« La Voie que l'on peut nommer n'est pas la Voie »

(Tao Te King)

Les makyo dans le Zen

23/06/2022

Les makyo dans le Zen

Le terme makyo désigne les phénomènes — visions, hallucinations, fantasmes, sensations illusoires — qui peuvent se produire à un stade particulier du zazen. 

 

Cet article reprend des causeries de Hakuun Yasutani dans le livre "Les trois piliers du Zen" de Philippe Kapleau. 

Ma signifie « démon » et kyo « le monde objectif ». Les makyo sont donc les phénomènes troublants ou « diaboliques » susceptibles d’apparaître pendant le zazen. Ils ne sont pas intrinsèquement néfastes, mais ils peuvent devenir un obstacle sérieux au zazen si l’on ignore leur vraie nature et si l’on se laisse prendre à leur piège.

 

Le mot makyo est utilisé à la fois dans une acception générale et particulière. Au sens large, toute la vie de l’homme ordinaire n’est que makyo. Des bodhisattvas tels que Monju et Kannon, si évolués qu’ils soient, n’en sont pas entièrement libérés, sans quoi ils deviendraient de parfaits bouddhas. Celui qui est prisonnier de ce dont il a pris conscience par le satori demeure encore attaché au monde du makyo. Vous voyez donc que le makyo subsiste même après l’illumination, mais nous n’entrerons pas ici dans cet aspect du problème.

 

Au sens spécifique, le nombre des makyo qui peuvent apparaître est illimité, selon la personnalité et les dispositions du sujet. Dans le sutra de Ryogon (Surangama), le Bouddha en énumère cinquante sortes différentes les plus communes. Si vous participez à une sesshin de cinq à sept jours, vous aurez vraisemblablement affaire, le troisième jour, à des makyo d’une intensité variable. À côté de ceux qui concernent la vision, il en est de nombreux qui concernent le toucher, l’odorat, l’ouïe, ou qui parfois provoquent des mouvements incontrôlés du corps. Des mots peuvent jaillir involontairement ou encore, plus rarement, on peut imaginer que l’on sent des parfums particulièrement grisants. Il y a même des cas où, sans en avoir conscience, on écrit des choses qui se révèlent prophétiquement vraies.

 

Les hallucinations visuelles sont très fréquentes. Alors que vous vous livrez au zazen les yeux ouverts, vous « voyez » soudain la natte qui est devant vous agitée de vagues, ou bien tout devenir blanc ou noir. Un nœud dans le bois d’une porte peut brusquement ressembler à une bête, un démon ou un ange. Un de mes disciples avait fréquemment des visions de masques bouffons ou démoniaques. Je lui demandai d’où cela pouvait venir et il se révéla que, dans son enfance, il avait vu de tels masques au cours d’une fête dans l’île de Kyushu. Un autre était sans cesse dérangé par des visions du Bouddha et de ses disciples marchant en rond en récitant des sutras, et il ne réussissait à dissiper ces hallucinations qu’en se plongeant pendant deux ou trois minutes dans l’eau glacée.

 

Beaucoup de makyo sont de nature auditive. On peut entendre le son d’un piano, des bruits assourdissants, des explosions qui font sursauter. Un de mes disciples entendait constamment le son d’une flûte de bambou, instrument dont il avait appris à jouer de longues années plus tôt.

 

Dans les Zazen Yojinki, il est écrit que « le corps peut se sentir brûlant, froid, transparent, dur, lourd ou léger. Cela se produit parce que le souffle n’est pas en parfaite harmonie [avec l’espritl et a besoin d’être soigneusement contrôlé […]. On peut éprouver la sensation de flotter ou de couler, ou encore se sentir tour à tour l’esprit embrumé ou particulièrement éveillé. Le disciple peut se croire capable de voir à travers des objets solides, comme s’ils étaient transparents, ou au contraire se sentir lui-même fait d’une substance translucide. Il peut voir des bouddhas et des bodhisattvas, avoir soudain le sentiment de comprendre des passages de sutras particulièrement difficiles. Toutes ces visions et ces sensations anormales ne sont que les symptômes d’un déséquilibre provoqué par une inadaptation de l’esprit au souffle. »

 

D’autres religions et d’autres sectes attachent une grande valeur à des expériences entraînant des visions de Dieu, l’audition de voix célestes ; on y parle de miracles, de messages divins ou de rites purificateurs. Dans la secte Nichiren, par exemple, les dévots répètent tout haut le nom du sutra du Lotus en accompagnant la chose de mouvements du corps et croient se purifier ainsi de toute souillure. Ces pratiques peuvent entraîner une sensation de bien-être, mais du point de vue du zen il s’agit là d’états morbides, privés de véritable signification religieuse, et qui ne sont que makyo.

 

Quelle est la nature essentielle de ces phénomènes perturbants que nous appelons makyo ? Ce sont des états mentaux temporaires qui apparaissent pendant le zazen, lorsque notre faculté de concentration a atteint un certain point de maturation. Lorsque les vagues de pensée qui se forment et se défont à la surface de la sixième catégorie de conscience sont partiellement apaisées, des éléments résiduels d’expériences passées « enfouies » dans la septième et la huitième catégorie de conscience surgissent sporadiquement à la surface de l’esprit, donnant le sentiment d’une réalité plus grande ou élargie. Les makyo sont donc un mélange de réel et d’irréel, un peu comme les rêves ordinaires. Et de même que ceux-ci n’apparaissent que dans le demi-sommeil, les makyo sont étrangers à la concentration profonde (samadhi). Il ne faut jamais céder à la tentation de tenir ces phénomènes pour réels ou de donner une signification aux visions elles-mêmes. Le fait de voir un bodhisattva ne signifie pas que vous soyez près d’en devenir un vous-mêmes, pas plus que le fait de rêver que vous êtes milliardaires ne signifie que vous vous réveillerez riches. De même, si des monstres affreux vous apparaissent, ne vous en inquiétez pas. Surtout, ne vous laissez pas impressionner par des visions du Bouddha, de dieux vous bénissant ou vous transmettant quelque message, pas plus que par des makyo prémonitoires ; ce serait là gaspiller votre énergie dans la vaine poursuite du vent. Mais de telles visions signifient assurément que vous êtes arrivés à un point crucial de votre pratique du zazen et que, si vous vous appliquez avec acharnement, vous connaîtrez certainement le kensho. Selon la tradition, le Bouddha Çakyamuni lui-même, juste avant son illumination, eut affaire à d’innombrables makyo, qu’il qualifia de « démons encombrants ». À quelque makyo que vous ayez affaire, ignorez-le et continuez à vous livrer au zazen avec toute votre conviction. 

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