« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

Wu nian, la pensée non-pensée

30/11/2021

Wu nian, la pensée non-pensée

Cet article reprend des extraits du chapitre sur la non-pensée tirés du livre "La voie du bambou" de Yen Chan.

 

Dans les traditions extrême-orientales "penser" est le plus souvent associé à un sens péjoratif, tant en bouddhisme qu'en taoïsme.[...] Il faut bien comprendre qu'il ne s'agit aucunement, comme nous le verrons plus loin, d'éradiquer la pensée, ni d'arrêter ou de briser le train des pensées. 

 

La pensée discursive est un outil essentiel pour l'homme, sa survie et son adaptation au réel. Elle est l'expression et la matrice même de l'intelligence. "Mais trop c'est trop !" témoignent les Anciens. L'excès du fonctionnement de cette pensée spéculative (specula : miroir / pensée qui reflète) entraîne des déséquilibres, des dysfonctionnements, pour l'humain et la grande Nature dont il est un maillon. [...] Pour la tradition, tout se passe comme si l'ego (et la pensée spéculative) était "une fonction qui s'est prise pour un individu", d'où les notions de non-pensée, wu nian ou encore l'association des trois morphènes fei si liang, "considérer sans penser".

 

Dans la recension la plus ancienne des prajnaparamita on trouve mention cittam acittam, la  "pensée non-pensée ", traduit parfois par "conscience qui est absence de conscience ".

 

De même, dans le célèbre Vimalakirtinirdesasutra, il est posé une pensée originellement et naturellement pure, non différente de la tathatâ (Ainsité, zhen ru). Selon Vimalakirti, cette pensée qui ne s’écarte pas de la tathatâ est une simple non-existence (abhâvamâtra), une pensée non-pensée. Dans le Vajrasamâdhisûtra le Jin gang san mei jing », texte chinois antérieur au VIIe siècle et d’inspiration taoïste, on trouve déjà plusieurs notions importante comme wu nian (non-pensée), wu xin (apparenté à wu nian), dhyâna "mobile" (dong) et "immobile" (bu dong), shou xin (proche du terme shou yi taoïste, "garder l’Un"), qui feront fortune dans l’école chan. Dans d’autres textes, en particulier ceux des écoles vibhajyavâdin et darstantika, également dans la lignée de Vasumitra, on parle d’une « pensée subtile », sukshmacitta, sukshmasukshma, "toute subtile", xi xin en chinois.

 

Ailleurs, on évoque une "pensée non manifeste", aparisphutamanovijñâna, une différenciation qui ne se manifeste pas, une discrimination non discriminante, une « connaissance sans différenciation », nirvikalpajñâna. Le célèbre Asanga, de son côté, affirme qu’il s’agit "ni d’une pensée ni d’une non-pensée", son frère Vasubandhu d’"une pensée exiguë". Dans les textes de l’école yogâchâra (Mahâyâna), wu nian est en relation avec l’âlayavijñana, traduit par Lilian Silburn par "conscience de tréfonds", l’inconscient bouddhique ; c’est la pensée subtilisée à l’extrême qui parfume à l’état de germe l’âlayavijñana.

 

Les taoïstes et les adeptes du tian tai utilisent le terme de yi nian, "pensée-une" et Shen Hui (Chen-houei), septième patriarche du Chan, parle, pour qualifier wu nian, "d’absence de pensée au sein même de la pensée". Au concile de Lhassa, est signalé le fait que wu nian est moins un non-pensé qu’une "production instantanée et ininterrompue", nian nian, pensée après pensée, instant après instant, pensée-éclair spontanée. En chinois, on parle de wei shi, « conscience externe », c’est la vijñaptimâtratâ sanskrite des vijñanavâdin décrite comme « activité qui fait seulement connaître, sans plus », impersonnelle conscience d’ainsité.

 

Bref, il apparaît que cette "non-pensée", ce "non-mental", wu nian/wu xin, est en fait une pensée, car absence de pensée signifierait mort, mais une pensée discrète, "toute menue", sans notion, pensée pure, un oubli ou "un dépôt de la pensée au sein même de la pensée", comme disent les taoïstes. En sanskrit, elle est traduite par a-smrti "non-attention vigilante" et par acitta "non-mental", en chinois wu xin. Certains donnent la traduction anâtman, ou plus précisément nairâtmya (insubstantialité) pour wu nian.

 

Hui Neng Da Shi (chan du sud) :

 

Qu'est ce que wu nian ? Wu nian c'est percevoir tous les dharma sans s'y coaguler. C'est être partout et ne demeurer nulle part. Votre Nature étant constamment vide, faites en sorte que les six voleurs, qui vont et viennent par les six portes des sens en direction des six poussières, n'y soient ni attachés ni détachés et circulent en toute liberté. Voilà le samadi de prajna. La Libération en soi est pratique de wu nian.