Prendre appui sur les mots,
30 coups de bâton.
Prendre appui sur la méditation,
30 coups de bâton.
Prendre appui sur le vide,
10 000 coups de bâton.
27/05/2022
I. L'enjeu et la signification de la cosmologie
Le taoïsme est essentiellement fondé sur la cosmologie, qui prime de beaucoup la théologie et revêt une importance majeure dans le processus menant vers la Vérité ultime ainsi que dans les pratiques qui permettent de communiquer avec les forces divines. On peut rapprocher cette attitude de celle de Thomas d'Aquin qui comptait deux voies pour connaître Dieu : à la foi, il ajoutait la contemplation du cosmos et la connaissance de l'ordre cosmique qui doit s'ensuivre. Le taoïsme, à cet égard, ne recommande que très exceptionnellement l'appel à la seule foi, qui relève à ses yeux plus de la religion populaire que de son enseignement propre. Il préfère souvent enseigner la contemplation du monde et tente d'en dégager les lois qui le régissent. [...]
Ce monde n'est pas celui de la science, mais un monde conçu comme un organisme vivant, ce qui rend compte de son uni-totalité. C'set un tout organique et harmonieux dans lequel l'homme doit s'intégrer psycho-biologiquement, de façon à atteindre un harmonie entre son propre organisme (corps et esprit), perçu de l'intérieur, vécu dans la vie quotidienne, et la structure et le mouvement du monde. Image du monde que reflète l'esprit, qui lui-même en est le reflet. Pourtant, ce monde n'est pas non plus tout à fait de même nature que celui des cosmologistes ; il est appréhendé à partir de l'intérieur, de l'expérience humaine, du vécu et de la complexité, et à partir de l'expérience mystique qui conjoint l'intérieur et l'extérieur, le "je" et le "tout". C'est un monde intermédiaire, né d'un double jeu de miroirs, dont le sens est dans l'espace vide qu'il y a entre ces deux miroirs. Lieu d'une mystique visionnaire qui se situe à mi-chemin entre le Tao et le monde ordinaire des phénomènes.
Aussi le rôle de l'homme consiste-t-il à entrer dans le jeu qui se déroule par-delà lui-même, où il ne peut - sous peine d'être hors jeu - que s'insérer le plus docilement possible, non comme acteur, mais comme exécutant, un jeu où il est agi par la structure du monde et de ses énergies. Cette insertion docile lui vaut de se prolonger dans la vie de l'univers sous la forme d'un médiateur conscient, de se mettre en coïncidence avec ce qui à la fois le vit et lui donne forme au plus secret de lui-même, et ce qui constitue toutes les formes et activités de tous les êtres et permet la communication consciente entre lui, le monde et les diverses parties de celui-ci. [...]
C'est un monde non créé, qui s'autocréée constamment et qui se suffit à soi-même. Aussi n'y a t-il rien à y changer, au contraire de la conception qui domine en Occident. Un monde gratuit, sans cause ni origine ni finale, parce qu'il a en lui toutes les causes et tout de cette inutilité que chante Zhouang zi; il laisse l'espace ouvert à tous les êtres qui s'y chargent de valeur et de sens, qu'il "sustente".[...]
En outre, au sein de ce tout organique que forme le monde, toute chose a sa résonance, de telle sorte que si un élément en est indûment déplacé ou détourné, si l'homme s'écarte de l'ordre universel, le Tout est altéré. Tout être est une métaphore du Tout, un Tout en petit qui résume et représente le Tout. Chacun ne se constitue et ne prend de sens qu'en tant qu'élément d'une chaîne, d'un tissu cosmique dans lequel il s'insère.
La cosmologie taoïste relève de deux points de vue distincts et complémentaires. D'une part, un rapport extatique au monde; le point de vue cosmologique est lié dans le taoïsme à la méditation ou à l'extase : c'est au sortir de leurs expériences extatiques que les personnages de Zhouang zi, qui ont à cette occasion goûté la compagnie du "façonneur", retrouvé l'Origine du monde, se lancent dans un discours cosmologique; plusieurs traits de la cosmologie taoïste gardent cette marque de l'extase, et c'est un des sens, avons-nous vu, de la notion de Chaos originel. D'autre part, l'organisation consciente du cosmos y est une voie très généralement adoptée pour guider vers le Tao, le vide ou l'illumination, le dépassement de ce cosmos; cette organisation est donc construite en fonction du dépassement vers lequel elle doit mener, mais en passant par elle. Il ne peut y avoir de "soi" sans une insertion dans la nature ou la société, sans une communication avec le monde qui existe en fait avant même qu'il y ait une conscience. Le propos d'une partie du taoïsme consiste à développer cette communication spontanée sur le mode conscient.
La notion "d'ordre naturel" chère aux Chinois, joue un rôle important. Le Li, l'ordre immanent au monde, est le Li suprême, un aspect du Tao, en somme, qui comme le Tao "pénètre tout" est "infini" et est autoproduit. Cet ordre est orienté en ce sens qu'il a un mouvement, comme les rouages d'une machine, de telle sorte que le "lot" à respecter concerne un sens à suivre, celui de l'individu, mais aussi celui des astres et de l'univers (les saisons, les conjonctures favorables ou non, etc.), ce qui est tout à fait dans la ligne de la pensée "morphologique" des Chinois. [...]
Dans la méditation et en alchimie intérieure, de même, l'adepte parcourt un monde constitué par des repères symboliques avant de s'élever dans les cieux. [...]
Cette organisation du monde est un acte primordial, et la cosmologie en tant que représentation est un agencement, un processus actif, dynamique et formateur visant à composer un ensemble lisible. La cosmologie est épistémologique en ce sens qu'elle reproduit ce que fait l'homme ordinaire inconsciemment, dans l'ignorance, et ramène ce processus à la lumière en l'articulant et en le dotant de règles et de procédés.[...]
Ces démiurges taoïstes se situent à l'opposé du bouddhiste qui ne part pas comme eux du Tout indifférencié pour le diversifier de façon organisée, mais se place d'emblée dans le Deux, le discontinu, pour montrer comment l'activité structurante de l'être humain façonne faussement des éléments hétérogènes et discontinus pour en faire des tout illusoires. C'est ainsi que les taoïstes , au revers des bouddhistes et de bien d'autres mystiques, dont la chrétienne, ne se préoccupent pas vraiment d'induire une désappropriation du moi; ils cherchent plutôt à obtenir un centrage et une identification à l'univers et à l'Homme parfait et grand qui est l'Homme cosmique. L'anéantissement du "moi" est inclus dans la cosmicisation de l'individu et dans sa sublimation; le fidèle est plus conduit à développer les éléments divins (qui sont cosmiques) qui sont en lui qu'à anéantir son moi. De même, loin d'être condamné, le corps est cosmicisé lui aussi et spiritualisé.
Les taoïstes rejoignent cependant les bouddhistes lorsqu'ils atteignent à l'au-delà de cette activité cosmicisante qu'est la Source commune de l'organisé et du non-organisé, en un acte unique qui fait coïncider en une unité la construction et la non-construction du monde. La différence fondamentale de point de vue réside en ce que pour les premiers l'activité de construction démiurgique est indispensable, même si elle est une étape à dépasser, tandis que les bouddhistes tiennent qu'elle est un obstacle et qu'on y gagne à en faire l'économie. Aux yeux des taoïstes, c'est là une économie que ceux-ci paient d'un manque de substance dans leur vision ultime du monde, et c'est pourquoi quelque influence que les taoïstes aient subie de la part du bouddhisme, ils ont toujours conservé de façon insistante la dimension cosmologique de leurs pratiques. [...]
II. Analogies, organicisme et correspondances
Le monde est un ensemble de de structures, un système de relations qui est applicable à des phénomènes différents et qui dessine un ordre qui reste constant, d'où se dégagent des invariants. Les totalités relatives, les petits ensembles ou divers microcosmes sont construits sur le même modèle que la totalité de l'univers.
Tous ces ensembles sont analysés de façon à faire ressortir les rapports qui existent entre les parties qui se constituent en organismes cohérents, non seulement à l'intérieur de l'un de ces microcosmes, mais aussi par aussi par rapport au macrocosme et entre eux. Un modèle se forme sur lequel s'alignent les microcosmes, qui sont analysés à leur tour comme à la fois reflétant ce modèle et comme faisant partie d'une structure globale. Ainsi, le corps est construit à l'image de l'univers, à l'instar de Lao zi; il "est modelé sur le Ciel et fait à l'image de la Terre. Il contient le yin et exhale le yang ; en lui se déploient les cinq Agents pour répondre aux quatre saisons. Les yeux sont le soleil et la lune, les cheveux sont les étoiles et les repères sidéraux; les sourcils sont le Dais fleuri (une constellation), la tête est le Kunlun (le sommet du monde)".
Dès lors, chaque microcosme entretient avec les autres microcosmes des rapports qui sont constitutifs d'un tout plus vaste. [...] L'accent est donc mis sur l'interrelation non seulement entre les différentes parties d'un tout, mais aussi entre celles-ci et les autres parties d'autres touts. C'est la place de chaque chose par rapport à un ensemble qui est significative en tant qu'élément d'une chaîne, d'un tissu individuel ou cosmique. A la fois point et vecteur, l'individu, pourrait-on aller jusqu'à dire, n'est là que comme repère, voie de transit. C'est sa place qui détermine le rôle qu'il doit jouer et le sens qu'il prend. En s'insérant dans une configuration générale, il concourt à l'ordre total et communique avec le reste du monde. Mis en relation active avec l'univers, il influe sur lui et est influencé par lui.
L'espace n'est pas conçu comme une extension, comme dans le système de pensée aristotélicien, mais comme une relation entre des positions. Occuper une place dans l'espace n'est pas une affaire de volume, mais de lieu relationnel et cette place est une qualité inhérente à chaque chose. Il en est de même pour le temps, car l'espace et le temps sont dans le même rapport de relation que toutes les structures entre elles : tous deux sont structurés de la même façon, principalement par la théorie des Cinq Agents. Il s'ensuit que la relation étant plus importante que le terme, ces termes peuvent se substituer l'un à l'autre.
La notion de "résonnance" est corollaire de celles de structure et d'analogie. Les structures semblables "se répondent", sont analogues entre elles, et en outre sont constituées d'éléments analogues qui agissent les uns aux autres en fonction du rapport étroit qu'ils entretiennent entre eux, et dans ce contexte sont substituables les uns aux autres. Cette "résonnance" est un système de "stimulus et de réponse" qui fait intervenir les notions d'appel, d'attraction naturelle entre deux éléments semblables.
Cette notion de résonance est à la fois un principe de mouvement, un système d'interfonctionnement, et une manière d'explication d'un système de causes et de conséquences. C'est le principe de l'action à distance, à travers l'espace, laquelle est à la base de l'action magique.
III. Le Souffle primordial et l''Un
Au fondement du monde, le Souffle qi, souffle primordial yuanqi, ni esprit ni matière, étoffe tout immatérielle dont est tissé l'univers, mais aussi processus dynamique, parfois assimilé au Tao en tant que formateur du monde. Il actionne le "soufflet de la forge" auquel Lao zi compare le monde (Chap. 5); il est le "souffle de la Glèbe" de Zhuang zi qui s'engouffre dans les cavités de la terre et y fait jouer toutes les résonnances (Chap. 1). Il souffle dans les branches des arbres de vie qui croissent dans les paradis taoïstes et y fait résonner les sons divins des Livres sacrés.
"Par son mouvement, il établit le Ciel et la Terre; créateur et transformateur, il se déroule et se déploie, et donne réalité aux dix milles êtres".
Toute la diversité des êtres et des évènements dans l'espace et le temps ne sont que des modalités différente de ce Souffle, ainsi que le dit Zhuang zi :
"La vie humaine est concentration de souffle; lorsque celui-ci se concentre, il y a vie, lorsqu'il se disperse, il y a mort". (Chap. 22)
Huainan zi explique la formation du monde par la différentiation du Souffle en souffle clair et léger qui monte et fait le Ciel, et souffle lourd et opaque qui constitue la Terre :
"Le Ciel et le Terre n'avaient pas encore de forme,
Flottements et tournoiement, profondeurs confuses,
On l'appelle le Grand Commencement.
Le Tao commence en la Vide Ampleur.
La Vide Ampleur engendra l'étendue et la durée.
L'étendue et la durée engendrèrent le Souffle.
Le Souffle eut contours et limites.
Le yang pur s'envola et forma le Ciel,
Ce qui était lourd et opaque se condensa, et forma la Terre.
L'agglomération et la réunion des parties pures et subtiles fut facile;
La condensation et la gravitation des parties lourdes et grossières fut malaisée.
C'est pourquoi le Ciel fut achevé le premier, et la Terre établie ensuite.
Les essences réunies du Ciel et de la Terre constituèrent le yin et le yang,
Les essences condensées du yin et du yang constituèrent les Quatre Saisons;
Les essences déployées des Quatre Saisons constituèrent les dix milles êtres".
Cette conception du souffle, celle de Zhuang zi et de Huainan zi, a été largement adoptée par la tradition chinoise. En généralisant cette façon de penser, on en est venu à considérer que les modalités plus ou moins grossières ou subtiles de ce Souffle expliquent les différences entre les êtres.
Le texte qui suit, qui date de 756 et qui est dû au taoïste Wu Yun, a été repris par plusieurs anthologies taoïste; il montre que toute chose et faite du Souffle primordial. Il adopte le schéma cosmogonique du Huainan zi, mais en ajoutant aux deux états du Souffle léger-pur et lour-opaque qui ont fait le Ciel et la Terre deux autres, l'un harmonieux qui a fait l'Homme, troisième puissance cosmique, l'autre hétéroclite qui a fait les êtres multiples "rebelles", c'est à dire qui vont dans la dispersion et sans ordre. En outre, il fait intervenir l'esprit, la forme la plus lumineuse du Souffle qui gouverne le monde et reste inchangé tout en répondant à la diversité des mouvements sans jamais s'épuiser, et il fait la synthèse entre les notions de Vide, d'Un primordial, de flux, de non-existence et d'existence :
"Avant le Grand Vide, quiétude et silence, qu'y a-t-il ?
L'essence suprême reçut une impulsion et s'écoula comme un flux, et l'Un véritable naquit.
L'Un véritable mut son esprit, et le Souffle primordial se transforma spontanément?
Le Souffle primordial est l'existence dans la non-existence,
La non-existence dans l'existence.
Vaste, sans mesure, subtil à ne pouvoir être discerné;
Germant et se mouvant peu à peu, il apparut;
Confus et indistinct sans compagnon.
Les principes des dix milles images y firent leur apparition.
Alors, le souffle pur, pénétrant et clair s'éleva et forma le Ciel;
Le souffle opaque et ténébreux s'amassa et forma la Terre;
Le soufle harmonieux, souple et docile se concrétisa et forma l'Homme;
Le souffle hétéroclite, dur et rebelle se dispersa et forma les diverses espèces."
Tous sont nourris d'un seul Souffle qui a semé les germes des dix milles différences, s'est divisé, passe par le ressort des mutations et se transforme sans fin.
23/05/2022
L'oeuvre est composée d'une multitude de petites séquences, récits ou exposés. Plus qu'à dire, Zhuang zi cherche à montrer : métaphore, images, comparaisons, paraboles. Son style est en accord direct avec l'un de ses propos qui est de montrer les failles du langage; un langage dont il se sert pourtant mais en s'essayant à le dépasser. Parfois le texte zigzague, et use de décrochages en apparence sans liens, mais non gratuits; on peut discuter de ce manque de lien apparent entre certains passages et l'attribuer à la nature composite du Zhuang zi, mais on peut aussi avancer qu'il est fait pour heurter, forcer le lecteur à changer ses habitudes de pensée.
[...] Lao zi conclut pour un silence qui est accueil sans prise de possession : un dire qui laisse la place à l'antithèse et la comprend. Zhuang zi fait de même, mais ajoute que le "oui" ne diffère pas absolument du "non", ni la thèse de l'antithèse. A la façon de Lao zi, il dit : "cela émerge du ceci, ceci dépend de cela", "ceci" et "cela" "ensemble sont nés", mais il ajoute : "ceci et cela se substituent : oui et non en cela; oui et non en ceci. Y-a-t-il ou non un ceci et un cela ?" et il parle d'un "lieu où tous deux n'engendrent plus d'opposés" (chap. 2). Non seulement affirmation et négation s'étaient l'une l'autre, mais en outre il n'y a pas de différence foncière entre elles.
A la manière de Pyrrhon, il adopte à leur égard une attitude d'in-différence : s'il est in-différent de dire oui ou non, pourquoi dire ou ne pas dire l'un ou l'autre ? Mieux vaut s'en remettre à l'évidence silencieuse; l'illumination, conclut-il. Ses questions sont doubles et contradictoires et restent en suspens. L'affirmation d'une négation est remise en question aussitôt que posée : "la non-existence est-elle existence ou non existence ?" (chap.2). La méthode consiste à questionner sans donner de réponse et à abolir le sens même de la question. Non point silence, mais renoncement à la fois à la parole et au silence; au-delà des mots "ni parler ni se taire" (Chap. 25). Car l'on peut se taire sans jamais cesser de parler, puisque les mots n'annulent pas le silence : "qui parle sans paroles parle toute sa vie sans jamais avoir parlé, toute sa vie ne parle pas sans jamais n'avoir pas parlé" (chap. 27).
[...]Il procède par facettes qu'il fait miroiter tour à tour, indiquant qu'aucune n'épuise le sujet et que chacune apporte une indication. Il créé un espace qui permette à la vision de rester ouverte et multiple. [...]
Zhuang zi dénonce le caractère conventionnel du langage qui ne traite pas de faits, ce qu'on oublie parfois, mais d'énoncés; celui de la pensée aussi, avec laquelle on traite de concepts et de valeurs qui ne révèlent rien sur le réel et n'accroissent en rien la connaissance profonde que nous pouvons avoir du réel.
[...] Le langage, dit-il, est l'artisan d'une construction de nous-mêmes et de notre réalité; il désigne les choses et permet ainsi de les manipuler. Toutes les opinions ne sont qu'interprétation, ne sont que des programmes provisoires et sont sujettes à révision. Il parle d'une connaissance qui inclut l'in-décidable, l'aléatoire, l'hypothétique et le problématique. La réalité est indivisible; or la connaissance divise. L'incommensurabilité du monde dépasse nos capacités de connaissance et d'ordonnancement, et le "ce par quoi" celles-ci existenet est inconnaissable.
Il plaide pur des formes diverses de rationalité et même pour l'irrationalité assumée qui peut coexister avec la rationalité sans l'abolir. Pour Aristote , la négation du principe de contradiction (ce qui est est A n'est pas non-A) entrainerait l'effacement de toute les différences et tous les êtres ne feraient plus qu'un; pour Zhuang zi, n cheval est aussi bien cheval que non-cheval : "le Ciel et la Terre sont nés en même temps que moi, et les dix milles êtres ne font qu'un avec moi". Il ne s'agit pas de substituer le non-être à l'être, ou la négation de toute chose à l'affirmation, ni même de les conserver touts les deux. Mais il y a une place où les choses sont indifférentes, en effet, indécidables, où le principe du tiers exclu (A est A ou non-A, il n'y a pas d'alternative) ne joue pas, où l'on ne peut ni dire vrai ni se tromper. Et avec le rêve il nous introduit dans un lieu où la distinction entre l'imaginaire et le réel ne se pose pas, où les valeurs sont parfois inversées. Et puis sommes nous rêvants ou rêvés, et le propos de Zhuang zi lui-même ne sont-ils pas un simple rêve, comme toute chose ? "Je rêve que je rêve", "je pense que je pense", Zhouang zi procède à une mise en abîme, un redoublement qui est lui-même mis en cause : "est ce que je rêve que je rêve ?" sans apporter de réponse :
"Autrefois Zhuang Zhou rêva qu'il était papillon, un joyeux papillon, content de l'être et libre à sa guise. Il ne savait rien de (Zhuang) Zhou. Soudain s'éveilla Zhouang Zhou, ne sachant plus s'il était Zhou se rêvant papillon ou papillon se rêvant Zhou".
Le monde que nous nous représentons, que nous fabriquons n'est qu'un des mondes possibles. Il n'a pas plus de réalité et en a autant que les rêves qui, pour leur part, sont vécus réellement. Comme le rêve, la vie éveillée est irréelle, construite par l'esprit de l'homme. Mais comme le rêve, elle est vécue réellement.
[...] Dégagée de la finalité des actes et de leur signification, la vie est légère comme une danse, irréelle en ce qu'outre le réel et peut-être plus encore que lui, elle implique le possible. Un jeu dont les règles changent au fur et à mesure de son déroulement, dont il faut intégrer les imprévus. Les voies humaines, celles des hommes qui savent, sont en fait un rétrécissement des possibilités. Zhuang zi, plus encore que l'ensemble des penseurs chinois, est un philosophe du devenir et du changement. Il nous montre le nageur qui ne possède aucune "voie", aucun de ces daos dont sont prolixes ses contemporains, mais qui épouse si bien les remous des eaux qu'il peut plonger dans une chute d'eau de trente pied où nul ne s'aventure et en sortir indemne en épousant son flux :
"simplement, dit-il, j'entre dans le flot et sors avec le reflux; je suis la voie (dao) de l'eau sans imposer mon ego. C'est ainsi que je surnage".
S'oublier soi-même, oublier le juste et le faux, être si à l'aise que l'on oublie jusqu'à son bien-être.[...]
Que disparaisse l'écran que constitue le doute, la peur, le désir de réussir, le questionnement, alors s'établit un accord profond avec la réalité dans l'acte que l'on accomplit et qui surgit de façon immédiate, abrupte, sans volontarisme. Intelligence à l'oeuvre dans le devenir, concentration dans un présent riche de l'expérience accumulée dans le passé, état de vigilance, de présence continue aux actions en cours, aux mouvements multiples, sans préjugés ni inhibitions; flottant çà et là au gré des circonstances, certes, mais l'esprit clair et léger, ancré sur lui-même, prompt à saisir le moment et le lieu décisifs, comme Renxiang qui,
"(en symbiose) avec les êtres, n'a ni commencement ni fin, ni instant ni durée, quotidiennement se transforme avec eux et s'unit à ce qui ne change pas ... (Le sage) se meut avec le monde sans trêve; où qu'il se meuve il trouve plénitude sans défaut".
Présence immédiate de la présence même. La conscience n'et que la marque d'un temps qui est encore celui de l'apprentissage, d'une acquisition récente et non mûrie. Elle entrave l'action. Absence du désir de réussite qu'accompagne inévitablement la peur de l'échec qui fait trembler la main. Aucune satisfaction ne peut être trouvée dans les actes qui la recherchent, c'est à la fois un paradoxe et une évidence; on ne trouve de joie profonde que dans un acte qui n'est pas fait pour autre chose que lui-même. [...]
Le "non-agir" comme le "non mental" n'est pas une simple adéquation docile, mais un laisser-faire à l'intérieur de soi : laisser agir le processus de création continue qui est à l'œuvre dans la nature continûment; c'est une actualisation et une manifestation d'un processus naturel par lesquelles l'homme s'inscrit plus profondément et plus radicalement à la racine du devenir du monde, et ainsi s'accomplit, devient "entier", et se réalise, devient "véritable".
Où est la part de l'effort, de la pratique, et celle de la nature innée qui intervient inexplicablement ? Parler d'une "seconde nature" qui serait innée est contradictoire. En fait il s'agit d'apprendre à désapprendre, ce qui est long et difficile. Zhuang zi semble parfois dire qu'il ne peut y avoir d'enseignement ni de transmission. Il se rit des connaissances livresques, et son charron affirme que son art ne peut se transmettre, pas même de père en fils. Il affirme l'impossibilité à enseigner quoi que ce soit qui concerne l'essence de la vie. La vie propre d'un individu, son soi, peut se vivre, mais non se transmettre. Et pourtant on voit souvent des maîtres instruisant leurs disciples, et il va jusqu'à tracer des lignées de maîtres. [...] Mais la contradiction n'est qu'apparente; il existe au sein de l'enseignement quelque chose qui n'est pas enseigné et sur quoi il faut faire fond; l'expérience doit être immédiate.
S'il s'est moqué des tâcherons qui s'essoufflent en exercices respiratoires et gymnastiques ou observances diététiques, c'est qu'ils sont esclaves de leurs efforts et oublient que lorsque le poisson est pris, il faut jeter la nasse :
"La nasse existe pour le poisson; une fois que vous avez pris le poisson, oubliez la nasse. Le filet existe pour le lièvre; une fois que vous avez pris le lièvre, oubliez le filet. Les mots existent pour l'idée; une fois que vous avez l'idée, oubliez les mots" (Chap. 26)
Nombre de passages de l'ouvrage de Zhuang zi font des allusions assez précises à des techniques de méditation, à la fois physiologiques et mentales, et même à une recherche de longévité :
"Sois calme, sois pur, ne fatigue pas ton corps, n'agite pas ton essence, et tu pourras vivre longtemps; si tes yeux ne voient rien, que tes oreilles n'entendent rien, que ton coeur-mental ne sait rien, tes esprits garderont ton corps et ton corps vivra longtemps."
Guang Cheng zi recommande ainsi au mythique Empereur jaune de garder l'Un et de demeurer dans l'Harmonie universelle; Biyi enseigne à son disciple, qui de l'entendre tombe aussitôt en extase :
"Que ton corps soit droit, ta contemplation une et l'Harmonie céleste viendra. Recueille ton savoir. Que tes actes soient un, et les esprits viendront en ta demeure"
Si l'on "comprend l'Un, les dix milles affaires sont achevées", tout alors est accompli. Cet Un est mystère et nescience, source de toute lumière. Cette "claire lumière qui naît des ténèbres obscures" qui jaillit de la chambre de méditation vide, dont l'adepte lui-même s'est évadé, car il se recrée dans l'Origine des choses", est celle qui émane de qui demeure dans la concentration extrême (Chap 12). Ce vide est le jeûne du coeur-mental, jeûne spirituel au terme duquel on n'entend plus par l'oreille, ni même par l'esprit, mais par le Souffle, qui est le Souffle cosmique dont la condensation fait les êtres et la vie et qui, lorsqu'il se volatilise, redevient Souffle, tandis que l'individu particulier disparaît :
"Que ta volonté soit une; n'écoute pas par l'oreille, mais par le mental; n'écoute pas par le mental, mais par le Souffle. L'écoute s'arrête à l'oreille, le mental s'arrête à l'accord (avec les choses). Le Souffle est vide et accueille les êtres. Le Tao rassemble le vide. Le vide est le jeûne du mental" (Chap. 4)
Celui qui accède à l'Origine des êtres, et s'ébat en compagnie du "façonneur" du monde, cesse d'exister (Chap.4). Il est en contact intime avec sa "nature profonde" et innée : "Ceux qui s'égarent dans les choses et qui perdent leur nature profonde dans le (commerce du) vulgaire sont des gens qui sont à l'envers" assure-t-il car "la nature profonde est le matériau de la vie, la nature profonde en mouvement est action (véritable)". Il devient aussi transparent que l'eau claire ou le miroir pur et s'unit à la Grande Communication universelle. Aucune visée, car il ne s'agit pas de saisir un objet, quelque chose qui apparaît, mais le pouvoir d'apparaître, le "façonneur". [...]
Il suffit donc de retrouver ce qui est déjà là, d'inverser le cours "humain", de désorganiser cette organisation superfétatoire. Il n'y a rien à acquérir; une conquête serait de main d'homme et ne pourrait être éternelle, ne subsisterait pas. En d'autres termes, l'ordre est premier. Le langage est rupture (il est "deux"), puis mouvement désordonné, "pépiements d'oiseau", lorsqu'il n'est qu'humain. Il entre dans un autre ordre lorsqu'il est langage-silence qui inclut sa limite. Il s'ouvre alors sur ce qui ne s'épuise pas.
Mais sans conteste, la plus forte réponse de Zhuang zi, la plus imagée et la plus présente au long de l'oeuvre, c'est le Saint. Contrairement à celui de Lao zi, il refuse de gouverner. Il ne s'élève pas contre le discours des maîtres, mais s'en sépare absolument.
Anonyme parce qu'exemplaire, il est l'Homme par excellence dont l'excellence naturelle est de dépasser l'humain et d'accéder à l'universel et au "céleste". Zhuang zi est le premier à décrire cette figure qui deviendra un élément moteur de la dynamique taoïste et à le doter de traits surnaturels qui seront ceux que tant l'imagerie populaire que la tradition taoïste lui attribueront : il s'immerge dans l'eau sans être mouillé, entre dans le feu sans être brûlé, signe qu'il est au-delà du yin et du yang. Il est la forme anthropomorphique du Tao qui fonde, embrasse et dépasse toute chose.
Le Saint de Zhuang zi est totalement libre : fluide et alerte, il navigue et s'ébat hors du monde, chevauche les nuées, "au delà des quatre pôles", "où il n'est rien"; tel un grand oiseau, il s'envole avec le Souffle cosmique tourbillonnant, s'éjouit dans la musique du monde. Il est exempt de tout souci, pratique, moral, politique ou social, de toute inquiétude métaphysique, de tout manque et de toute quête. Flanqué du soleil et de la lune, il contient l'univers en lui, il est en unité parfaite avec lui-même et avec le monde et jouit d'une totale plénitude. Gratuit et léger, il joue, se joue.
Incarnation de la nouvelle valeur que propose Zhouang zi, il est opposé à l'homme ordinaire pris entre la vie et la mort, la richesse et la pauvreté, le renom et l'obscurité. Il ne se laisse pas réifier comme la tortue parée et embaumée, ni mettre en cage comme l'oiseau ou le courtisan, comme les prêcheurs englués dans leur vérité, comme l'homme d'état prisonnier de son devoir et de son renom. Il dépasse le conflit inhérent à la connaissance sujette à l'affirmation et à la négation, et fait apparaître au-delà le continu, l'extensivité, le fil qui relie un concept à son contraire, qui saisit ce qui échappe dans ce qui se laisse appréhender. Il est traversé par l'infini qui fait de tout être une éphémère fragilité. Il est aussi bien permanence que changement.
Laissant agir en lui le processus de création continue, il est celui qui agit véritablement, et ne fait qu'un avec son acte. Il vit sur le mode de l'être et du devenir qui ne font qu'un, et non sur celui de l'avoir, du savoir, du faire ou du paraître. Il accepte l'inévitable, décret céleste qui s'impose sans conteste possible, le cycle de la vie et de la mort, comme celui des jours et des nuits, qui fait un cercle sans début ni fin. Car l'"inévitable" est volonté céleste, une autre forme de spontanéité, "ce qui est par soi-même ainsi", la manifestation de l'ordre naturel, le ciel même qui ne peut pas ne pas être haut et la terre immense.
Seul, le Saint échappe au "centre de l'anneau", en l'"axe du Tao" où il n'est pas d'oppositions, hors tout discours, toute pensée, là où il n'est plus de contradictions, hors tout discours, toute pensée, là où il n'est plus de contradictoire. Seul, parce que unique comme la Totalité-une, "sans-pair" face à laquelle on ne peut rien poser. Parfaitement un, il a "perdu son double", se situe dans le "sans écho" (chap. 11).
Mais il est miroir aussi, connaissance à jamais spéculaire qui accueille et réfléchit parfaitement la multiplicité des choses, car sa pureté-absence, son "vide" laisse apparaître toute les images. Parce qu'il est "absent", il est "ce par quoi" adviennent les images du monde : il est à la fois le miroir et ses reflets : "L'esprit du Saint est quiet; c'est le miroir du Ciel et de la Terre, le reflet des dix milles êtres".(Chap. 13)
Polyvalent et polymorphe, capable de revêtir toutes les formes sans rester prisonnier d'aucune, il est tantôt dragon, tantôt serpent, tantôt en haut, tantôt en bas (Chap. 20), "vide ondoyant et insaisissable, il ploie comme l'herbe sous le vent, épousant tout comme les vagues" (Chap. 7); habile à plier, tordu, bossu et zigzagant comme certaines des personnages de Zhuang zi, il paraît errer, flotter et ne pas savoir où il va, il use de cette connaissance "oblique et boiteuse", de ce savoir fait d'approximations que les Grecs prêtent à la rusée Métis.
Instable et labile en apparence, au lieu d'être le jouet du mouvement, il ne fait qu'un avec lui, s'en joue et se joue d'autrui. Il est tout à la fois "compagnon des hommes" et "compagnon du ciel" en une "double démarche" qui réconcilie l'Un et le Multiple dont il maintient en même temps l'écart. Homme du Royaume du Milieu aussi, il vit entre Ciel et Terre (Chap. 22). Il plonge dans le monde divers des apparences sans quitter l'Unité.