réalise sa propre vacuité,

il se tient dans une pureté immobile.

La chaîne de production conditionnée est rompue,

la transmigration cesse,

le bouddha apparaît,

désobstrué,

vide comme un miroir,

l'esprit reflète, sans préjudice,

sans altération,

les images qu'il a lui même créées,

les sont venus de nulle part.

 

Quittons, quittons ces choses abstruses,

et disgraciées !

Sur la montagne,

cascades, pins et torrents

réjouissent secrètement mon cœur.

La lune monte à travers les bambous,

je bois du vin.

Comme j'aime

la couche de ma compagne,

et dans la nuit,

le bruit du vent !

 

 

SUNYATA, WU, VIDE

 

Au début est le Tao, et le Tao est pur,

Le Tao est vide.

Lorsque le Tao s'obscurcit,

apparaissent les dix milles choses.

Lorsque l'esprit est fragmenté, impur,

c'est la connaissance.

Lorsque l'esprit est non fragmenté,

c'est le vide.

 

Le Tao étant un et non duel,

tout ce qui relève de la dualité,

et de la cognition

ne peut le saisir.

C'est pourquoi, par compassion,

les maîtres de dhyâna ont parlé

de non-pensée, de non-esprit,

montrant le chemin

de la désobstruction, de l'éveil.

 

Vide est l'absence

de toute conception.

Il n'y a pas de vide-en-soi.

Vide est absence de vide aussi.

Mais si le vide nie tout,

inutile de parler,

si ce n'est d'un silence mystique,

ou d'un claquement de chasse-mouche.

 

Lorsque le vide est reconnu,

toutes les racines disparaissent.

La racine de la discrimination est tranchée

d'elle-même.

D'un seul regard, on reconnaît,

que ce néant est un tout immense,

un océan de calme et de pureté.

La reconnaissance directe de

ce vide qui est un tout,

ce tout qui est un vide,

plus réel que le réel connaissable,

est la source de prajnâ.

 

Lorsque l'obnubilation dualiste s'est résorbée,

on nie naissance et mort,

l'aggrippement cesse,

l'illusion du moi disparaît.

Clarifié, l'esprit s'ouvre à une vision nouvelle,

impersonnelle et sage.

 

 

PRAJNA PARAMITA

Perfection de sapience

 

Que l'illusion du moi soit détruite,

ou simplement dissipée,

sans même qu'il s'en aperçoive,

dhyâna marque le pratiquant

du sceau de la posture

du vide-réalisation.

 

Lors que la pensée d'objets

ne constitue plus le fantôme d'un moi,

chaque image, chaque son, chaque sensation

est reconnue comme visage originel.

Sans identité, chaque objet est le corps du bouddha.

Comment discrimination et conflits intérieurs

sauraient-ils naître ?

 

Au miroir de l'esprit, sans obstruction,

les dix milles choses apparaissent,

Le rêve d'un soi une fois oubliée,

la porte d'une compréhension

intuitive et immédiate,

s'ouvre en l'occurrence, sur la situation.

 

Lorsque le conflit apparaît,

une simple pensée de vigilance

actualise le sceau de la posture

du vide-réalisation.

L'ego évacué,

du vide jaillit la prajnâ,

compréhensive, subtile, compassionnée,

tranchant sans traces.

 

Lorque la prajnâ est ferment établie,

la pensée cesse d'être un obstacle.

Les passions, que les ignorant

nommaient souillures,

nirvânées,

sont elles-mêmes la voie.

 

 

NI ESPRIT, NI BOUDDHA

 

C'est, dit-on, livrant du bois de chauffage, que Huei Neng alors qu'il était encore enfant, entendit fortuitement la récitation du sûtra du Diamand, circonstance qui devait entrouvrir son oeil et décider de sa vocation.

C'est bien des années plus tard, en entendant une phrase de ce même sûtra de la bouche de son maître qu'il connut l'éveil parfait :

"Si l'esprit ne s'arrête nulle part, alors apparaît le véritable esprit".

 

Parmi les Maîtres de Chan, Tao Xin enseignait :

 

"L'esprit qui considère le Bouddha est Bouddha"

 

De Ma Zu à Huang po on dit encore :

 

"L'esprit lui-même est le Bouddha"

 

Par la suite, les disciples tenant cet énoncé pour un acquis au lieu de réaliser par eux-mêmes la vérité, il fallut, par subterfuge, en venir à :

 

"Ni esprit, ni Boudha"

 

Peu à peu le pratiquant du dhyanâ réalise

que la nature de l'esprit est vide,

et que cet esprit vide est la bodhi.

S'il s'arrête à ce point, pourtant,

stagnant, son dhyâna devient fabrication de vide,

et son moi vide, fabrication mentale.

On polit la tuile?

S'étant construit un soi identifié au vide,

il est alors dans une situation pire

que celle d'un simple enfant portant du bois.

Principe d'identification et principe d'identité

son désir et attachement

ils président à la création

d'un soi illusoire.

Supprimer l'idée d'objet dans l'objet,

supprimer l'idée de sujet dans le sujet,

c'est là supprimer toute représentation mentale

vider l'esprit d'esprit, lâcher prise, laisser enfin agir le Tao.

 

Si l'esprit ne s'arrête nulle part,

ne s'attache pas aux choses visibles,

quand l'esprit ne demeure sur rien,

alors le véritables esprit apparaît.