« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

Huike. Le second patriarche du Zen

13/02/2023

Huike. Le second patriarche du Zen

Cet article reprend des extraits du livre « L’expérience du Zen – L’évolution historique du Chan et du Zen à travers les vies et les enseignements de ses plus grands maîtres » de Thomas Hoover que nous vous recommandons d’acquérir pour des développements plus large que ce simple extrait.

C’est d’abord en tant que savant chinois se consacrant ardemment à la méditation que Huike [487-593] entre dans l’histoire du Zen. Ayant la ferme volonté de devenir un disciple du célèbre moine indien qui venait de s’installer au monastère de Shaolin, il se posta devant son portail, espérant que Bodhidharma le remarquerait. Le temps passa et la neige se mit à tomber, mais Bodhidharma continuait de l’ignorer et déclarait : « On ne peut comprendre l’incomparable doctrine du bouddhisme qu’après une longue et dure discipline, en endurant ce qui est le plus difficile à endurer et en pratiquant ce qui est le plus difficile à pratiquer. Les hommes de vertu et de sagesse inférieures ne sont pas autorisés à y comprendre quoi que ce soit. » Huike finit par désespérer et , pour montrer sa sincérité, il eut recours à une mesure extrême : il se coupa un bras et en fit offrande au maître. Même un maître de méditation qui n’a qu’un but, à l’égal de Bodhidharma, ne pouvait rester indifférent à un tel geste, et il consentit à accepter Huike pour son premier disciple chinois. […]

 

Sans doute ne pourra-t-on jamais déterminer avec certitude s’il perdit son bras par automutilation, comme le disent les chroniques zen écrites plus tard, ou s’il fut grièvement blessé lors d’un combat l’opposant à des bandits, comme le raconte la toute première source. La version tardive est certainement plus pieuse, mais la première semblerait plus plausible.
Il étudia avec Bodhidharma pendant six ans, se retirant progressivement de la vie de savant tout en se détournant de l’intellectualisme pour s’orienter vers l’expérience pure. Quand Bodhidharma décida enfin de partir, il fit venir tous ses disciples afin de soumettre leurs connaissances au fameux contrôle que nous avons évoqué dans le chapitre précédent. […]

 

Huike resta à Shaolin pendant quelques temps encore, puis il disparut de la vie publique, vivant de travaux domestiques et apprenant sur le tas la vie paysanne chinoise. Il voulait, à ce qu’on raconte, apaiser son esprit, acquérir l’humilité nécessaire à un grand maître et surtout, s’imprégner du sutra Lakavatara. Quand on lui demandait pourquoi lui, maître éveillé, choisissait de vivre parmi les travailleurs serviles, il répondait d’un ton acerbe que cette vie convenait mieux à son esprit et que ce qu’il faisait le regardait de toute façon. L’expérience qu’il menait était pénible, mais il la trouvait plus appropriée. Ce fut sans doute pendant cette période formative que le premier maître chinois du Chan forgea sa force intérieure.


Il est inévitable que la préoccupation principale de Huike pendant cette période ait été l’étude du sutra Lankavatara que lui avait confié Bodhidharma. Le Lankavatara ne fut pas écrit par un maître zen, pas plus qu’il ne sortit de la tradition zen, mais il fut néanmoins l’écrit sur lequel se fonda le Chan pendant ses deux cents premières années. Comme l’a remarqué D.T Suzuki, il existait au moins trois traductions chinoises de ce sutra sanskrit au temps où Bodhidharma vint en Chine. Bodhidharma eut cependant le mérite, du moins les documents zen le lui reconnaissent-ils, d’être à l’origine du mouvement qui devint plus tard l’école Lankavatara. EN 645, le sutra était décrit par un savant chinois, qui n’appartenait pas au Chan, de la manière suivante : « Toute la force de son enseignement réside dans prajna (la plus haute connaissance intuitive), laquelle transcende ce qui est écrit. Bodhidharma, le maître zen, propagea cette doctrine dans le sud et dans le nord de la Chine ; l’essence de cet enseignement consiste à atteindre l’inaccessible, c’est-à-dire  à saisir directement la vérité elle-même en oubliant parole et pensée. Plus tard, elle grandit et se développa dans le centre du pays. Huike fut le premier à atteindre la compréhension essentielle. Ceux qui, à Wei, se consacraient à l’enseignement écrit du bouddhisme répugnèrent à s’associer à ces voyants sprirituels. »


Le Lankavatara est présenté comme un document transmettant les pensées qu’eut le Bouddha alors qu’il était niché sur un pic montagneux du Sri-Lanka. Bien que l’ouvrage soit de façon notoire mal structuré, vague et obscur, il fut la pierre sur laquelle Huike allait aiguiser son éveil pénétrant. Le concept principal qu’il met en avant est celui d’Esprit, que D.T. Suzuki définit comme « l’esprit absolu, bien différent de l’esprit empirique qui est objet d’étude psychologique. Quand son initiale s’écrit en majuscule, il est la réalité ultime dont dépend la valeur de l’ensemble des objets individuels ». Le Lankavatara dit la chose suivante à propos de l’Esprit :


"[…] l’ignorant et le simple d’esprit, ne sachant pas que le monde n’et que ce qui est vu de l’Esprit lui-même, s’attachent à la multitude des objets externes et aux notions d’être et de non-être, d’un et d’autrui, des deux unis et séparés, d’existence et de non-existence, d’éternité et de non-éternité..."

 

Selon le lankavatara, le monde et la perception que nous en avons font l’un et l’autre partie d’une entité conceptuelle plus vaste. Les enseignements du Lankavatara mettent sérieusement en doute la véritable existence des choses que nous croyons voir. La discrimination entre soi et le reste du monde ne peut qu’être fausse puisque tous deux sont de simples manifestations de la même essence ambiante, l’Esprit. Notre perception est trop facilement déçue et c’est pourquoi nous ne devons pas faire confiance implicitement aux images qui parviennent jusqu’à notre conscience :

 

[…] [Elle] est semblable à ces bulles d’eau dans une chute de pluie qui ont l’apparence de gemmes de cristal et que l’ignorant poursuit, les prenant pour de véritables gemmes de cristal … Elles ne sont rien de plus que des bulles d’eau, elles ne sont pas des gemmes, et elles ne sont pas non plus de non-gemmes, puisqu’elles sont prises comme telles [par d’autres].

 


La réalité se situe au-delà de ces discriminations sans importance. L’intellect est également impuissant à distinguer le réel et l’illusoire, car tout est à la fois réel et illusoire, mais jamais au même moment. Cette conviction du Lankavatara demeure au cœur même du Zen, même après que le sutra lui-même eut été supplanté par des ouvrages plus simples dont l’approche est plus aisée.


Peu à peu, tandis qu’il prêchait et étudiait le Lankavatara, Huike acquit une réputation allant bien au-delà de son apparence délibérément modeste. Pendant tout ce temps, il mena une vie itinérante, voyageant dans le nord de la Chine. On raconte qu’il arriva dans la capitale orientale du royaume Wei après que celui-ci eut été divisé ; en 534. Là, dans la cité de Yedu, il enseigna sa version de dhyana et ouvrit la voie de l’éveil à de nombreuses personnes. Bien qu’il fût simple dans ses manières et son vêtement, son succès suscita l’antagonisme des cercles bouddhiques établis, et en particulier l’opposition d’un maître de dhyana conventionnel du nom de Daohuan. Selon les Biographies des maîtres éminents (645), Daohuan était un maître jaloux ; il avait mille disciples et l’approche en dehors des textes que préconisait Huike l’irritait profondément. Ce prêtre malveillant envoya plusieurs de ses disciples pour s’informer de l’enseignement que prodiguait Huike, sans doute avec l’intention de l’accuser d’hérésie, mais tous les envoyés furent si impressionnés qu’ils ne retournèrent jamais auprès de leur maître. Puis un jour Daohuan [Tao-Huan] rencontra l’un de ces élèves gagnés à l’enseignement de Huike. D.T. Suzuki traduit ainsi la rencontre :

 

Plus tard il advint que Tao-Huan rencontra le premier messager. « Comment se fait-il, lui demanda-t-il, que j’aie dû vous envoyer chercher un si grand nombre de fois ? Ne vous ai-je pas ouvert les yeux et cela ne m’a-t-il pas coûté tant de peine ? » Le premier disciple répondit sur le plan mystique : « Mon œil était parfait dès le début, et c’est à cause de vous qu’il a commencé à loucher ».

 


D’après ce message, il semblerait que Huike enseignait un retour à la nature originelle, à l’homme originel avant qu’il ait acquis un apprentissage artificiel ou toute prétention doctrinale. Fou de colère et de jalousie, le maître de dhyana fit en sorte que Huike subit la persécution officielle. […]

 

Huike fut donc contraint de fuir vers le sud où il s’installa un temps dans les régions montagneuses du fleuve Yangzi. La persécution fut de courte durée car l’empereur qui en était responsable mourut peu après avoir promulgué son décret, aussi Huike retourna-t-il à Chang’an ; il se peut cependant qu’eun le forçant à voyager ces persécutions aient contribué à répandre son enseignement dans les campagnes.


Le seul fragment authentique de la pensée de Huike qui ait survécu rapporte sa réponse à une demande envoyée par un dévot laïque du nom de Xiang dont on nous dit que, seul dans la jungle, il était en quête de la réalisation spirituelle. Sa demande, qui ressemble plus à un constat qu’à une question, était exprimée dans les termes qui suivent :

 

« […] celui qui aspire à l’état bouddhique en pensant que cet état est indépendant de la nature des êtres doués de sensibilité est comparable à celui qui essaie d’écouter un écho en étouffant le son qui en est à l’origine. Par conséquent l’ignorant et l’Illuminé marchent sur la même voie ; l’homme vulgaire et le sage ne pourront être différentiés l’un de l’autre. Là où il n’y a pas de noms nous créons des noms ; et à cause de ces noms, des jugements sont formés. Lorsqu’il n’y a pas de matière à théorie, nous construisons des théories, et à cause de cette construction de théories les litiges surgissent. Tout cela, ce sont des créations fantomatiques et non des réalités, et qui donc sait qui a tort et qui a raison ? Elles sont toutes vides, sans rien de substantiel, et qui sait ce qui est et ce qui n’est pas ? Ainsi nous comprenons que notre gain n’est pas un gain réel ni notre perte une perte réelle. Telle est mon opinion, et puissé-je être éclairé si je me trompe. »

 

 

Cette « question, si elle en est une, ressemble de façon suspecte à un sermon et se présente en fait comme un exposé des propos du Zen ? Huike répondit de la manière suivante dans le passage d’une lettre qui est le seul écrit connu de lui qui subsiste encore :


« Vous avez vraiment compris le Dharma tel qu’il est ; la vérité la plus profonde réside dans le principe d’identité. C’est à cause du principe de l’ignorance que le joyau de l’esprit est pris pour un morceau de brique, mais dès qu’on est soudain éveillé à l’Illumination, on comprend qu’on est en possession d’un royaume réel. L’ignorant et l’Illuminé sont de même essence, il ne doivent pas en réalité être séparés. Nous devrions savoir que toutes les choses sont telles qu’elles sont. Ceux qui conservent une vision dualiste du monde doivent être pris en pitié, et j’écris cette lettre pour eux. Lorsque nous savons qu’entre ce corps et le Boudhha il n’y a rien qui sépare l’un de l’autre, à quoi sert de chercher le Nirvana [comme quelque chose d’extérieur à nous-mêmes] »

 

Huike insiste sur le fait que tout jaillit de l’Esprit unique et qu’en conséquence les notions de dualité, d’attachement à tel ou tel phénomène, ou même la possibilité de choix, sont également absurdes. Bien qu’il n’ait su que trop bien que l’éveil ne pouvait être obtenu à partir de l’enseignement, il ne plaidait pas en faveur d’une cassure radicale par rapport aux méthodes traditionnelles des maîtres bouddhistes de la méditation. Son style n’était pas orthodoxe, mais ses méthodes d’enseignement se limitaient encore aux conférences et à la méditation. Cette approche était cependant plus proche de la tradition du Bouddha que les techniques violentes de l’Illumination subite » qui allaient sortir du Chan chinois.


Vers la fin de sa vie, de retour à Chang’an, Huike vivait et enseignait avec la même simplicité. Il semble que son style de franc-tireur ait continué d’offenser les maîtres plus conventionnels et une histoire plus tardive relate qu’il mourut en martyr. Un jour, alors qu’un maître docte était en train de prêcher dans le temple de Kuangzhou, Huike passa par là et se mit à bavarder avec les passants, dehors. Peu à peu une foule se rassembla, tant et si bien que la salle de conférences du prêtre révéré finit par être vidée de ses auditeurs. Ce prêtre célèbre, du nom de Biange, accusa le maître en guenilles auprès du magistrat Zhe Chongran de répandre une fausse doctrine. Huike fut donc arrêté, puis exécuté, révolutionnaire impie âgé de cent six ans.

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