« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

Les propos du vieux Tcheng

29/06/2022

Les propos du vieux Tcheng

Chercher qui est le vieux Tcheng, quand lui-même ne se considère que comme un morceau de bois qui sonne, ou se livrer au sujet de ses propos à des commentaires, rapprochement et autres constructions spéculatives, prouverait à soi seul qu'on n'a rien compris aux propos du vieux Tcheng et qu'on est fermé au Sens dont ils sont le support.

 

Moi le vieux Tcheng, je n'interviens pas pour maintenir, modifier ou changer le cours des choses en suivant les désirs de l'esprit singulier. Point de garde ni de révolte, mais seulement l'acte nécessaire. Si je me comporte d'une manière différente avec vous, crânes tondus, c'est pour qu'enfin vous osiez voir l'esprit originel directement par vous-même au lieu de toujours le chercher par l'intermédiaire de gaillards morts ou la fréquentation d'étourdis tels que moi.

 


Ma façon à moi, c'est de vous secouer comme l'arbrisseau au vent de la montagne. Ce faisant je rompts tous vos étais et vous voilà tout désemparés, n'ayant plus rien à quoi vous raccrocher. Mais parce que je sape toutes vos petites sécurités et qu'ainsi vous voilà remplis de peur, vous dites pour vous rassurer de nouveau que je prêche contre la Loi et les convenances et ne suis qu'un vil blasphémateur. Vous continuez ainsi à vous agripper désespérément à l'apparence et à l'accessoire au lieu de les laisser vous quitter d'eux-mêmes sans chercher à les retenir. [...] Crânes tondus, à vous accrocher à des futilités, vous gaspillez votre vie pour rien et l'évidence de l'esprit originel vous échappe. Quel naufrage pour vous !

*

[...] Vous croyez aspirer à l'esprit originel mais ce sont les satisfactions de la condition, du savoir et du mérite que vous cherchez. A cause de cela, crânes tondus, vous êtes entièrement sous le charme de tout ce qui en vous et hors de vous varie et meurt. Voilà pourquoi les paroles du vieux Tcheng passent à travers vous sans laisser d'empreinte, comme les oiseaux qui ne laissent pas de traces dans le ciel.

*

Crânes tondus, tout ce que vous pensez et dites à propos de l'esprit originel ne sont que des divagations de vos petits esprits singuliers. Ce qui spontanément vous est apporté par la nature vous n'y répondez qu'après l'avoir interprété au moyen de tout ce que vous avez placé au-dessus de vos têtes.

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[...] Moi le vieux Tcheng, je n'imite pas tel ou tel, n'adhère à aucune croyance, ne suis l'adepte d'aucune école, et le disciple de personne. Dans ma nature véritable, je ne sais rien, je n'ai rien, je ne suis rien, car là il n'y a pas de vieux Tcheng. Pour l'ordinaire, les choses auxquelles je participe s'écroulent d'elles-mêmes. Même l'esprit originel n'est plus mon affaire. [...]

*

L'esprit originel a toujours été présent sous vos yeux. Vous n'avez rien à acquérir pour le voir car rien ne vous a jamais manqué pour cela. Si vous en êtes incapables c'est à cause de votre incessante jacasserie avec vous-même et avec les autres. Vous passez votre temps à supposer, comparer, supputer, commenter, développer, expliquer, justifier et citer ce que vos petits esprits ont retenu et cru comprendre des Ecritures et des paroles de vieux bavards tels que moi, de préférence celles de ceux à qui on a donné une fois morts, une telle autorité qu'elles ne sauraient plus désormais être mises en doute. Dans ce conditions comment pouvez-vous espérer voir l'esprit originel dans son instantanéité ? [...]

*

Dire que l'esprit originel n'est pas un pur néant sans être existant, voilà le verbiage. Penser à l'esprit originel voilà le poison. Abandonner cette pensée et penser à l'absence de cette pensée voilà encore votre poison. Crânes tondus, vous êtes toujours à chercher avec votre pensée et vous ne faites rien d''autre que de fabriquer des pensées. Penser qu'on peut voir l'esprit originel au moyen de la pensée, voilà votre perte.

 

Brûler de l'encens, réciter des sûtras, passer son temps à se prosterner contre terre ou à se surveiller pour rester immobile, fixer ou éliminer la pensée, voilà votre égarement. Crânes tondus, vous êtes toujours à intervenir et vous ne faites rien d'autre que fabriquer des actes. Espérer qu'on peut voir l'esprit originel au moyen d'actes, voilà votre illusion.

 


Vénérer le Bouddha, voilà le mal (de l'attachement). Rejeter le Bouddha, voilà le mal (de l'impiété). Crânes tondus, vous êtes toujours à exprimer des émotions et vous ne faites rien d'autre que de fabriquer des sentiments, voilà votre erreur.

*

Quand vous regardez les pensées des autres comme un bien précieux et sacré et que vous les apprenez, récitez et transcrivez avec recueillement et vénération pour les transmettre comme un grand secret, voilà ce que j'appelle être enchaîné au dessous des pensées.

 


Quand vous cultivez les pensées de votre petit esprit, les regardant comme une chose rare, digne d'être conservée et manifestant une susceptibilité de catin si on ne les respecte pas ou si on commet en les rapportant l'erreur le plus infime, voilà ce que j'appelle être enchaîné par les pensées.

 

Quand les pensées des autres et les vôtres vous apparaissent comme des vagues de la mer qui vont et viennent, sans qu'aucune soit supérieure ni inférieure aux autres, et sans qu'aucune vous affecte, mais en gardant toutefois celle d'avoir atteint un état de parfaite quiétude, voilà ce que j'appelle errer au-dessus des pensées.


Quand nulle pensée ne retient plus l'attention parce que l'évidence est née en ce qui concerne l'esprit originel il n'y a rien à conserver et rien qui puisse être obtenu par la pensée, voilà ce que j'appelle être au seuil de l'esprit originel.

 

Etre dans le non-temps, le non-lieu, la non-forme, le non-mouvement et la non-pensée et connaître ce qui est perçu en l'absence de toute perception, voilà ce que j'appelle voir l'esprit originel.

*

Quand vous auriez étudié toutes les Ecritures et tous les traités de tous les patriarches, rencontré tous les Eveillés et maîtrisé toutes les pratiques et les forces mystérieuses, si vous ne voyez pas l'esprit originel, même si vous êtes devenus des sommets de spiritualité, de sainteté et de science, votre vie, crâne tondus, ne sera jamais qu'un futile amusement.

*

Les paroles tracées sur ce rouleau et que je viens de lire :

- si je vous dis qu'elles sont du Bouddha, vous les considérerez comme sacrées et vous voilà remplis de vénération et de crainte.

- Si je vous dis qu'elles sont de Boddhidharma ou d'un grand patriarche, vous voilà remplis d'admiration et de respect.

- Si je vous dis qu'elles sont d'un moine inconnu, vous ne savez plus ce qu'il faut penser et vous voilà remplis de doute,

- Si je vous dis qu'elles viennent du moine des cuisines, vous éclatez de rire pensant que je viens de jouer un tour.

 

Ainsi ce qui compte pour vous, ce n'est pas la vérité que portent ces paroles, mais seulement l'importance qu'il convient de leur accorder suivant la notoriété de celui à qui on les attribue. Vous êtes incapables de voir par vous-même mais seulement selon ce qu'il convient d'éprouver et de penser d'après l'opinion de ceux que vous avez placés au dessus de vos têtes. Vous êtes toujours en train d'ajouter aux choses, de les altérer et de les falsifier. C'est pour cela que vous êtes impuissants à voir l'esprit originel sans référence à qui ou quoi que ce soit. Crânes tondus, vous n'êtes que des truqueurs. Votre cas est désespéré.[...]

*

Vous avez entendu dire que pour voir l'esprit originel votre petit esprit doit être vide. Alors vous voilà à rester assis, raides comme un bambou, à regarder le mur, la langue contre le palais, cherchant à arrêter vos pensées. Vous parvenez ainsi à une absence de pensées que vous prenez pour la vacuité de l'esprit originel. L'instant d'après le tourbillon de votre petit esprit recommence comme au sortir du sommeil. Dans l'absence de pensées, quel avantage ? Et si un éclair lumineux vous secoue, vous voilà en train de sauter sur place comme un jeune cheval, en criant que vous avez éprouvé quelque chose d'immense et que vous êtes un grand privilégié. A avoir été frappé comme par la foudre, quel bénéfice ? Tout cela n'est que prouesses juste bonnes pour le cirque.

 

Crânes tondus, si vous persistez dans votre manie et votre prétention à vouloir atteindre et posséder quoi que ce soit, votre cause est perdue.

*

[...] L'esprit originel est l'esprit originel. Rien d'autre ne peut en être dit. Même cela est déjà trop. Ce que les autres ont dit de l'esprit originel et ce que j'en dis, ne peut vous servir à rien d'autre qu'à vous inciter à le chercher vous-mêmes directement sans recourir à aucune autorité et sans aucun artifice. Tout le reste ne fait que vous brouiller la vue et vous détourner de l'unique interrogation qui devrait vous posséder tout entier et quoi que vous fassiez : méditer, balayer la cour ou satisfaire vos besoins naturels. Mais quand je vois ce que vous faites des paroles des patriarches et des miennes, mieux aurait valu que les patriarches aient été noyés à leur naissance et moi avec. 

 

Crânes tondus, vous êtes atteints d'une maladie incurable.

*

Ayant entendu parler du vide comme étant l'accomplissement suprême, vous cherchez à l'atteindre. Ainsi vous tombez dans la torpeur et l'insensibilité que vous prenez pour la vacuité de l'esprit originel.

 

Ayant entendu parler de l'absolu comme étant l'état ultime, vous vous imaginez que toutes les choses sont égales et qu'aucune n'est digne de respect. Ainsi vous tombez dans la désinvolture et l'anarchie que vous prenez pour l'unicité de l'esprit originel.

 

Ayant entendu parler de la pureté comme étant la félicité totale, vous vous efforcez d'y parvenir. Ainsi vous tombez dans l'intransigeance et la raideur que vous prenez pour la transparence de l'esprit originel.

 

Ayant entendu parlé du détachement comme étant l'unique liberté, vous tentez de vous séparer du monde et de vous-mêmes. Ainsi vous tombez dans l'indifférence que vous prenez pour l'indépendance de l'esprit originel.

 

Crânes tondus, c'est l'esprit originel qui est dit être vacuité, unicité, transparence et indépendance, et l'élément de la roue de l'existence que vous êtes ne pourra jamais posséder aucune de ces facultés. Mais si vous voyez l'esprit originel, alors vous connaitriez qu'il est votre vraie nature sans aucune qualification possible et qu'en réalité aucun nom ne peut lui être donné. Alors vous connaitriez aussi que ce que l'on appelle vide, absolu, pureté, détachement et esprit originel même, ne sont rien d'autre que des mots qui n'existent que de votre côté, seulement à cause de votre aveuglement et de votre ignorance.

 

Crânes tondus, à vouloir simuler l'esprit originel, c'en est fait de vous.

*

Parce que vous êtes devenus moines, les adeptes de la Loi du Bouddha et les disciplines d'un Supérieur célèbre, vous vous croyez différents des profanes que vous regardez avec condescendance. Crânes tondus, vous êtes aussi ignorants de l'esprit originel que peut l'être l'herbe des champs.

*

Crânes tondus, en vous abandonnant complètement à la volonté et aux caprices d'un autre que vous avez fourré au-dessus de vos têtes, au point de vous en remettre à lui pour toutes choses, vous vous imaginez, posséder l'attitude juste et ainsi être sans affaires et sans désirs. En réalité, vous ne faites, que vous comporter comme les tout jeunes singes qui ne quittent pas leur mère un seul instant, s'agrippant fébrilement à elle, tant ils sont remplis de crainte. Et avec le temps, vous devenez comme ces arbres desséchés que rien ne distingue des autres en hiver mais qui, le temps venu, ne poussent plus de feuilles et ne donnent plus de fruits. Dans une telle passivité, comment pouvez-vous espérer voir l'esprit originel ?

 

Crânes tondus, vous êtes déjà morts.

*

Impuissants à voir l'esprit originel et par là à vivre par vous-mêmes, vous masquez votre insignifiance en revêtant la dépouille des autres: morts ou vivants. Vous accumulez les points de vue et cultivez la nuance, la différence et la convergence. Ainsi vous vous pavanez. Parce que vous éblouissez les sots avec vos tours, vous vous prenez pour des éveillés. [...]

*

Vous n'avez besoin de personne pour voir la lumière du soleil. Tout ce que les autres peuvent dire à ce sujet vous est inutile. Vous êtes dans la lumière. [...] Il en est de même pour l'esprit originel. Il est toujours présent, aussi éclatant que la lumière du soleil. Lui non plus vous ne pouvez ni l'accaparer, ni vous en défaire.[...]

*

Crânes tondus, considérez tous les patriarches et tous les bavards tels que moi comme des imposteurs puisqu'ils vous parlent de ce qu'ils ne peuvent ni vous montrer, ni vous donner. La seule utilité qu'on peut à la rigueur leur accorder, c'est d'affirmer que tout être a la nature de Bouddha. Mais c'est à chacun d'entre nous de la chercher par lui-même, sans se laisser détourner par quoi que ce soit d'autre, pour la voir enfin dans sa réalité fulgurante. Crânes tondus, si vous vous laissez séduire par les paroles des patriarches et tous leurs tours d'illusionnistes vous êtes perdus.

*

[...] S'il en est parmi vous qui en m'écoutant sont frappés par quelque chose de plus grand et de plus profond que mes paroles et qui n'est pas cette sorte de torpeur béate dans laquelle se complaisent, s'imaginant ainsi se trouver dans l'esprit originel, mais une lucidité simple et active, alors à ceux-là je peux seulement indiquer l'orientation juste et montrer le chemin. Leur propre gangue finira pas se fissurer et tomber d'un seul coup et ils verront briller le joyau de l'esprit originel.

 

Dans cette affaire je n'interviens pas en propre. Je ne suis que passage pour l'esprit originel que certains pressentent à travers moi le vieux Tcheng, qui suis pour le reste également comme la gangue qui enveloppe une pierre précieuse. [...]

*

 Crânes tondus, la pensée de l'esprit originel n'est que le reflet de cet esprit dans l'esprit singulier, comme l'image de la lune vue dans l'eau de la mare n'est que le reflet de la lune. L'esprit originel demeure présent, inchangé et inaffecté par le tumulte de vos pensées et de vos actes, comme la lune reste inchangée et inaffectée que l'eau de la mare soit claire ou boueuse, calme ou agitée ou que la mare soit pleine ou vide. C'est seulement l'image de la lune qui est modifiée ou absente à cause de cela. Il n'y a pas de lune dans la mare. 


Crânes tondus, comprenez donc qu'avec toutes vos inventions de pureté à atteindre, de détachement et de liberté à obtenir, d'arrêt de la pensée au trois heures et de quantité d'autres pratiques auxquelles vous vous livrez en vue de saisir l'esprit originel, vous êtes pris par l'esprit singulier comme un poisson dans une nasse. Vous agissez aussi stupidement que si pour voir directement la lune, vous purifiez l'eau de la mare, enleviez les plantes qui la recouvrent, éleviez une barrière de bambous pour que le vent ne trouble pas sa surface ou vidiez la mare.[...]

*

Crânes tondus, c'est à cause de votre aveuglement que le vieux Tcheng vous parle de l'esprit originel et de l'esprit singulier, comme s'il s'agissait de choses différentes. Pour le vieux Tcheng, l'esprit originel et l'esprit singulier, l'éternel et l'éphémère, la sagesse et l'ignorance, l'Illumination et l'aveuglement, le nirvana, les sutras, le système de Loi, tous les Corps de transformation et le Bouddha lui-même ne sont rien d'autre que le tourbillon des pensées, semblables à un tas  de feuilles mortes qui donnent l'impression d'être vivantes quand le vent d'hiver les soulève mais qui l'instant d'après sont redevenues mortes. Crânes tondus, la nature véritable des êtres et des choses n'est pas supérieure chez celui qui la voit ni inférieure chez celui qui l'ignore. Elle reste inaffectée par le fait d'être connue ou non et pour tout ce dont vous l'affublez. Libre à vous, crânes tondus de continuer à vous perdre dans les distinctions, les nuances et les subtilités. Voilà, je vous ai tout dit.

*

[...] Mais vous tous, les disciples du Bouddha, qu'avez vous fait ? Vous vous êtes emparés du Bouddha pour faire de sa vie une légende propre à vous émerveiller et de sa personne une idole propre à être adorée. Vous vous êtes emparés des paroles du Bouddha, pour en faire une chose sacrée digne d'être apprise, récitée et transcrite sans fin. A propos de la vie et des paroles du Bouddha, vous avez créé quantité d'écoles différentes, écrit des traités sans nombre et bavardé sans cesse. Vous avez construit des temples et fabriqué des statues. Vous avez allumé l'encens et fait brûler le camphre. Vous avez arrêté des croyances et établi des dogmes, des règles, des disciplines et des pratiques.

 

Crânes tondus, vous êtes ainsi tombés dans le piège et la séduction de tout ce que le Bouddha avait reconnu être l'erreur ne pouvant conduire qu'à l'égarement. Vous avez par là dressé jusqu'au ciel des murailles devant l'esprit originel que vous voulez voir. 

Crânes tondus, si vous persistez dans votre égarement, quel échec sera votre vie !

*

Maintenant crânes tondus, écoutez-moi avec l'attention la plus extrême. Je vais vous révéler le grand secret de l'esprit originel. C'est ce qu'il y a de plus important dans tout ce qui a jamais été dit à son sujet.

 


Voilà :

IL N'Y A PAS DE SECRET DE L'ESPRIT ORIGINEL

 


Faisant une pirouette, le vieux Tcheng disparut et nul n'entendit plus parler de lui.